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Les climats d’Anna de Noailles – François-Louis Schmied

Les climats d’Anna de Noailles – François-Louis Schmied

Comme le savent tous les connaisseurs des années 20, la période Art déco a entraîné une révision totale du design. Cette renaissance du design a été financée en grande partie par les profits faramineux de la révolution industrielle. Paradoxalement, la richesse engendrée par la chaîne de montage a stimulé la dernière grande ère de l’artisanat.

Les élites du design de cette époque ont appliqué leur génie à une myriade de formes d’art. Paul Poiret choque la haute couture avec ses créations épurées inspirées de l’Orient. Émile-Jacques Ruhlmann séduit la crème de la crème avec d’élégants meubles en ébène et en ivoire. Les fantaisies en verre opalescent de René Lalique et les œuvres en fer filigrané de Raymond Subes ont connu une immense popularité. Les collectionneurs avertis d’aujourd’hui continuent à rechercher ces chefs-d’œuvre.

Une forme d’art qui a connu une transformation dynamique au cours des années 20, le livre illustré, est peu connue aux États-Unis, bien qu’elle ait une tradition vénérable en Europe.

Le premier type de livre illustré à être convoité par les connaisseurs européens était le manuscrit enluminé. Principalement réalisé par des moines pour élucider des textes religieux, chaque manuscrit médiéval nécessitait des mois, voire des années, de préparation minutieuse.

Avec l’avènement des caractères mobiles, inventés par Johann Gutenberg au XVe siècle, les gravures sur bois brutes ont commencé à être produites en masse, et les techniques d’illustration se sont progressivement améliorées. En 1796, Alois Senefeld introduit un procédé de coloration uniforme, la lithographie. Thomas Bewick a popularisé l’utilisation des gravures sur bois au début du XIXe siècle. Le procédé de gravure sur bois, qui consiste à découper des blocs sur le fil du bois à l’aide d’un graveur plutôt que d’un couteau, permet de réaliser des illustrations plus finement détaillées que la gravure sur bois traditionnelle.

Au tournant du vingtième siècle, l’avant-garde s’est passionnée pour l’artisanat et la conception méticuleuse. Inspirés par les manuscrits enluminés et les somptueuses estampes japonaises, les artistes souhaitaient créer de beaux livres où les illustrations et le texte se fondaient les uns dans les autres. Pour ce faire, ils ont créé une typographie qui correspondait au ton de chaque ouvrage. Ils ont également intégré les éléments décoratifs dans le texte avec des relations spatiales inhabituelles qui ont modifié ou éliminé les limites traditionnelles de l’illustration de livres. Les livres étonnants qui en ont résulté ont été produits sur des presses manuelles et remplis d’illustrations en pochoir – un procédé de pochoir permettant de réaliser des impressions colorées ou d’ajouter de la couleur à une illustration imprimée – ou de gravures complexes sur bois.

De nombreux artistes ont contribué à l’essor des arts du livre au cours des années vingt, mais le maître incontesté est François Louis Schmied. Homme de la renaissance, Schmied combine les compétences d’illustrateur, de typographe et d’imprimeur. Il possédait une capacité d’observation et d’invention étonnante, et son art a apporté une grâce et une beauté nouvelles au livre illustré.

Schmied est né à Genève, en Suisse, en 1873. Après sa formation à l’école Guillaume Le Bé, il étudie avec Barthélemy Menn, un peintre suisse. Le cercle d’amis exotiques de Menn comprenait Henri Rousseau, Jean-Baptiste-Camille Corot et Eugène Delacroix. Cette période a laissé une marque indélébile sur Schmied, qui s’est manifestée par une utilisation vivifiante de la couleur. Les capacités techniques de Schmied sont ensuite affinées par l’étude du brillant graveur Alfred Martin.

En 1911, Schmied connaît sa première grande chance lorsque son travail est porté à l’attention de l’un des clubs de livres les plus élitistes de l’époque, Les Sociétés du Livre Contemporain. Contrairement aux clubs de livres américains d’aujourd’hui, ces sociétés françaises ne comprenaient que le haut monde, et leur fonction était de parrainer la production de somptueuses éditions limitées d’artistes et d’auteurs exceptionnels. Le club a demandé à Schmied de collaborer en tant que typographe et graveur avec l’artiste Paul Jouve sur une version illustrée du Livre de la jungle de Rudyard Kipling.

Comme ses prédécesseurs médiévaux, Le Livre de la jungle a nécessité des années de préparation ; le projet a dû être abandonné lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté. Lors de la bataille de la Somme, il est blessé et perd un œil. Le vétéran rentre à Paris et travaille à l’achèvement du Livre de la jungle.

En 1919, le Livre de la jungle est enfin publié et reçoit l’approbation du monde du livre français. La réputation de Schmied est alors assurée et les commandes alléchantes se succèdent à un rythme soutenu. Toujours perfectionniste, F.-L. Schmied n’a jamais fait de compromis sur ses normes techniques élevées dans sa recherche de la quintessence du mariage entre le texte et les illustrations de chaque livre.

L’une des entreprises les plus ardues de Schmied est Salonique, la Macédoine, L’Athos, publié en 1922. En tant qu’imprimeur et graveur, Schmied est chargé de convertir les peintures de Jean Goulden en 45 planches. Pour recréer le style pointilliste de Goulden, Schmied a méticuleusement exécuté les illustrations avec de grandes surfaces composées uniquement de points et de barres obliques.

De nombreux artistes ont contribué à l’essor des arts du livre dans les années 20, mais le maître incontesté est François Louis Schmied. Homme de la renaissance, Schmied combine les compétences d’illustrateur, de typographe et d’imprimeur. Il possédait une capacité d’observation et d’invention étonnante, et son art a apporté une grâce et une beauté nouvelles au livre illustré.

George Barbier, qui s’est d’abord fait connaître par ses illustrations de mode, a collaboré avec Schmied sur deux de ses meilleurs ouvrages, Les Chansons de Bilitis et Personnages de Comédie. Publiés tous deux en 1922, ces livres incarnent l’élégant style Art déco de Barbier. Barbier utilise la simplicité et la symétrie de l’art grec classique en conjonction avec sa propre ligne fluide.

La maquette des Chansons de Bilitis a été exposée lors de la première exposition commune de Jean Dunand, P. Jouve, J. Goulden et F.L. Schmied en 1921. Ce livre subtilement érotique est un véritable festin visuel. Il présente un monde de créatures d’une beauté sereine qui n’existent que pour des essais romantiques et des liaisons dangereuses. Barbier a utilisé une palette distinctive composée principalement de terre de sienne brûlée, de bleu sarcelle, de noir de jais et d’or lumineux pour traduire ce monde exotique, qui a été fidèlement imprimé en couleur par Schmied.

F.-L. Schmied fait preuve d’un talent original dans l’illustration de livres avec la publication de Salammbô en 1923. Cet ouvrage fondateur donne le ton de ses futurs livres avec son rendu géométrique dur, rappelant les frises égyptiennes, mais avec une dimension cubiste en plus.

Schmied s’est imposé comme le principal concepteur de livres de l’Art déco lorsque son tour de force graphique, Daphn, a été publié en 1924. Pour attirer le lecteur dans le milieu byzantin du héros stoïque du livre, l’empereur Flavius Claudius Julianus, Schmied a utilisé une police de caractères audacieuse soulignée par des lettres initiales larges et imposantes. En contrepoint de la typographie, ses vignettes, bordures et gardes de nature austère et géométriquement abstraite embellissent le texte. L’utilisation par Schmied de couleurs sombres et riches et d’un dessin rigoureux dans ses illustrations pleine page s’harmonise parfaitement avec le reste. Le chef-d’œuvre qui en résulte peut être comparé à une sonate de Mozart : si l’on enlève le plus petit élément, l’ensemble est irrémédiablement diminué.

Daphné, ainsi que Le Cantique des Cantiques, publié l’année suivante, est considéré par les collectionneurs de livres sérieux comme l’apogée de la carrière de Schmied, voire du livre du XXe siècle. Le Cantique des Cantiques, un livre particulièrement difficile à trouver aujourd’hui, se distingue par la grande beauté de ses illustrations.

En 1926, Schmied se lance dans sa plus petite entreprise éditoriale, Histoire de Ia Princesse Boudoir, avec J. Dunand et Jean-Charles Mardrus comme collaborateurs. Mardrus, qui a travaillé avec Schmied sur de nombreux autres projets, a traduit le texte des Mille et une nuits. L’ouvrage, qui a été tiré à vingt précieux exemplaires, a été conçu et illustré par F.-L. Schmied et colorié à la main par J. Dunand dans son propre atelier.

Schmied a dû relever un énorme défi technique pour réaliser Le Paradis Musulman, dont la plupart des illustrations présentent une gamme impressionnante de textures et de subtils dégradés de couleurs. Ward Ritchie, l’un des plus grands dessinateurs de livres américains, note dans sa biographie de Schmied que la composition de la page de titre a nécessité 45 blocs gravés.

Le Paradis Musulman, publié en 1930, est également un merveilleux exemple du style ultérieur de Schmied. Pour traduire l’atmosphère de ce paradis hédoniste, Schmied a incorporé à ses compositions géométriques distinctives une palette chromatique plus riche, une certaine opulence du design et même un soupçon de fantaisie dans son approche globale. Il dépeint un univers excentrique et vivant, peuplé d’indigènes joyeux et de corps planétaires scintillants qui tournent dans le temps.

La dépression a déclenché la chaîne d’événements qui a conduit à la ruine financière de Schmied et, finalement, à sa propre disparition tragique. Les articles de luxe, comme les livres de Schmied, ont été parmi les premières marchandises à perdre leur valeur sur le marché déprimé. Schmied a courageusement tenté de racheter ses propres livres pour maintenir leur valeur monétaire. Mais il est pris dans un processus économique qui échappe au contrôle d’un seul homme et, au milieu des années trente, Schmied a perdu son atelier et son célèbre yacht, La Peau Brune.

Les amis de Schmied au sein du gouvernement français lui confient une petite mission dans un poste désertique appelé Tahanaout au Maroc, à 1 250 kilomètres de son Paris bien-aimé. L’une des tâches de Schmied est d’aider à soulager la misère des personnes placées sous son autorité. En janvier 1941, François-Louis Schmied, maître du livre Art déco, meurt de la peste des suites des soins désintéressés qu’il a prodigués à son public lors d’une épidémie.

 

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