Dounia et la princesse d’Alep – Marya Zarif
Dans le paysage actuel du cinéma d’animation, certaines œuvres parviennent à aborder des sujets complexes et douloureux avec une sensibilité et une grâce qui les rendent accessibles aux plus jeunes tout en touchant profondément les adultes. « Dounia et la princesse d’Alep », long-métrage d’animation co-réalisé par Marya Zarif et André Kadi sorti en 2022, s’inscrit résolument dans cette catégorie. À travers le regard d’une petite fille syrienne contrainte à l’exil, ce film délicat parvient à évoquer la tragédie de la guerre et du déracinement tout en célébrant la résilience, la transmission culturelle et le pouvoir salvateur de l’imaginaire.
Un conte moderne sur l’exil et l’espoir
L’histoire de « Dounia et la princesse d’Alep » suit le parcours de Dounia, une petite fille de six ans qui vit heureuse à Alep avec son grand-père Jeddo et sa grand-mère Téta. Lorsque la guerre éclate en Syrie et que leur maison est détruite, ils sont contraints de fuir leur pays pour trouver refuge ailleurs. Commence alors un périlleux voyage qui les mènera à travers différents pays et paysages, affrontant de nombreux obstacles mais rencontrant aussi des personnes bienveillantes sur leur chemin.
Ce qui distingue immédiatement ce récit d’autres œuvres traitant de l’exil est la façon dont il tisse harmonieusement réalisme et féerie. Pour aider Dounia à traverser les épreuves, son grand-père lui raconte l’histoire de la Princesse d’Alep, figure légendaire du folklore syrien. Parallèlement, Téta lui a confié des graines de cumin magiques qui se révéleront précieuses à plusieurs moments critiques de leur périple. Ces éléments merveilleux ne sont pas de simples échappatoires à la dureté du réel, mais des métaphores puissantes de l’importance des racines culturelles et de la transmission intergénérationnelle dans la construction de la résilience.
La structure narrative, qui suit les différentes étapes du voyage de Dounia et sa famille, évoque celle des contes traditionnels avec leurs épreuves successives. Mais contrairement aux contes classiques, l’objectif n’est pas un royaume lointain ou un trésor, mais simplement un lieu où vivre en paix. Cette quête simple mais fondamentale confère au récit une résonance universelle qui transcende son ancrage géographique et historique spécifique.
Une esthétique visuelle enracinée dans la culture syrienne
L’un des aspects les plus remarquables de « Dounia et la princesse d’Alep » est son approche visuelle unique qui puise abondamment dans le riche patrimoine artistique du Moyen-Orient. Marya Zarif et son équipe ont développé un univers graphique qui s’inspire des motifs décoratifs traditionnels syriens, des enluminures arabes et de l’architecture d’Alep, créant ainsi un monde visuellement cohérent et culturellement authentique.
L’animation en 2D, réalisée principalement au Québec, se distingue par son élégance et sa fluidité. La palette chromatique évolue subtilement au fil du récit, reflétant les changements émotionnels et géographiques du voyage. Les couleurs chaudes et vibrantes d’Alep contrastent avec les tons plus froids et austères des camps de réfugiés, avant de s’ouvrir à nouveau vers des teintes plus lumineuses à mesure que l’espoir renaît.
Les séquences oniriques où intervient la Princesse d’Alep sont particulièrement saisissantes, avec leur esthétique inspirée des miniatures persanes et des contes des Mille et Une Nuits. Ces moments de fantaisie ne constituent pas une rupture avec le reste du film mais s’intègrent organiquement dans la narration, illustrant comment l’imaginaire et les récits peuvent devenir des ressources vitales en temps de crise.
Le design des personnages, avec leurs formes arrondies et expressives, privilégie la lisibilité émotionnelle sans tomber dans la simplification excessive. Dounia, avec ses grands yeux curieux et son visage expressif, incarne parfaitement cette capacité enfantine à observer le monde avec émerveillement même dans les circonstances les plus difficiles.
Le génie créatif de Marya Zarif
« Dounia et la princesse d’Alep » représente l’aboutissement d’un projet profondément personnel pour Marya Zarif, artiste et auteure d’origine syrienne établie au Québec. Ayant elle-même connu l’expérience de l’exil, Zarif a puisé dans ses propres racines culturelles et son vécu pour créer une œuvre qui témoigne avec authenticité de la réalité syrienne tout en la rendant accessible à un public international.
Ce qui distingue particulièrement Zarif comme créatrice est sa capacité à aborder des sujets difficiles – la guerre, le déplacement forcé, la perte – avec une sensibilité qui ne verse jamais dans le misérabilisme ou la simplification. Son approche narrative privilégie la perspective enfantine authentique, montrant comment les plus jeunes perçoivent et intègrent les traumatismes collectifs à travers le prisme de leur imaginaire et de leurs expériences quotidiennes.
La co-réalisation avec André Kadi, cinéaste d’animation expérimenté, a permis de traduire visuellement cette vision avec une maîtrise technique impressionnante. Ensemble, ils ont créé un film qui respecte l’intelligence émotionnelle des enfants tout en offrant plusieurs niveaux de lecture pour les spectateurs plus âgés.
Le choix de Marya Zarif de prêter sa propre voix au personnage de Téta, la grand-mère de Dounia, ajoute une dimension personnelle touchante au projet. Cette implication directe témoigne de l’importance de la transmission intergénérationnelle dans la préservation de l’identité culturelle en situation d’exil – thème central du film.
Au-delà de son travail de réalisatrice et de scénariste, Zarif a également conçu « Dounia » comme un projet multidisciplinaire plus large, comprenant des livres, une série télévisée et des ressources pédagogiques. Cette approche holistique reflète sa volonté de créer non seulement une œuvre artistique, mais aussi un outil de sensibilisation et de dialogue interculturel.
Une représentation nuancée de la culture syrienne
L’un des apports majeurs de « Dounia et la princesse d’Alep » au paysage cinématographique actuel est sa représentation riche et nuancée de la culture syrienne, trop souvent réduite aux images de guerre et de destruction dans les médias occidentaux. Le film célèbre la richesse du patrimoine culturel syrien – sa cuisine, sa musique, ses contes, son architecture – tout en montrant comment ces éléments constituent des ressources vitales pour maintenir un sentiment d’identité et d’appartenance en situation d’exil.
Les nombreuses références aux traditions culinaires syriennes ne sont pas de simples touches de couleur locale, mais des moments narratifs significatifs qui illustrent comment la nourriture peut devenir un vecteur de mémoire et de partage. Les scènes où la famille prépare et partage des repas traditionnels, même dans des conditions précaires, sont parmi les plus émouvantes du film.
De même, la musique occupe une place centrale dans le récit, tant dans la diégèse que dans la bande sonore composée par Judith Gruber-Stitzer. Les mélodies traditionnelles syriennes s’entremêlent aux influences contemporaines, créant un paysage sonore qui reflète le voyage transculturel des protagonistes.
Cette célébration de la culture syrienne s’accompagne d’une représentation nuancée de la diversité religieuse et sociale du pays. Sans s’appesantir sur les causes politiques du conflit, le film montre une Syrie plurielle où différentes communautés coexistaient avant que la guerre ne vienne fracturer ce tissu social.
Une œuvre qui transcende les frontières d’âge et de culture
Si « Dounia et la princesse d’Alep » s’adresse ostensiblement à un public jeune (à partir de 6-7 ans), sa profondeur thématique et sa sophistication formelle en font une œuvre qui résonne tout autant chez les spectateurs adultes. Cette capacité à parler simultanément à différentes générations est l’une de ses plus grandes réussites.
Pour les enfants, le film offre une aventure captivante avec une protagoniste à laquelle ils peuvent s’identifier facilement. Les éléments magiques et les séquences d’action maintiennent leur intérêt, tandis que la perspective enfantine de Dounia leur permet d’appréhender des réalités complexes sans se sentir submergés.
Pour les adultes, le film propose une réflexion nuancée sur des thèmes universels comme le déracinement, la préservation culturelle et la résilience familiale. Les références historiques et culturelles spécifiques enrichissent l’expérience sans jamais alourdir la narration principale.
Cette universalité se reflète dans l’accueil critique et public du film, qui a été salué tant dans le monde arabe qu’en Occident. Sélectionné dans de nombreux festivals internationaux, dont Annecy où il a été chaleureusement reçu, « Dounia » a démontré sa capacité à transcender les frontières culturelles pour toucher à l’humanité partagée de ses spectateurs.
Un outil pédagogique précieux
Au-delà de ses qualités artistiques indéniables, « Dounia et la princesse d’Alep » s’est révélé être un outil pédagogique précieux pour aborder avec les enfants des sujets aussi complexes que la guerre, l’immigration forcée et la rencontre interculturelle. De nombreux enseignants et éducateurs ont intégré le film dans leurs programmes, l’utilisant comme point de départ pour des discussions sur l’actualité et la diversité culturelle.
Cette dimension éducative n’est pas accidentelle mais fait partie intégrante du projet de Marya Zarif, qui a développé en parallèle du film des ressources pédagogiques adaptées à différents niveaux scolaires. Ces matériaux permettent d’approfondir les thèmes du film tout en fournissant des informations contextuelles sur la Syrie et sa culture.
Particulièrement pertinent dans un contexte mondial marqué par les crises migratoires, « Dounia » offre aux jeunes spectateurs une porte d’entrée empathique sur une réalité souvent présentée de manière déshumanisée dans les médias. En suivant le parcours individuel d’une petite fille et de sa famille, le film donne un visage humain à des statistiques abstraites et encourage une approche compassionnelle de ces enjeux contemporains.
Une œuvre qui redéfinit la représentation de l’exil au cinéma
« Dounia et la princesse d’Alep » s’inscrit dans une tendance récente du cinéma contemporain qui cherche à renouveler la représentation des expériences migratoires et de l’exil. Comme d’autres œuvres remarquables telles que « Persepolis » de Marjane Satrapi ou « Flee » de Jonas Poher Rasmussen, le film de Marya Zarif utilise l’animation comme médium privilégié pour raconter ces histoires complexes avec une sensibilité particulière.
Ce choix de l’animation n’est pas anodin : il permet une stylisation qui évite le piège du spectacle de la souffrance tout en créant une distance protectrice pour aborder des sujets traumatiques. L’animation autorise également une fluidité entre réalisme et imaginaire qui reflète parfaitement comment les enfants appréhendent des réalités difficiles à travers le prisme de leur imagination.
La perspective adoptée par Zarif se distingue également par son refus des tropes habituels du « film de réfugiés ». Plutôt que de se concentrer uniquement sur les épreuves et les souffrances, elle montre aussi les moments de joie, de découverte et de connexion humaine qui jalonnent le parcours de Dounia. Cette approche équilibrée évite l’écueil de la victimisation pour célébrer la résilience et l’agentivité des personnes déplacées.
En plaçant une petite fille au centre du récit, le film offre également une perspective rarement adoptée dans les récits d’exil, souvent dominés par des personnages masculins. Cette focalisation sur l’expérience enfantine féminine enrichit notre compréhension collective de ces phénomènes migratoires dans toute leur complexité humaine.
Une célébration de la résilience et de l’espoir
Au-delà des thématiques douloureuses qu’il aborde, « Dounia et la princesse d’Alep » est avant tout une célébration de la résilience humaine et de la force vitale de l’enfance. Malgré les pertes et les traumatismes, Dounia conserve sa curiosité, son empathie et sa capacité d’émerveillement – qualités qui l’aident non seulement à survivre mais à continuer de grandir à travers les épreuves.
Le film suggère que cette résilience n’est pas innée mais se construit à travers les liens familiaux, l’héritage culturel et les rencontres solidaires. Les graines de cumin magiques que Téta confie à Dounia symbolisent parfaitement cette idée : elles représentent à la fois les racines culturelles qui nourrissent l’identité et la capacité de faire germer une nouvelle vie même dans les environnements les plus hostiles.
En choisissant de conclure son récit sur une note d’espoir modéré plutôt que sur un happy-end simpliste ou un désespoir accablant, Marya Zarif honore la complexité de l’expérience des réfugiés tout en affirmant la possibilité d’un avenir meilleur. Cette position équilibrée, ni naïvement optimiste ni désespérément sombre, constitue peut-être la plus grande force morale et narrative de cette œuvre remarquable qui enrichit considérablement le paysage du cinéma d’animation contemporain.