Le solitaire – Pierre de Marbeuf
Ô plaisirs passagers de notre vanité!
Êtes-vous donc suivis de quelque éternité ? Éternité de bien, éternité de peine,
Lorsque je pense à toi tu m’assèches la veine :
Ma plume ni mes vers ne peuvent plus couler,
Ma langue s’engourdit, je ne peux plus parler.
Gouffre d’éternité, tu n’as ni fond ni rive,
De la fin de tes jours jamais le jour n’arrive,
Et ce jour éternel qui toujours s’entre-suit,
Aux plus clairs jugements n’est qu’une obscure nuit.
Que si quelqu’un te nomme alors que je t’écoute,
Hélas ! éternité, mon esprit ne voit goutte.
Tous les siècles qu’on peut figurer par les sens,
Les cents de millions, les milliards de cents,
Ne font d’une minute une moindre parcelle,
Si l’on veut les marquer à l’horloge éternelle.
Heureuse éternité, tes beaux jours que j’attends
Amèneront au monde un éternel printemps,
Une aurore sans nuit, un soleil sans nuage,
Et la tranquillité d’un calme sans orage.
Éternité, repos de nos esprits lassés,
Ainsi comme ont vécu tous les siècles passés,
Les siècles à venir vivront sans te connaître,
Le monde par sa fin commencera ton être,
Mais ce qui doit alors embellir l’univers
Ne peut être dépeint par le pinceau des vers.
La seule éternité nous rendra possesseurs
Des plaisirs ravissants que l’on goûte aux douceurs
D’un objet qui présente à l’œil une ambroisie,
De qui le suc divin jamais ne rassasie :
La vision d’un Dieu que l’homme doit aimer,
Et une belle source, ou plutôt une mer,
Où l’âme qui s’y baigne, heureusement surnage,
Sans craindre que jamais elle y fasse naufrage.
C’est là que l’amour trouve une solidité
Dans l’objet infini de la divinité,
Puisque la jouissance est de telle durée
Que dans l’éternité sa gloire est assurée.
Certitude éternelle, en toi tous nos plaisirs
Ont borné leur espoir, car quoi que nos désirs
Se figurent de beau, de doux et d’agréable,
À ta félicité nulle autre est comparable.
Et nos cœurs et mes vers, en ce bonheur divin,
Trouvent, lorsque j’y pense, et leur but et leur fin.