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La défaite – Pierre Minet

La défaite – Pierre Minet

 

1ère partie

I

Mon enfance m’a si complètement marqué qu’il faut bien que je l’évoque brièvement. Mon premier souvenir est l’un des plus importants de ma vie. Je pouvais avoir cinq ans. Agenouillé devant un caniveau, je tentais d’en extraire le morceau de papier qui l’obstruait. C’était la couverture d’un numéro de Fémina que je parvins à dégager. Les six lettres noires qui m’apparurent déterminèrent la première grande victoire de mon imagination et décidèrent de ma sensibilité. De Fémina je fis Féminan et de Féminan le premier roi de Lune.

Je ne me souviens aujourd’hui que d’un fait du règne de ce monarque : la création dans Strasbourg- Saint-Denis, la capitale de son royaume, d’une ligne de métro. Ce modernisme cessa d’ailleurs bientôt de me convenir. Féminan devint un souverain médiéval.

Personnage horrible, son fils Féminan II le Cruel se nourrissait de chair humaine. Chaque nuit, par des nacelles d’osier fixées à une corde, ses soldats descendaient sur la terre pour y voler des enfançons qu’ils remontaient dans la lime. Ces innocents étaient ensuite servis sur la table du roi. Je ne sais plus comment finit cet ogre couronné mais il est vraisemblable qu’il périt assassiné. Sa dynastie se perpétua durant de longs siècles puisqu’il y eut un Féminan XXXIII. Ce prince fut détrôné par Pierre Ponce qui remit en mourant le pouvoir à Blanc d’Espagne.

Tout cela je l’écrivais. J’illustrais mon texte par des dessins. Commencée à Reims en 1914, l’histoire de Lune se poursuivit durant la guerre et au-delà. Deux de mes sœurs participaient à mes créations. Lorsque nous étions réunis nous interprétions les événements déjà consignés. Nous nous distribuions les rôles. Nous étions tantôt rois, tantôt ministres, tantôt reines, tantôt meurtriers, tantôt favorites, tantôt armées entières. Les guerres se multipliaient entre Lunatiques et Lunaires, peuple voisin qui à vrai dire m’intéressait peu. Mais il fallait bien un ennemi, il fallait bien deux peuples et des frontières à franchir.

A la mort de Blanc d’Espagne le pays tomba dans un état d’anarchie indescriptible. Un terrien, le baron de Crac, en profita pour débarquer je ne sais par quel moyen dans la Lune afin de s’en emparer. Ce fut le Jour Maudit. Je pleurai, je luttai désespérément contre les dangers amoncelés par mon imagination. Il fallait sauver la Lune. Il fallait un sauveur.

J’habitais alors Vertus, dans la Marne. Mes journées à l’école ne comptaient pas. Je prenais vie à la sortie des classes. A mesure que je me rapprochais de la maison le village perdait toute réalité. Il revêtait un aspect féodal. Je peuplais les rues de mes personnages. Dans chaque renfoncement se tenait un assassin ou un héros. Des tambours battaient. On sonnait le tocsin. Arrivé chez ma grand-mère, je me débarrassais hâtivement de mon béret et de ma pèlerine, je courais au corridor où m’attendait mon rêve. D y faisait sombre. Des tentures en dissimulaient les issues. Y pénétraient avec moi une foule de gens. Tantôt c’était une salle ogivale brillamment ornée où discutaient les grands du royaume ; tantôt une ruelle obscure où passaient et repassaient des groupes de spadassins ; tantôt la geôle d’un prisonnier, tantôt une église où priait un chevalier. Ces images s’inspiraient des vignettes de Tony Johannot que je contemplais dans une édition des œuvres de Walter Scott.

En pénétrant cet après-midi-là dans le corridor j’y trouvai un géant aussi beau que puissant. Le Zouave. Le libérateur. Il m’offrait son épée. De partout débouchaient dans Strasbourg-Saint-Denis les troupes du baron de Crac. Les remparts allaient perdre leurs derniers défenseurs. Des traîtres ouvraient les poternes. On pillait, on tuait. Le Zouave s’avance. D’une main il agite son étendard ; de l’autre il frappe formidablement. C’est une mêlée confuse, une hécatombe. Exténué, il pénètre dans le palais royal, s’étend sur un lit et s’endort.

Exténué je l’étais comme lui. Depuis une heure j’agitais les bras, je hurlais, je jouais tous les rôles à la fois. La tragédie m’habitait. Je contemplais le guerrier assoupi. Du dehors me parvenait le bruit espacé de quelque mousquetade. La ville reprenait haleine. Mais la draperie a bougé ; elle se soulève. Borabore, le bourreau, est entré. Lentement il s’avance vers le lit. Il ne me voit pas, il ne peut pas me voir. Avec précaution il ouvre son ample manteau. La hache qu’il brandit maintenant est énorme. Il la soulève et de toute sa force l’abat sur le dormeur. Puis il fuit. L’écho de ses pas se perd dans les escaliers.

Le Zouave gémit. Inondé de sang il se lève. A présent la lumière a reparu et le combat reprend. Crac croit tenir la victoire. Mais un cri retentit : « Le Zouave!» Le miracle s’accomplit. Les terriens reculent en désordre et sont précipités de la lune dans l’espace.

Après vingt-neuf ans je revois cela nettement. Le bourreau surtout, qui était borgne et agitait constamment ses lèvres comme s’il priait. Au soir de ce grand jour j’écrivis à mes sœurs pour leur faire part de l’événement. La Révolution russe dont j’entendais alors parler, et qui rendait problématique l’issue de la guerre, me paraissait être infiniment moins importante que ce que je venais de vivre. J’écoutais distraitement ma grand-mère vouer les bolcheviks à l’exécration du monde civilisé. Les hordes du baron de Crac achevaient dans l’espace leur chute vertigineuse. Cela seul comptait.

Le Zouave institua un Conseil de régence présidé par un vieillard, le sage Finoki. On élut un nouveau roi, Félicor, dont le fils, contemporain de Louis XIV auquel il n’avait rien à envier, régna sous le nom de Félicor-sans-cor.

De 1918 à 1922 la Lune m’occupa absolument. J’avais retrouvé mes deux sœurs. Agnès était Félicor, Colette et moi ses ministres. Mais nous assumions tant d’autres rôles ! Chaque jeudi, chaque dimanche, nous enrichissions notre thème. De fréquents désaccords nous séparaient. Fallait-il que les Lunatiques fussent catholiques ou protestants ? Félicor aurait-il sa La Vallière? Et dans ce cas convenait-il que la reine s’en offense ? Nous nous étions distribué le firmament que nous administrions en commun. Quand nous nous disputions : « Bon ! nous écriions-nous. Je reprends mes planètes et mes millions d’étoiles ! » Chaque année nous commémorions le Jour Maudit. Le jardin se remplissait de carrosses. Partout des gentilshommes, des dames enrubannées, et toujours de sombres complots, des duels, des scélérats quand minuit sonne, des enlèvements, des chevauchées. Cela se terminait par un bal à la Cour. A nous trois nous composions l’assistance. Je m’approchais d’une marquise ; sa grâce, ses yeux de velours, ses seins bombants sous l’étoffe me donnaient des palpitations. De véritables palpitations. Je l’invitais à danser. Cet être imaginaire que je tenais dans mes bras, qui glissait avec moi sur le parquet ciré, dont je sentais l’haleine sur ma joue et qui pudiquement répondait à mon amour, était plus indiscutablement réel que les femmes auxquelles par la suite je me suis bel et bien uni. Au fond il demeure mon idéal, mon type. Il m’a comblé de voluptés si profondes que je n’en ai jamais plus éprouvé de pareilles. De plus fortes oui ; de plus convulsives. Mais non pas d’aussi absorbantes.

Avec la Lune, ce qui a dominé mon enfance et m’a le plus influencé c’est la lecture du Bossu de Féval. J’en frissonne encore, j’admire toujours, je m’enthousiasme. Lagardère, Gonzague, Peyrolles, Chavemy, Aurore de Nevers, je les ai dans la peau, je porte leur livrée. J’écris leur nom et les voici. Ils entrent, secouent la poussière de leurs habits, font place nette, prennent la pose. Qu’ils sont fascinants ! Je les regarderais inlassablement, je les entendrais sans que leur voix, dans les grands moments, leur expression, leur cœur cessent jamais de m’émouvoir. Jusqu’aux moindres comparses. Dernièrement j’ai relu Le Bossu. Mêmes larmes, même envoûtement. Parvenu à la dernière page, il s’en est fallu de peu que je ne saisisse un balai et n’imite Lagardère poursuivant Gonzague et le touchant au front dans le cimetière Saint-Magloire. La botte de Nevers ! En refermant le livre je poussai comme autrefois un soupir de satisfaction, je battis des mains car justice était faite !

Jusqu’à quatorze ans j’ai baigné dans le romantisme et guerroyé contre la réalité. D’ailleurs, au fond, de réalité il n’y en avait pas. Le monde extérieur était un mannequin que j’habillais à mon gré. On pouvait bien me mettre le nez dessus, je ne le voyais pas, je voyais autre chose. Je me souviens de dîners donnés à la maison, ce que nous appelions les dîners d’apparat. Oh ! rien de sensationnel ! Des huîtres, un civet de lièvre, une crème. Du vin mais moyennement, quelquefois du champagne. On sortait la belle vaisselle, l’argenterie. Toute la famille s’y mettait. Pour ma part je récurais les couteaux et frottais les couverts. La vaisselle, oui, pas mal ; la verrerie convenable, l’argenterie comme il faut. Je m’affairais dans la cuisine, et déjà je perdais pied, je tissais mes songes. Quand arrivaient les invités, que l’on passait à table, je versais dans la contemplation la plus entreprenante.

Cet homme ventripotent, toujours à rire, que mon père tutoyait, ce n’était plus le paysan qui me donnait dix sous à la foire pour un tour de chevaux de bois mais un personnage de roman, majestueux, intimidant. De sa voisine, d’une laideur maussade, réprobatrice, je faisais une beauté, la femme idéalement mystérieuse, venue là je ne savais comment, et dévorée par une passion indéfinissable tandis qu’elle mangeait ses petits pois. Les manières feutrées de mon père, l’intérêt exorbitant qu’il manifestait pour les moindres mots de ses hôtes, je les attribuais au diplomate que je lui substituais. Chaque convive disparaissait ainsi, cédait la place à un double dont il n’était que l’ébauche négligeable. Et derrière ces personnages j’en apercevais d’autres, à l’infini. La table, les deux hautes lampes à pétrole, le papier de mur à lourdes volutes brunes, le feu pétillant dans la cheminée et le vide laissé dans l’ombre, près des fenêtres, m’évoquaient Versailles en décembre. Le roi et sa famille dînent. Dans les glaces, le reflet vacillant des bougies. Pas un mot, non, non, je n’entends plus que le silence. Cela est presque monstrueusement solennel. Dehors tombe la neige… Quand je montais me coucher j’emportais avec moi tous ces décors, ces têtes que je fignolais jusqu’à ce que le sommeil m’interrompe.

Un jour j’ai déchiré l’histoire de Lune, les dessins, les portraits de Félicor-sans-cor ; j’ai tout jeté aux cabinets. Je rageais. Tout cela me semblait soudain puéril, humiliant, indigne de moi. Je venais de découvrir le Bien et le Mal. Il ne s’agissait plus de rigoler. Elle était là, la vie, sérieuse à m’en donner des cauchemars, elle conduisait tout droit au salut ou à la perdition sans recours. Il fallait choisir. Et vite, résolument. Ne pas attendre qu’il soit trop tard. Être toujours propre car on ne sait jamais, la mort c’est pour maintenant peut-être, dans un instant, demain, et alors… Et moi j’étais toujours sale, dégoûtant. Spermateux. Ma braguette ouvrait sur l’enfer. Le vice, la concupiscence. Je croyais me voir pour la première fois. J’avais peur ; je me trouvais très laid.

Le catholicisme, je peux dire que je l’ai pratiqué dans tous les sens, avec conviction. Lui aussi m’a marqué pour toujours. Aujourd’hui encore je ne suis pas tout à fait sûr, et quand ma gueule ne me revient plus du tout, que je me marcherais sur les pieds de colère, d’exaspération, j’entre dans une église, je flâne, je m’y oublie. C’est agréable mais ça ne prend pas, le problème reste inchangé. Dieu n’a rien à voir avec ma solitude. Il m’arrive de suivre la messe, charmé comme le serpent par le prêtre qui officie. Je reprendrais volontiers le mot de Baudelaire : « Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète », en laissant de côté le second. Cet homme ainsi soulevé de terre, ce magicien en exercice, cet évadé, ce vainqueur, je l’admire. Mais ce n’est pas moi. Et cela ne m’irait pas. Je finirais toujours par sortir quelque bêtise. D’une certaine manière, je me trouverais trop haut placé, j’aspirerais à descendre, il faudrait à toute force que je dégringole. Que je fasse le pitre. Par besoin d’être naturel. A une telle hauteur, c’est forcé, je me paraîtrais suspect.

J’avais déjà entendu parler du péché au moment de ma communion mais sans y rien comprendre, interloqué par l’insistance de mon confesseur, croyant encore au père Noël et aux enfants dans les choux. La femme, la femme la plus aimée était à mettre sous verre, et dans mes voluptés de danseur, dans mes pâmoisons lunatiques, la sensualité n’avait pas de part. Du moins je ne m’en apercevais pas. La femme pourtant, voilà longtemps que je couchais avec elle. Durant la guerre de 14, alors que nous habitions dans les caves, j’avais été un capitaine, un brave qui, lorsqu’il venait en permission, recevait les baisers passionnés de son épouse. Exquise de fragilité, de grâce délicate. Sensuelle au possible mais moi je l’ignorais. Elle partageait mon lit et nous dormions enlacés. Comme des anges. A quatorze ans mes femmes demeuraient imaginaires ; mais je les possédais.

Je suis probablement idiot mais je ne me rappelle pas sans honte cette période de mon adolescence. Vraiment, la masturbation quel désastre ! Incapable à chaque fois de me refuser, courant sus à la jouissance, en tirant un dégoût poisseux, abominable. J’y avais été amené par des camarades de classe qui pratiquaient cela comme un jeu, se fichaient pas mal du péché et cinq minutes après n’y pensaient plus. Reims, à cette époque, offrait quelque chose d’obscène et m’excitait au même titre que les journaux galants. Partout des ruines, des orifices béants, des étendues couvertes de pierres calcinées, de fers tordus, de poutrelles ; des maisons éventrées. Cette laideur désolée, inquiétante, cette obscurité de la rue dès que tombait la nuit, ces quartiers comme des plaies, cette boue comme du sang aiguisaient la sensation, la rendaient irrésistible. L’hiver, la porte de sortie du lycée donnait sur le mystère, et mes camarades et moi, le cartable dans le dos, en tablier noir, étions bientôt transformés en rôdeurs. Aucun sentiment, aucune tendresse dans nos étreintes. Non pas même des étreintes ; de simples attouchements jusqu’au plaisir. L’idée ne nous serait pas venue de nous embrasser. Après cela on s’obstinait à vouloir faire tomber un pan de mur au risque de le recevoir sur la figure, on grillait une cigarette, on parlait de femmes, puis on se séparait.

Ils s’en allaient bien tranquilles, mais moi j’étais atterré, je me prenais la tête dans les mains, mon repentir dégoulinait de partout. Encore un de plus, un péché mortel. La ville que tout à l’heure je respirais, dont j’étais fébrilement épris, me faisait maintenant atrocement peur. Je craignais d’être assassiné. J’avançais lentement, scrutant les alentours, m’écartant des passants, redoutant le mauvais coup qui m’enverrait en enfer. Ces jours, ces nuits avant l’absolution, ces angoisses multipliées par la répétition de la faute, et chaque soir les prières à n’en plus finir, les supplications. Je frappais à toutes les portes, un Ave à la Sainte Vierge, un autre à mon patron, un troisième à saint Antoine, un quatrième à saint Michel qui a terrassé le démon. Mais m’entendaient-ils seulement ? J’étais exclu, damné, bon à brûler.

La confession et d’abord l’attente, l’examen de conscience préparatoire dans la pénombre de l’église, quels délices ! Quand je m’agenouillais puis que le prêtre ouvrait le guichet, je me serais évanoui de bien- être. « Alors, mon enfant… – Mon père je m’accuse… » Je n’en oubliais pas un, je me farfouillais l’âme. Il ne tiquait pas trop, maugréait bien un peu, par principe, parce que je ne progressais guère, que le chiffre ne variait pas, que j’étais un petit imbécile qui me ruinerais la santé. Mais enfin venaient l’acte de contrition, l’absolution, la pénitence. Je me relevais, traversais la nef, j’allais me blottir dans un coin de l’autel de la Vierge, subjugué par ma propre pureté, souriant à mon ange gardien, délivré, léger, fondant. Et comme on se pince pour s’assurer que l’on ne dort pas, je me répétais ces mots : « Je suis en état de grâce ! Je suis en état de grâce ! »

Ce remède hebdomadaire, cette toilette de fond en comble, je n’avais pas toujours la patience ou la force d’en attendre l’échéance. A la crainte de l’éternité se joignaient une contrition sincère, un vrai désespoir. Parfois je n’en pouvais plus de regret. Le ciel me semblait trop loin, ma condition de pécheur intenable. Je courais jusqu’à une église éloignée où je n’allais jamais, demandais au sacristain l’adresse du curé ou du vicaire. Il me trouvait bizarre, je l’aurais mangé d’impatience. Avec mes culottes courtes, mes gesticulations, ma sueur, il devait ne pas s’y reconnaître. « C’est pour quoi ? Je ferais la commission. » Je mentais. Un message à lui remettre de la main à la main. Bon. J’arrivais enfin, j’entrais. Autre épreuve, la bonne. « Monsieur le curé est à table, mon petit. Repassez ! – Il faut que je le voie tout de suite, madame ! » Quel toupet ! Mais je m’accrochais, nous élevions la voix, cela le faisait venir. Il apparaissait, je m’agenouillais, comme ça, à même la pierre, dans le vestibule. Paternellement il me relevait, m’entraînait dans son bureau. « C’est donc si grave, mon enfant ? » Je sortais tout, je sanglotais, c’était aussi trop émouvant. Il me considérait, me prenait le menton et, son opinion faite : « Vous serez un grand chrétien ou un grand pécheur. Réfléchissez ! Peut-être avez-vous la vocation ? Laissez Dieu vous parler ! » Après quoi il retournait à son déjeuner et moi à ma pratique.

Parfois aussi je me gardais de toute souillure, je passais des jours entiers sans me toucher. Je communiais chaque matin, cela m’entretenait dans des dispositions excellentes. J’en arrivais à haïr furieusement le mal. J’aurais désiré me coltiner avec lui, l’écraser. Je brandissais ma pureté comme un glaive. Les résolutions les plus outrées me traversaient l’esprit. Par exemple mettre le feu aux kiosques où semblaient me provoquer les feuilles pornographiques dont j’avais généralement tant de peine à m’écarter. Je décidai un après-midi de pénétrer dans un bordel et d’y tonner contre l’immoralisme. Je me souviens d’avoir longtemps hésité sur le trottoir d’en face, à me demander si j’oserais. Enfin je prends mon élan, je traverse la rue et me voici dans la maison. Il pouvait être quatre heures. Réunies autour d’une table, ces dames bavardaient. Je fus un instant sans bouger, je n’en menais pas large ! « Il est gentil, ce petit ! Qu’est-ce que tu veux ? Viens, mon petit ! » Je m’enfuis, et à quelle vitesse, le diable à mes trousses ! Je m’entendis appeler. C’était le patron. Qui sait, j’aurais peut-être dû revenir. Je l’aurais perdu, mon pucelage.

Avec cela, j’étais tout bonnement un sale gosse, insupportable à la maison, cancre à l’école, contrefaisant l’écriture de mon père pour signer mes notes, aussi mal à l’aise qu’aujourd’hui dans ce présent perpétuellement recommencé, cette désillusion quotidienne. Un sale gosse, une drôle de graine. Un mélange d’élévation et de bassesse, tantôt l’auréole, tantôt la boue. Et peu à peu, obscurément, la certitude finalement dévorante, comminatoire, d’un autre part fabuleux, d’une issue à découvrir, d’une révolte indispensable. Mais je n’en étais pas encore là.

Pour l’instant je vendais chaque dimanche L’Action française à la porte de la cathédrale. Royaliste ça me suffisait, nos princes en exil, la Gueuse, le nationalisme intégral, Charles Maurras le grand polémiste, je n’en avais pas besoin de plus. Toujours en culottes courtes, la canne à la main, une bouffarde à la bouche. Trop jeune pour être camelot, mais le plus crâne de tous. Je me répandais dans la ville, je hurlais mon canard sur les places, dans les faubourgs. En fait d’adversaire je ne redoutais que mon père qui m’avait promis deux paires de gifles la première fois qu’il me rencontrerait. J’assistais aux réunions du parti, dans un bistrot où nous étions bien six ou sept. On me câlinait. J’étais le benjamin.

Le benjamin, je l’étais également du cercle Saint- Michel. Je me demande aujourd’hui comment je me suis alors faufilé là. Le cercle Saint-Michel groupait la fleur de la jeunesse catholique rémoise. Des messieurs de, des fils de grands bourgeois. Les chers jeunes gens ! Moi au milieu d’eux, avec mon impertinence, mes premières pétarades, les talons hauts de mon intelligence, mon ignorance énorme, mon amour. Je les aimais follement. Naturellement ils moralisaient, pas bêtement d’ailleurs, un peu à la manière des aristocrates du XVIIIe siècle tâtant des idées nouvelles. Ils y allaient même assez fort.

Entre une retraite chez les Jésuites et une neuvaine, quelques-uns lisaient des ouvrages d’Aragon. A cette époque cela ne me disait rien mais quand j’y songe ! Tous portaient leur catholicisme et pour beaucoup leurs préjugés de façon extrêmement seyante. Les meilleurs sont devenus des hommes remarquables, des pères de famille modèles. Il m’arrive parfois de les rencontrer. Je les admire encore et je souffre qu’ils ne me tutoient plus. Quant à moi je ne cesserais pour rien au monde de les voussoyer. Ils sont demeurés des seigneurs et je me dis en leur compagnie qu’avec toute ma route parcourue et l’air libre autour de moi, je n’en suis pas moins resté un roturier. Cela peut paraître ridicule mais c’est comme ça.

Un chanoine présidait la réunion. Le temps de bavarder un peu, d’entamer une courte discussion politique où je plaçais deux ou trois formules, et les débats commençaient. Ce soir Valéry, ou Montherlant, ou Bergson. Et même Gide si j’ai bonne mémoire. Lorsqu’on s’aventurait, que l’esprit en prenait un peu trop à son aise, que Dieu s’essoufflait à nous suivre, le président gentiment nous avertissait : « Vous êtes les brebis du Seigneur, attention au loup ! » Il invoquait l’exemple de Voltaire, nous désignait le danger, s’engageait avec nous dans une voie mieux tracée. Enfin nous nous levions pour la prière. Que de grâce dans ce tableau ! Nous quittions le chanoine et poussions jusqu’à un café du centre où nous prolongions la soirée. Nous buvions quoi ? Des grogs ou du café, de la bière. J’avais mon verre, je le vidais mais ne le payais pas. Pas d’argent. C’est là que vraisemblablement j’ai pris le pli.

Je rentrais de ces soirées heureux, de l’orgueil plein les poches, convaincu de mon importance. A la discussion je n’avais rien compris, rien du tout. Mais son élévation, son apparent intérêt rejaillissaient sur moi. Décemment je ne pouvais plus continuer mon libertinage, en tout cas plus au même rythme. De la tenue, plus d’allure, du style. Je ne veux pas me charger mais je crois qu’au départ la vanité, le désir d’une vie plus flatteuse, plus décorative, l’ambition pure et simple ont pesé davantage dans la balance que le refus de toute sujétion, la recherche de la lumière. Du moins à l’origine. Si j’avais pu changer de milieu, ou que mon père fût brusquement devenu député, millionnaire, fabricant de champagne, je n’aurais peut-être jamais pris la route rimbaldienne et le titre « de bonne famille » joint à mon nom m’eût suffi.

Peut-être. Ce qu’il y a de sûr c’est que j’avais renoncé à une carrière normale, que je m’étais fermé les portes. Plus d’école. Les études, les maîtres surtout je n’en voulais plus. Je travaillais d’ailleurs si mal qu’il valait mieux tenter autre chose. D’abord commis aux écritures dans une maison de tissus, puis échantillonneur, géomètre, aide-photographe. Résultats désastreux. Excellents pour moi. L’avenir comme le concevaient ces gens, leur deux et deux font quatre à l’échelle d’un credo, leur fadeur, je ne les supportais pas. Invariablement cela tournait mal. Je leur riais au nez, je ruais. Mon père, qui me regardait de haut en bas, ahuri devant moi, incrédule, pas encore résigné à devoir compter parmi ses enfants un numéro pareil, se rabattant sur ma sensibilité, mon goût pour la musique d’opéra-comique, un petit genre intellectuel qu’il me trouvait, décida de m’associer à ses travaux de campagne.

Mon père… Si je pouvais ici ne pas parler de lui, quel soulagement ! C’est de la vieille histoire, et s’il lit ce que je dois maintenant écrire il ne me le pardonnera pas. J’ai perdu mes griffes et lui les siennes, nous avons l’un et l’autre passé l’éponge. Papa et fils nous le sommes sans effort, presque sans y penser. Nous avons depuis si longtemps cessé de nous faire peur ! J’en mettrai le moins possible, en choisissant mes mots. Surtout pas de colère, pas de ces manières de fils prodigue sans retour qui me caractérisaient jadis. Le simple rappel du passé.

A ses travaux de campagne. La propriété qu’il possédait avait été endommagée par la guerre. Une grande maison en réparation, un parc, un potager, des vergers retournés à l’état sauvage. Une rivière comme je n’en connais pas d’autre, plutôt étroite, flanquée de saules, avec, au fond, de l’autre côté, des marais et des bouleaux. Fraîche, dérobée, rose et verte, odorante comme la Vivonne de Proust à la belle saison, déprimante en hiver par sa mélancolie, ses eaux frileuses, le mystère de ses brumes, mais féerique sous la neige, au clair de lune, à en crier d’éblouissement… Il s’était, à cinquante- cinq ans, découvert une âme de paysan. Ses projets m’avaient immédiatement conquis. Un jour viendrait, un jour prochain, où nous vivrions de cette terre. Il prévoyait une ferme modèle, deux jardiniers, une voiture, des légumes à vendre à la ville, des fleurs partout, et dans la ferme une vache, un cheval, des canards, des poules, des lapins. Avec nous habitaient deux ouvriers portugais qui mangeaient des escargots crus, ne savaient lire ni écrire, et jouaient sur l’accordéon des airs populaires de chez eux.

J’aurais pu faire un bon agriculteur. Devenir précisément quelqu’un du genre de mon père : les livres d’un côté, les mains propres le dimanche, des pensées fleuries aux heures de loisir, l’amour des muses ; et de l’autre la glèbe à pleins bras, le mécanisme du terrien. Voir pousser des radis, des carottes, grossir des choux, semer, récolter, perspective séduisante. Mais j’ai bien vite compris que nous n’en arriverions jamais là. Il s’en tenait à ses rêves. La réalité, le positif, il ne savait par quel bout les prendre. Il constituait des dossiers sur l’élevage des lapins, des porcs, des vaches, des poules, des canards. Tout ce qu’il pouvait trouver dans les journaux, les magazines, il le découpait, cela faisait des kilos de papier. Et jamais un lapin, une poule, un canard. Un sens quasi surréaliste de l’économie. Pas un petit bout de bois de perdu, les fils de fer centenaires, les clous. Les clous c’était inadmissible. Par plusieurs degrés au-dessous de zéro je devais les tirer des planches utilisées par l’armée durant la guerre puis, avec un marteau, les redresser. Pan sur les doigts à chaque instant ! Ou bien passer au papier de verre des tôles qui ne seraient jamais employées et que la végétation recouvrirait tôt ou tard. Ou encore dépierrer un champ mais jusqu’aux plus petits cailloux. Mentalement je me désolidarisais ; j’observais mon père, son labeur énorme, avec un mépris, une haine naissante qui me remplissaient d’une étrange satisfaction. Et quelquefois, comme un vent d’ouragan brusquement levé, une image venait buter contre ma pensée. Elle représentait l’infini de la liberté, la fuite vers le désir, l’évasion courageuse. Je ne la comprenais pas bien mais elle dégageait un parfum enivrant. Elle me saoulait.

J’en faisais le moins possible. Travailler dans ces conditions, merci ! Dès que mon père avait le dos tourné je me cachais derrière un buisson, j’ouvrais Cyrano de Bergerac. Je le connaissais par cœur. J’aimais bien ces vers. Je me disais surtout que je les récitais bien. Au fait n’étais-je pas doué ? Le théâtre, les planches, les actrices… J’en fermais les yeux d’excitation. Je me voyais avec un nez en carton, le pied droit tendu, de longues moustaches, faisant tournoyer mon épée, tonitruant, et la salle croulant sous les applaudissements, les femmes dans ma loge, partout des fleurs, des billets doux, l’amour, la gloire.

Je revenais à mes rêves. Mais à présent mon imagination ne traquait plus la réalité, elle cherchait à se la concilier afin de surprendre ses secrets. Le monde extérieur était autre chose que ce grotesque et minuscule carré de vie où se tenait mon père. Je me pris à détester cette maison, ces bois, ce ciel sans prestige ; à souhaiter Paris. Mais sagement encore. Chaque soir je m’agenouillais dans ma chambre : Notre Père qui êtes aux cieux, Je vous salue Marie, Je crois en Dieu, Je me confesse à Dieu tout-puissant, Mon Dieu j’ai un extrême regret de vous avoir offensé, puis un chapelet que je bredouillais car je tombais de sommeil. Le dimanche toujours la communion, de longues visites aux prêtres, et le vendredi, transfiguré par le désir, immanquablement le premier arrivé, le cercle Saint-Michel. Aux uns et aux autres je confiais mes visées. Je ne me rappelle plus comment je motivais ma prédilection pour Paris mais ils ne se scandalisaient pas, paraissaient n’y rien trouver d’extraordinaire. Simplement je n’avais pas de métier, rien que mon charme, ma bonne volonté, peu de chose en vérité.

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