Sélectionner une page

Tristessa – Jack Kerouac

Tristessa – Jack Kerouac

Chapitre 1 : Tremblante et chaste

Le taxi m’emporte avec Tristessa, je suis saoul et j’ai une grosse bouteille de bourbon Juarez dans mon sac à fric-frac de cheminot, celui qu’on m’avait reproché de traîner avec moi aux chemins de fer, en 1952 — je suis à Mexico, c’est samedi soir et il pleut, dans un dédale de mystères, de vieilles venelles sans nom, dans cette même rue où j’ai marché parmi des foules de sombres Indiens perdus, drapés dans des ponchos tristes à pleurer où j’ai cru voir étinceler des couteaux — rêves lugubres, aussi tragiques que celui du Vieux Train de Nuit, mon père est calé sur ses cuisses énormes dans un compartiment fumeurs et dehors un cheminot balance sa lampe, rouge, blanc, il avance péniblement sur les interminables rails de la vie, dans la brume et la tristesse — mais me voici à présent sur ce plateau du Mexique, sous la lune de Citlapool l’autre nuit j’ai trébuché sur le toit, tout endormi, en allant aux gogues de pierre vénérable où l’eau suinte goutte à goutte — et Tristessa plane, plus belle que jamais, elle rentre chez elle, contente, pour se coucher bourrée de morphine.

La nuit d’avant, j’ai lutté avec elle paisiblement, dans la pluie et dans le noir, nous étions assis dans un bar ouvert la nuit, on mangeait du pain et de la soupe, on buvait du punch Delaware, et j’en suis reparti avec la vision de Tristessa dans mon lit, dans mes bras, ma belle Indienne, mon Aztèque, avec ses joues d’amoureuse si étranges, ses paupières à la Billy Holiday, sa merveilleuse voix mélancolique à la Luise Rainer, cette actrice de Vienne au visage si triste qui faisait pleurer les Ukrainiens aux alentours de 1910.

La peau de ses pommettes magnifiques a la forme douce d’une poire, ses paupières sont longues et tristes, elle a l’expression résignée de la Vierge Marie, un teint de café et de pêche, des yeux insondables, dédaigneux, athées, pleins de silence et de douleur. « Je suis malade », elle nous répète ça sans arrêt à Bull et à moi — Dans le taxi qui m’emporte à travers Mexico, j’ai les cheveux dans tous les sens, je suis fou, et nous passons devant le Ciné-Mexico dans un flot de voitures et d’eau et je n’arrête pas de boire tandis que Tristessa interminablement répète que la veille, quand je l’ai mise dans un taxi, le chauffeur a essayé de se la faire et qu’elle lui a donné un coup de poing, l’homme qui nous conduit ce soir l’écoute sans ouvrir la bouche — Nous allons chez elle pour nous défoncer — Tristessa m’a dit que ce serait le foutoir chez elle, avec sa sœur saoule et malade et El Indio qui reste debout, majestueux, une seringue de morphine enfoncée dans son grand bras sombre, les yeux brillants qui vous regardent fixement dans le blanc des yeux, ou bien attendant l’illumination en chantonnant : « Mmmm… une aiguille aztèque dans ma chair en feu » avec le même regard que ce gros chat qui m’avait montré le trou de son cul, à Culiao, quand j’étais venu au Mexique une autre fois, à la recherche d’autres visions — Le bouchon de ma bouteille est un drôle de truc mexicain, j’ai des angoisses à l’idée qu’il va sauter et que tout mon barda va être inondé de bourbon.

Le taxi se traîne lentement dans la fièvre du samedi soir sous la bruine, on se croirait à Hong Kong, voilà le quartier des putes, nous descendons du taxi juste derrière les marchands de légumes et les bouis-bouis où l’on vend des haricots, des tortillas et des tacos, avec leurs bancs de bois fixés aux murs — C’est le quartier pouilleux de Rome.

Trois pesos trente-trois pour la course, j’en donne dix au chauffeur et lui dis de m’en rendre seis, il ne discute pas et je me demande si Tristessa ne trouve pas que j’en rajoute avec mes largesses d’ivrogne — Mais on est pressé et on fonce sur les trottoirs glissants où se reflètent les néons et la flamme des bougies des petits vendeurs des rues assis par terre devant des noix étalées sur une serviette — vite, on tourne dans la ruelle puante où se trouve la pauvre maison de Tristessa, un bâtiment sans étage — On passe sous des robinets gui fuient, entre des seaux et des petits garçons en baissant la tête sous le linge qui sèche, on arrive devant une porte en fer ouverte, on entre dans la cuisine où la pluie traverse les planches du toit — ça dégouline dans un coin sur un tas de caca de poule — Miracle, voilà le petit chat rose qui pisse sur des piles de gombo et de grain — La chambre est entièrement dévastée, comme si des fous étaient passés par là, des journaux déchirés par les poulets qui ont picoré du riz et des bouts de sandwiches traînent sur le plancher — Sur le lit, la « sœur » de Tristessa, la malade, est blottie dans un édredon rose — c’est aussi tragique que la nuit où l’on a tiré sur Eddie dans la rue de Russie et où il pleuvait —

Tristessa est assise sur le bord du lit et ajuste ses bas de nylon, les tire maladroitement par les talons, elle penche son grand visage triste aux lèvres plissées par l’effort, et moi je la regarde qui tourne fébrilement ses pieds en dedans tout en contemplant ses chaussures.

Qu’elle est belle, je me demande ce que diraient mes amis, ceux de New York et ceux de San Francisco, et ce qui se passera à Nola quand vous la verrez traverser Canal Street sous un soleil de plomb, elle porte des lunettes noires, sa démarche est lascive, elle essaie tout le temps de nouer son kimono sur son manteau léger, comme s’il était fait pour ça, elle se donne un mal de chien pour tirer dessus et elle marche dans la rue en disant : « Le voilà, le taxi — eh vous là-bas — nous y sommes — je vous rapporte le flip. » Elle dit flip au lieu de fric, comme ma vieille tante de Saint-Laurent, Canadienne française : « C’est pas à ton flip que j’en veux, c’est à ton amoul » — L’amoul c’est l’amour — Tristessa, elle plane tout le temps, se rend malade, prend dix grammes de morphine par mois — elle marche dans les rues de la ville en trébuchant sans arrêt et pourtant elle est si belle qu’on se retourne sur son passage pour la regarder — Ses yeux rayonnent, brillent, et sa joue est toute mouillée dans la brume, sa chevelure d’Indienne noire et fraîche et lisse à deux queues de cheval roulées dans le dos (la vraie tradition indienne, celle des cathédrales) — Ses chaussures neuves sont bien cirées, elle les regarde tout le temps, mais ses bas tombent et elle tire dessus encore et encore en tordant nerveusement ses pieds — Imaginez une belle fille comme ça à New York avec une grande jupe new look à fleurs et un pull Dior en cachemire rose collant, ses lèvres, ses yeux, tout comme ici, feraient le reste, alors qu’elle est vouée à des habits de deuil pour Indienne pauvre — Pareille à celles que l’on devine dans l’obscurité épaisse des entrées d’immeubles, on dirait seulement des trous d’ombre et non des femmes, mais si on y regarde à deux fois, alors on reconnaît la mujer courageuse et noble, mère, femme, la Vierge du Mexique — Dans un coin de la chambre de Tristessa, il y a une énorme icône.

Son icône est accrochée au mur qui donne sur la cuisine dans le coin à droite quand on regarde cette cuisine de cauchemar avec, se glissant entre les planches du toit (souvenir d’une explosion), son ruissellement tranquille — La Sainte Vierge a le regard fixe dans ses voiles bleus, ses tuniques et ses atours à la Damema, El Indio lui fait ses dévotions chaque fois qu’il va chercher sa camelote. En principe El Indio vend des « souvenirs » — mais je ne l’ai jamais rencontré avec des crucifix à San Juan Letran ni à Redondas ni nulle part ailleurs — Devant la Vierge il y a un cierge, une de ces bougies bon marché qui durent des semaines, comme les moulins à prière tibétains, acheté par la dévouée Amida — Je souris à cette icône adorable —

Autour d’elle, il y a les photos des morts — Avant de parler d’eux, Tristessa joint toujours les mains avec une expression mystique, elle croit comme les Aztèques au caractère sacré de la mort et de l’âme — C’est pourquoi elle garde une photo de mon vieux copain Dave mort d’hypertension à cinquante-cinq ans — Son visage vaguement gréco-indien nous fait face, la photo est pâle et floue. Je n’arrive pas à distinguer ses traits au milieu de toute cette neige. Il doit être au Paradis, les mains jointes en V, dans l’extase d’un Nirvana éternel. C’est pour ça que Tristessa joint les mains quand elle prie, elle dit aussi : « J’aime Dave », et c’est vrai qu’elle l’a aimé, son ancien amant — Il était alors un vieux monsieur épris d’une jeune fille. À seize ans, elle se droguait déjà. Il l’avait trouvée dans la rue et, comme il était lui aussi un drogué perdu, il avait fait des pieds et des mains pour rencontrer des camés riches, et lui avait appris à vivre — une fois par an, ils grimpaient dans la montagne en faisant à genoux une partie du voyage jusqu’au sanctuaire de Chalmas plein de béquilles abandonnées par les pèlerins, il y avait des milliers de nattes dans la brume et ils dormaient à la belle étoile enroulés dans des imperméables ou des couvertures — affamés, pleins de santé, ils retournaient pieusement allumer encore des cierges à la Mère de Dieu et recommençaient à battre le pavé pour trouver de la morphine —

Je reste assis pour admirer cette majestueuse patronne des amoureux.

Impossible de décrire le sentiment d’horreur qui émane de ces lézardes au plafond, ou le sombre halo nocturne qui enserre la ville perdue dans le vert qui s’étend au-dessus des toits de torchis qui sont comme les Grandes Roues du poème de Blake — À perte de vue la vallée au nord d’Actopan est brouillée par la pluie — de jolies filles se hâtent dans les flaques des caniveaux — Les voitures éclaboussent les chiens, les chiens aboient — Ça continue à suinter goutte à goutte sur le carrelage de la cuisine, horreur, et la porte (métallique) est luisante d’humidité — Le chien souffre, il hurle sur le lit — C’est une petite femelle chihuahua, douze pouces de long, avec de jolies petites pattes aux orteils et aux griffes tout noirs, elle est si « racée », si délicate qu’elle piaille de douleur dès qu’on la touche — « Hiiii ! » Tout ce qu’on peut faire avec elle, c’est claquer doucement les doigts devant son museau, alors elle pose sa petite truffe froide et humide (et noire comme le mufle d’un taureau) sur vos ongles et votre pouce. Mignonne petite chienne — Tristessa prétend qu’elle pleure parce qu’elle est en chaleur — Le coq crie sous le lit.

Pendant tout ce temps, à l’abri sous les ressorts du sommier, ce coq était en méditation, il scrutait l’ombre paisible, en écoutant le bruit que faisaient au-dessus de lui les humains dorés, et maintenant il hurle : « Rrheu ? », il interrompt une demi-douzaine de conversations qui bruissaient comme du papier qu’on déchire — La poule se met à glousser.

Elle se balade entre nos pieds, en picorant légèrement le sol — Elle aime les gens. Elle voudrait venir vers moi pour se frotter à mon pantalon, mais je ne l’encourage pas, en fait, je ne l’ai pas encore remarquée, et c’est comme un rêve, le père, furieux, immense dans l’étable sauvage de Nova Scotia dans le vent de la tornade, un raz de marée va engloutir la ville et les pinèdes de la campagne qui s’étend vers le Nord — Donc, il y avait Tristessa, Cruz sur le lit, El Indio, le coq, le pigeon sur la cheminée (on ne l’entend jamais sauf quelquefois un battement d’ailes, il s’exerce), le chat, la poule, et cette pauvre petite femelle exaspérante, espagnole et noire avec ses piaillements.

Le compte-gouttes d’El Indio est plein à ras bord, il presse l’aiguille, elle est émoussée, il force, elle ne pénètre pas la peau, il appuie de plus en plus fort et y arrive mais au lieu de grimacer de douleur, il attend la bouche ouverte, toujours debout, en pleine extase tandis que le liquide descend — « Rendez-moi un service, monsieur Gazookus », dit Old Bull Gaines faisant irruption dans ma rêverie, « venez avec moi chez Tristessa — je suis à court — » mais je suis sur le point d’éclater, je ne veux plus voir cette ville de Mexico où l’on patauge dans la pluie et les flaques, je ne me plains pas, ça m’est égal, tout ce qui m’intéresse c’est de rentrer me coucher, mourir.

C’est la somme délirante de rêves de ce monde maudit pourri de procès, d’escroqueries et de contrats légaux. Et de corruptions, des bonbons pour les enfants, des bonbons pour les enfants. Je me redis sans cesse : « La morphine c’est contre la douleur, et le reste n’est que reste. Ce qui est, je suis qui je suis, l’Adoration de Tathagata, Sugata, Bouddha, celui dont la Sagesse et la Compassion sont parfaites, lui qui accomplit, dans le passé, le présent et le futur, tous les mots du mystère. »

— Voilà pourquoi j’ai apporté mon whisky, pour boire, déchirer le rideau noir — En même temps je suis un comédien dans la ville la nuit — Tourmenté par l’ennui, par ce calme sinistre, il fait son numéro, il boit, il jure, il explose : « Où je vais faire ça » — Je cale la chaise au pied du lit, je m’installe entre le chaton et la Vierge. Le chaton, la gata en espagnol, petit Tathagata de la nuit, rose et or, trois semaines de vie, museau rose, fou, visage fou, yeux verts, lion doré avec des moustaches comme des forceps — Je passe le doigt sur son petit crâne et voilà qu’elle ronronne, la petite mécanique ronronneuse est en action pour un bout de temps, et elle inspecte la chambre, elle a l’air contente, elle se demande ce que nous pouvons bien faire — Je pense : « Ses pensées sont dorées » — Tristessa aime les œufs, sinon elle n’aurait pas admis la présence d’un coq dans cette maison de femmes, est-ce que je sais comment on fait les œufs ? À droite, les cierges flamboient devant le mur d’argile.

C’est infiniment pire que ce rêve où je déambule désespéré et seul à Mexico le long d’appartements blancs et vides, ou bien celui où l’escalier de marbre d’un hôtel me terrifie — C’est la nuit et il pleut sur Mexico, je suis en plein dans le quartier des truands, El Indio est un voleur connu, Tristessa elle-même a un passé de pickpocket, mais je me contente de toucher du revers de la main la petite bosse de la poche de mon jean où j’ai plié mon argent à la manière des marins — Et dans celle de ma chemise, il y a des travellers, en principe on ne peut pas les voler — Je me souviens de ce gang de Mexicains qui m’avaient barré le chemin dans une ruelle, ils avaient crevé ma sacoche, pris ce qu’ils voulaient et ils m’avaient emmené boire un verre — Ceci est pire que tout ce qui a jamais été prédit sur cette terre, je suis conscient des ruses innombrables que la pensée invente pour faire de l’horreur un écran qui masquerait son avènement pur et parfait et aussi qu’il n’y a ni écran ni horreur, rien que l’Éternité vraie et parfaitement vide et sa clarté blanche infiniment — Je sais que tout va pour le mieux, mais j’en veux la preuve et les Bouddhas et les Vierge Marie sont là qui me rappellent le rôle solennel de la foi dans ce monde imbécile et cruel où nous naviguons sur ce qu’on appelle la vie au milieu d’un océan d’angoisses, tas de viande destinés aux cimetières — en ce moment même mon père et mon frère sont allongés côte à côte dans la boue du Nord et il paraît que je suis plus malin qu’eux — ne pas me hâter de mourir. Je jette un coup d’œil sur les autres, ils bavardent, ils ont bien vu que dans mon coin j’étais perdu dans mes pensées, mais ils sont plongés dans leurs propres angoisses insondables (et imaginaires à cent pour cent) — Ils papotent en espagnol, je ne comprends que des bribes de cette mâle conversation — Tristessa, une phrase sur deux, lance un « chinga », un juron de marin — elle est méprisante, elle serre les dents, et je me demande avec inquiétude : « Est-ce que tu connais les femmes aussi bien que tu le crois ? » — Le coq s’en fiche, il se contente de péter.

Je sors mon whisky et mon Canada Dry, je les ouvre et je m’en verse une tasse — et une pour Cruz, elle vient de sauter du lit pour vomir par terre dans la cuisine, et maintenant elle veut recommencer, elle a passé sa journée dans une cantine pour femmes dans le quartier des putes près de Panama Street et de Rayon Street, sordide avec ses chiens crevés dans le caniveau et ses mendiants sur le trottoir, tête nue ils vous regardent avec désespoir — Cruz, petite Indienne avec un menton fuyant et des yeux clairs, pieds nus sur des talons aiguilles, sa robe déchirée, quelle bande de dingues, un flic américain n’hésiterait pas s’il les voyait passer dans la rue à discuter en titubant comme des incarnations de la misère — Cruz boit encore une tasse. Personne n’a fait attention, El Indio tient son compte-gouttes d’une main, il a un petit bout de papier dans l’autre, il s’engueule avec Tristessa, la nuque raide, tout rouge, et elle est déchaînée, elle a une flamme qui danse dans les yeux, prête à se battre — La bonne vieille Cruz pousse un grognement et retourne se blottir dans son lit, le lit unique, sous la couverture, elle cache son visage luisant et son pansement, la petite chienne noire aboie après elle et le chat, elle gémit quelque chose, saoule et malade, et El Indio n’arrête pas de réclamer de la morphine à Tristessa — je vide ma tasse d’un coup.

À côté on entend une petite fille qui pousse de petits cris suppliants, sa maman l’a fait pleurer, de quoi faire fondre un cœur de père — Des camions et des cars passent en grondant fort dans la rue, ils sont pleins à craquer de gens qui vont à Tacuyaba et à Rastro ou qui font le tour de la ville — dans ces rues boueuses où il va falloir que je marche pour rentrer chez moi à deux heures du matin sans faire attention aux ornières pleines d’eau, j’aurai le regard perdu le long des clôtures solitaires dans la lueur sinistre des réverbères sous la pluie — Le fin du fond de l’horreur, l’énergie qu’il faut pour serrer les dents et avancer seul dans la pluie sur des routes désertes au milieu de la nuit sans espoir de trouver un lit chaud — J’ai la tête lourde rien que d’y penser. Tristessa dit : « Comment va Jack — ? — » Elle demande toujours : « Pourquoi es-tu si triste ? — Muy dolorosa », comme si elle voulait dire : « Tu es plein de douleur », la douleur c’est dolor — et je lui réponds invariablement : « Je suis triste parce que toute la vida es dolorosa », dans l’espoir de lui enseigner la première des Quatre Grandes Vérités — D’ailleurs, quoi de plus vrai ? De ses yeux mauves et lourds elle acquiesce en hochant la tête, « Ah ! », elle comprend le ton de ma voix avec sa sagesse indienne, mais son hochement de tête me rend méfiant, l’arête de son nez lui donne un air méchant et comploteur, je l’imagine en marchande de houri hari dans les basfonds de Kshitigarbha sans espoir de salut — Quand elle ressemble à un méchant Indien de Huckleberry Finn qui prépare ma perte — El Indio, toujours debout, nous observe de ses yeux bleu sombre tristes, son profil aigu dur clair, il m’écoute sombrement dire que Toute Vie est Triste, acquiesce, rien à ajouter ni pour moi ni pour personne.

Tristessa est penchée au-dessus de la cuiller où la morphine chauffe à la flamme d’une allumette. Elle est maigre et bizarre, on voit ses mollets minuscules, dans son accoutrement incroyable, une sorte de kimono, elle est agenouillée comme pour prier au-dessus du lit à faire bouillir sa drogue sur la chaise encombrée de cendres, d’épingles à cheveux, de bouts de coton, de toutes sortes d’objets bizarres, faux cils, bâtons de rouge à lèvres, mouches, pommades mexicaines — tout un étalage de camelote qui, si quelqu’un l’avait fait tomber par terre, n’aurait pas ajouté grand-chose au foutoir ambiant, rien qu’un peu de confusion — « J’ai tant couru pour trouver Tarzan », je pense à la maison de mon enfance pendant qu’ils pleurent sur leur destin dans cette chambre un samedi soir quelque part au Mexique, « mais les buissons et les rochers étaient factices et la beauté des choses vient de ce qu’elles sont périssables. »

J’ai l’air si malheureux avec mon whisky à la main qu’ils voient que je vais me saouler pour de bon, alors ils me supplient de prendre de la morphine et j’accepte sans appréhension puisque je suis ivre — Il n’y a pas au monde de sensation pire que celle que donne la morphine quand on est ivre, c’est comme d’avoir un nœud, une pierre dans la tête, une douleur intense, une lutte pour le pouvoir à l’intérieur et aucun plaisir parce que l’alcool et l’alcaloïde s’annulent l’un l’autre. Mais je me laisse faire et, dès que je sens la menace et la chaleur m’envahir, je vois à mes pieds le poulet, enfin la poule, qui veut faire ami — Elle s’approche en dodelinant de la tête en contemplant ma rotule et mes mains pendantes, elle voudrait bien venir tout près mais elle manque d’esprit de décision — Alors je lui tends la main pour qu’elle puisse la picoter, qu’elle sache que je n’ai pas peur, je lui fais confiance, je sais qu’elle ne me fera pas vraiment mal — d’ailleurs elle ne fait rien — elle se contente de fixer ma main d’un air raisonnable et dubitatif, presque tendrement, et je retire ma main avec un sentiment de victoire. Elle glousse toute contente, picore quelque chose par terre, le rejette, un fil de coton pend de son bec, elle le jette, regarde autour d’elle et fait tout le tour de la cuisine dorée par le Temps avec une expression de Nirvana du samedi soir et tous les fleuves grondent sous la pluie, l’ébranlement de mon âme quand je pense à ce que c’est que d’être un bébé, on regarde les grandes personnes, le mouvement et le bruit de leurs mains comme des ombres, pendant qu’ils discourent sur le temps et la responsabilité, un film doré dans ma tête sans consistance, même pas gélatineux — l’espoir et l’horreur du vide — de grands spectres grincent dans mon cerveau, ils font des bruits de bassecour comme dans un chromo, RRHEUH ! le Coq se lève, il était fait pour chanter dans les champs ouverts du Missouri, il en est réduit à des gargouillis honteux de petits matins blêmes — Dans les aubes maussades, englouties dans un brouillard impénétrable, il lance son cocorico joyeux mais le fermier sait bien que la journée ne sera pas rose. Ensuite il glousse, le coq glousse un commentaire de l’une de nos sottises et il glousse encore — pauvre être sensible et attentif, il ne sait pas qu’il a fait son temps et qu’il ne reverra pas les poulaillers de Lenox Avenue — il glousse comme nous — un peu plus fort puisqu’il est un mâle, il fait des roulades spéciales de mâle — Dame Poule, son épouse, porte un chapeau ajustable qui tombe tantôt d’un côté tantôt de l’autre de son bec gracieux. Je la salue : « Bonjour, madame Gazookas », je m’amuse à observer les poules tout seul comme autrefois quand j’étais gamin à New Hampshire la nuit à la ferme, j’attendais qu’on ait fini de causer et que le bois soit rentré. J’ai travaillé dur pour mon père dans le Pays Vierge, j’étais fort et fidèle, et puis je suis allé en ville pour voir Tathagata, j’ai aplani le sol bosselé sous ses pieds, il est passé par là et il m’a vu et il a dit : « Aplanis d’abord ton âme et alors la terre sera aplanie, et même le mont Sumeru » (le nom ancien que l’on donnait à l’Everest en Inde).

Je voudrais faire ami aussi avec le coq, maintenant je suis assis devant le lit, El Indio vient de sortir avec une bande de types soupçonneux et moustachus, l’un d’eux m’a dévisagé avec curiosité et dédain quand je me suis levé une tasse à la main pour jouer les ivrognes devant les dames, pour leur montrer, à lui et à ses amis — Resté seul avec les deux femmes je suis poliment assis, nous parlons de Dieu avec ferveur et sérieux. « Si mes amis malades, je leur donne piqûre », me dit la sublime Tristessa des Douleurs, ses longs doigts expressifs dansent devant mes yeux hagards. « — Et quand, cuando, mon ami ne me paie pas, ça m’est égal. Car… », elle a un doigt levé vers moi et une expression sévère, « mon Seigneur me paie — et il me paie plus — P-l-u-s » — elle dit plus avec tout son corps et je voudrais savoir lui dire en espagnol qu’elle aura la grâce dans le Nirvana, sans limite et sans prix. Mais je l’aime, je tombe amoureux d’elle. Elle caresse mon bras avec son doigt maigre. Et j’aime ça. J’essaie de me remémorer ma situation dans l’éternité. J’ai renoncé à désirer les femmes — pour sauver mon désir — renoncé au sexe et aux pulsions limitées — je veux me fondre dans le Fleuve Divin et faire le voyage sain et sauf jusqu’à l’autre rive, mais cela m’apaiserait de donner un baiser à Tristessa pour qu’elle entende le salut de mon cœur. Elle sait que je l’admire et que je l’aime de toute mon âme et que je me contiens. « Tu as ta vie, dit-elle à Old Bull (je parlerai de lui dans un instant), et j’ai la mienne, et Jack a la sienne », c’est une façon de me dire qu’elle me la rend, ma vie, et qu’elle ne la réclame pas pour elle-même comme le font si souvent les femmes qu’on aime — Je l’aime mais je veux m’en aller. Elle dit : « Je le sais, les hommes et les femmes meurent — quand ils choisissent de mourir » — Elle hoche la tête, elle vérifie en elle-même cette sombre croyance aztèque, cette sagesse instinctive — cette femme est sage, elle aurait pu être une des ouailles de Bhikshunis au temps de Yasodhara lui-même, elle aurait été une nonne sublime. Avec ses paupières lourdes et ses mains jointes, une Madone. J’en pleurerais quand je pense que Tristessa n’a jamais eu d’enfant et n’en aura sans doute pas, car elle est morphinomane (et c’est une maladie qui dure autant que le manque, et s’en nourrit et le nourrit dans le même temps, si bien qu’elle se plaint de souffrir à longueur de journée, et sa souffrance est aussi réelle qu’un abcès à l’épaule ou une névralgie faciale, en 1952, juste avant Noël, on croyait qu’elle était mourante), sainte Tristessa, elle ne donnera pas naissance, elle montera droit vers son Dieu et Il la récompensera des milliards et des milliards de fois avec des éternités de temps mort, de Karma. Elle connaît le Karma, elle dit : « Je fais la moisson — en espagnol — les hommes et les femmes font des errores — des erreurs, des fautes, des péchés, faltas », les êtres humains ensemencent leur propre champ de malheur et ils trébuchent sur les cailloux de leurs propres illusions, et la vie est dure. Elle le sait, je le sais, et vous aussi — « Mais — je pleure pour avoir la drogue — la morphine — et plus être malade. » Et elle pose les poings sur les hanches, elle a une expression de paysanne, elle se comprend à sa façon, différente de la mienne, à la lueur vacillante des cierges je contemple ses pommettes hautes, elle est aussi belle qu’Ava Gardner, plus belle, c’est une Ava Gardner Noire, une Sombre Ava avec un visage tout en longueur et de longues paupières baissées — Mais sans le sourire séducteur, sa bouche est dédaigneuse, elle a un mépris indien pour l’admiration que l’on voue à son absolue beauté. Non que cette beauté ait la perfection de celle d’Ava, elle a ses défauts, ses faiblesses, mais tous les hommes et toutes les femmes ont les leurs et les hommes pardonnent aux femmes et les femmes pardonnent aux hommes et chacun suit son chemin sacré vers la mort. Tristessa aime la mort, elle va vers l’icône, arrange les fleurs et prie — Penchée au-dessus d’un sandwich, elle prie, elle regarde l’icône de biais, elle est assise sur le lit à la mode birmane (un genou en avant de l’autre) elle prie longuement la Vierge Marie, lui demande de la bénir, lui rend grâces pour son pain quotidien, j’attends en silence, avec respect, je jette un coup d’œil sur El Indio, lui aussi est pieux, il est au bord des larmes à cause de la drogue, ses yeux sont humides de vénération, surtout quand Tristessa enlève ses bas pour se glisser sous les couvertures, alors on l’entend murmurer dans un souffle ses mots d’adoration (« Tristessa, Ô yé, comme t’es Belle ») (C’est ce que je pense moi aussi mais j’ai peur de regarder Tristessa enlever ses bas, surtout ne pas voir le haut crémeux de ses jambes brunes, ne pas délirer) — Mais El Indio est trop défoncé, trop bourré de poison pour y être vraiment sensible, pour aller jusqu’au bout de sa vénération de Tristessa, il est très occupé à être malade, il a une femme, deux enfants (de l’autre côté de la ville), alors il faut qu’il travaille, qu’il soutire de la drogue à Tristessa quand il est à court (comme aujourd’hui) — (c’est pour ça qu’il est venu) — je vois toute l’histoire qui se met en place avec des digressions dans tous les sens, l’histoire de cette maison et de cette cuisine.

Dans la cuisine il y a des chromos pornos, des filles mexicaines en dentelle noire avec d’énormes cuisses, drapées dans des nuages d’étoffe transparente qui révèlent leurs seins et leurs pubis, je les étudie consciencieusement aux bons endroits, mais les images (il y en a deux) sont toutes fripées et tachées par la pluie, à moitié roulées, elles pendouillent n’importe comment, il faudrait les aplatir pour bien les voir, et même, la pluie continue à couler le long du mur à travers les feuilles de chou et le carton détrempé du toit — Qui aurait bien pu tenter de construire un toit pour Fellaheena ? — « Mon Seigneur, il me paie plus » —

El Indio est revenu, il est debout à la tête du lit sur lequel je suis assis, je me tourne vers le coq (« pour l’apprivoiser ») — Je lui tends la main comme tout à l’heure avec la poule pour lui montrer que je n’ai pas peur qu’il me pique, je vais le caresser et il n’aura plus peur de moi — Le Coq regarde ma main sans broncher, se détourne, se retourne, la contemple (ce géniteur supermâle qui fait tous les jours un rêve d’œuf pour que Tristessa puisse le gober à travers un trou d’épingle) — il regarde tendrement ma main, majestueusement, la poule ne pouvait pas en faire autant, il a sa couronne et ses cocoricos et il est bagarreur, il est le Roi de l’Escrime en duel avec le petit matin qui fout le camp. Il glousse vers ma main pour dire Ouais ouais et il se détourne — je cherche Tristessa et El Indio du regard pour voir s’ils ont été témoins de notre échange sauvage — Mais ils sont en plein délire avec leurs bouches avides, « On parlait des dix grammes qu’on va avoir demain — Ouais — », et je suis fier d’avoir conquis le Coq, maintenant tous les petits animaux qui sont là me connaissent et m’aiment, et je les aime sans les connaître. Tous sauf le Crooner là-haut sur l’armoire, le Pigeon qui roucoule bien au chaud dans son nid, il regarde tout sans rien dire. Monsieur le Prince Blanc s’ébroue et roucoule, j’interroge Tristessa du regard, pour quoi faire, un pigeon, elle lève ses mains douces en signe d’impuissance et me regarde tristement, tendrement, comme pour dire : « C’est mon Pigeon — mon joli Pigeon blanc — je n’y peux rien — Je l’aime tant — Il est si doux, si blanc — Il ne fait pas de bruit — Il a de si jolis yeux, regarde ses jolis yeux », et je les regarde, des lacs sombres, parfaits, mystérieux, orientaux, une pureté presque insoutenable — Et tellement semblables à ceux de Tristessa que j’aimerais lui dire : « Tu as ses yeux » —

De temps en temps le Pigeon se rengorge et bat des ailes sur place, au lieu de s’envoler à travers le morne espace il attend la pureté parfaite de la mort dans son coin doré de l’univers, le Pigeon tombe dans la tombe sombre — il n’est plus cette lumière blanche qui rayonne sur les mondes à travers les dix voies de l’Éternité — Pauvre Pigeon, pauvres yeux — gorge de neige, gorge de lait, il a pitié de moi, son regard sur moi est doux depuis les hauteurs rosées de son perchoir et les Cieux Ouverts du Monde de l’Esprit — ange blond et rose de ma finitude, je ne peux pas le toucher, jamais je n’oserais grimper sur une chaise pour le piéger dans son coin, son rictus malin, humain, se graverait dans mon cœur taché de sang — de son sang.

El Indio a rapporté des sandwiches, le petit chat meurt de faim, il veut de la viande, El Indio se met en colère et tape dessus pour le faire descendre du lit je lève les mains pour lui dire : « Non, ne fais pas ça », il ne m’entend même pas, Tristessa est en train de l’engueuler — grand Homme Fauve enragé dans la cuisine qui frappe son enfant qui tombe de la chaise et traverse la chambre en vol plané avant de se retrouver par terre, elle se met à pleurer quand elle réalise ce qu’il a fait — j’en veux à El Indio de l’avoir battu. Mais il n’est pas sadique, il est juste, sévère, sûr de son bon droit, il pousserait le chat du pied dans l’antichambre en allant fumer un cigare devant la Télé — un Vieux Père Tranquille, El Indio, avec femme et enfants, il distribuerait les claques pendant le dîner avant de digérer sa viande dans la lumière tamisée — il rote devant ses gosses aux yeux brillants d’admiration. Mais ce samedi soir c’est à Tristessa qu’il a affaire, il essaie de lui expliquer, mais la vieille Cruz (elle n’est pas si vieille que ça, la quarantaine) se lève d’un bond en pleurant : « C’est ça, avec notre argent, Si, con nuestro dinero » et El Indio lui dit de se taire, à cause de moi, je pourrais comprendre (je prends un air majestueusement absent, indifférent et respectueux), comme si j’allais dire : « Cette femme pleure parce que vous prenez tout leur argent — où sommes-nous donc ? en Russie ? en Mussie ? en Matamorussie ? » alors je fais celui à qui c’est complètement égal, ce qui est loin d’être le cas. Je n’avais plus qu’une idée, m’en aller. J’avais oublié le pigeon, je ne m’en suis souvenu que plusieurs jours après.

Cette façon qu’elle a de se planter au beau milieu de la pièce avec les jambes écartées pour discuter, Tristessa, on dirait un camé au coin d’une rue de Harlem ou de n’importe où dans le monde, Le Caire, Bombay, dans ce monde où on se tutoie du nord des Bermudes aux confins de l’Arctique, là où la terre se déploie comme une aile d’albatros, mais la drogue qu’on prend là-haut, chez les Esquimaux dans les igloos au milieu des phoques et des aigles du Groenland est moins nocive que la morphine germanique que cette Indienne doit subir à en mourir dans la terre de ses ancêtres.

Le chat s’est blotti bien au chaud près du visage de Cruz qui s’est roulée en boule pour la nuit au pied du lit et Tristessa s’installe à l’autre bout, leurs pieds se touchent comme une mère et sa fille dans un lit à une place qu’il faut s’arranger pour rendre confortable — Le petit chaton rose est si bien persuadé (malgré les puces qui se promènent sur sa truffe et ses paupières) — que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes (au moins pour l’instant) — il veut se frotter contre le visage de Cruz, là où tout est bien — Lui, il ne remarque pas ses pansements, ni sa tristesse, ni ses horribles renvois de femme saoule, tout ce qu’il sait c’est que c’est elle la patronne, toute la journée il y a ses jambes dans la cuisine et de temps en temps elle lui donne à manger, en plus elle joue avec lui sur le lit, elle fait semblant de le battre, elle le prend dans ses bras pour le gronder, alors il rentre sa petite tête dans son petit cou, ferme les yeux et rabat ses oreilles en arrière dans l’attente des coups, mais elle ne faisait que le taquiner — C’est pour ça qu’il s’est assis tout près de Cruz, et il reste impassible quoi qu’il arrive, nous gesticulons dans tous les sens, une main peut effleurer ses moustaches, El Indio peut lancer un journal sur le lit et le faire tomber juste sur sa tête, ça ne fait rien, il nous aime tous, en bloc, il garde les yeux fermés et se roule en boule comme un Bouddha Félin, notre agitation le plonge dans la méditation, comme le Pigeon — je me demande si le chaton sait qu’il y a un pigeon sur l’armoire. Je voudrais bien que ma famille de Lowell puisse voir comment les hommes et les animaux vivent au Mexique —

Mais ce pauvre petit chaton n’est qu’une boule de puces, oh, ça ne le gêne pas trop, il ne perd pas son temps à se gratter comme ses cousins d’Amérique, il est résigné — je le prends dans mes bras, petit squelette tout maigre entouré de grosses touffes de fourrure — C’est si pauvre le Mexique, les gens sont pauvres et pourtant ils sont joyeux, insouciants — Tristessa, une junkie, elle traverse tout ça avec sa maigreur, sans souci, à sa place une Américaine n’en mènerait pas large — Il est vrai qu’elle tousse tout le temps et qu’elle se plaint, mais c’est comme le chat, lui aussi, tout d’un coup, il se met à se gratter avec fureur, pourtant ça ne lui sert à rien —

Ma cigarette s’est éteinte, je prends la bougie qui flambe dans un verre devant l’icône pour la rallumer — j’entends Tristessa marmonner quelque chose comme : « Voilà cet idiot qui se sert de notre autel pour allumer son clope » — Pour moi c’était un geste naturel — mais en l’entendant, ou en supposant que c’est ça qu’elle a dit, je sursaute et je demande du feu à El Indio, qui fait alors la même chose que moi, mais de manière indirecte, avec un bout de journal et une petite prière — J’ai compris le rituel et quelques instants plus tard je fais pareil — une petite prière en français : « Excousez-moué, ma Dame » — en accentuant le Dame à cause de Damema, Mère des Bouddhas.

Je me sens moins coupable de fumer maintenant et je sais que nous allons tous monter tout droit d’ici au paradis, fantômes d’anges dorés pris en stop par un Deus ex Machina vers des hauteurs Apocalyptiques Aristophaniques Divines — je me demande ce qu’en penserait le chat — Je dis à Cruz : « Votre chat a des pensées en or (su gata tienes pensas de or) » mais elle a des milliards de raisons de ne pas comprendre, des milliards de raisons qui nagent dans le flot laiteux de ses pensées enfouies dans sa souffrance — « What’s pensas ? » demande-t‐elle aux autres, elle ne sait pas que le chat a des pensées en or — Mais le chat l’aime tant, il ronronne de bonheur, son petit derrière posé sur son menton, yeux clos, petit chaton tout rond-ronron comme mon petit Pinky qui s’était fait écraser dans Atlantic Avenue, à New York, dans Brooklyn et Queens le flot des voitures est comme un monstre aveugle et fou furieux, des automates assis derrière leur volant assassinent cinq ou six chats par jour au même endroit disent les statistiques. « Mais celui-ci mourra d’une mort naturelle et mexicaine — de vieillesse ou de maladie — il deviendra un gros matou crasseux comme un tas de chiffons errant dans les ruelles, on le verra détaler comme un rat sous les ordures, si jamais Cruz l’abandonnait — Mais Cruz ne fera jamais ça, alors il reste collé à son menton, preuve vivante de son bon cœur. »

El Indio a rapporté des sandwiches, le chat miaule pour en avoir, El Indio le fait tomber du lit — mais finalement le Chat aura son bout de viande, il bondit dessus comme un petit Tigre fou, je pense : « S’il était aussi grand que celui du zoo il me dévorerait de ses grands yeux verts avant de me manger pour de bon. » Je suis dans un conte de fées du samedi soir, c’est plutôt agréable finalement grâce à l’alcool et à mes insouciants compagnons — et aux petites bêtes — je vois que le petit chihuahua attend humblement dans la douleur, la queue entre les pattes, qu’on lui donne un peu de pain ou de viande, si jamais un jour il hérite de la terre entière ce sera grâce à son humilité — Les oreilles couchées en arrière il pleurniche, il a un cri apeuré de tout petit chien — Cela dit il a passé la nuit à nous observer entre deux sommes, il médite sur la mort et le Nirvana, sur cet acharnement des mortels à marchander le temps jusqu’à la fin, à sa façon à lui avec une tendresse geignarde, terrorisée, suraiguë — qui dit : « Laissez-moi tranquille, je suis si fragile », alors on le laisse tout seul dans sa petite coquille menacée comme une barque minuscule sur les profondeurs de l’océan — Je voudrais tant partager avec ces êtres la clarté lunaire de mes intuitions, la magie mystérieuse, nuageuse, laiteuse du tréfonds de l’âme, de ce lieu où l’on apprend que tout est néant — ils ne s’inquiéteraient plus alors, jusqu’à ce qu’ils recommencent à s’inquiéter — Nous chancelons tous dans nos enveloppes mortelles, nés pour mourir, NÉS POUR MOURIR, je pourrais inscrire ces mots sur le mur, sur tous les Murs d’Amérique — Le pigeon avec ses ailes de paix, ses yeux venus de l’arche de Noé une nuit de lune ; le chien avec ses griffes noires et luisantes, né pour mourir, cela vacille dans ses yeux mauves, dans les petites artères de sa poitrine ; entre ses os de chihuahua, et les os magnifiques de Tristessa, elle aussi née pour mourir, sa beauté périssable, son bonheur triste, bientôt morte — et la mort d’El Indio, né pour mourir alors le samedi soir il se pique, c’est tous les soirs samedi, l’attente le rend fou, mais que peut-il faire d’autre — La mort de Cruz, une pluie sacrée coule sur sa tombe, sa bouche grimaçante figée dans son cercueil tapissé de terre au lieu de satin… et je me souviens de ma propre mort imminente, quelle magie, quelle douleur : « Si je possédais encore mon moi miraculeux de nouveau-né, du temps où je me rappelais ce qui était avant ma naissance, je n’aurais pas peur de la mort, je saurais que c’est le même songe creux » — Mais que dira le Coq quand il mourra, quand on plantera un couteau dans son cou fragile — Et la tendre Poule, elle qui boit une larme d’écume de bière dans la paume de Tristessa, son bec rouge se retroussant comme une bouche — quand elle mourra, Tristessa gardera par amour son os porte-bonheur dans une pelote rouge, et pourtant, tendre Mère Poule de notre Arche de Noé Nocturne, ta lignée remonte si loin dans la nuit des temps qu’on ne peut concevoir le premier œuf dont tu es issue, mais ils te tailleront en pièces, te couperont la queue, te passeront dans un hachoir en acier, et vous vous étonnez qu’elle tremble à l’idée du châtiment ? Et la mort du chat, petit rat mort dans une gouttière, petit minois défiguré — Je voudrais transmettre à leurs angoisses mortelles ce Savoir qui me vient du Fond des Âges et qui apaise la souffrance grâce à la douceur silencieuse d’un amour absolu omniprésent dans le passé, le présent et le futur, dans ce Vide inconnaissable et sans devenir où les choses se contentent d’être. Mais ils le savent, tous, hommes et bêtes et femme d’amour, et mon Savoir Ancien est si ancien qu’ils le possédaient bien avant que je naisse.

J’ai un coup de cafard, il faut que je rentre. Chacun d’entre nous, né pour mourir.

Il me faudrait une explication géniale de la clarté cristalline des mondes pour prouver que nous serons sauvés — Les calculs des ordinateurs n’ont rien à dire là-dessus et seront toujours muets — Ce n’est pas parce que Cruz a fait cuire sur un réchaud à kérosène d’énormes marmites de viande de génisse, de veau, de tripes de veau et de cervelles de génisse… qu’elle ira en enfer, personne ne lui a jamais dit d’arrêter le massacre, et même si on le lui avait dit, le Christ, Bouddha ou Saint Mahomet, on ne lui ferait quand même pas de mal — bien que, nom de Dieu, la génisse ait souffert —

Le chaton miaule, il veut de la viande — il est lui-même un petit bout de viande tremblante — l’âme mange l’âme dans le néant universel.

« Cesse de te plaindre ! » J’ai crié cela au chat qui délirait par terre, et il se décide enfin à sauter près de nous sur le lit — La poule frotte doucement son flanc duveteux sur le bout de ma chaussure, je la sens à peine, il a fallu que je regarde pour la reconnaître, quelle douce caresse de Mère Maya — Elle est la pondeuse Magique sans origine, la poule infinie à qui on a coupé la tête — Le chat miaule avec une telle violence que je commence à m’inquiéter pour la poule, mais non, maintenant il a trouvé une odeur sur le sol et la renifle en rêvant paisiblement, pauvre petit bonhomme, je tapote ses épaules maigres et poisseuses — Il est temps que je parte, j’ai caressé le chat, fait mes adieux au Dieu Pigeon, et je vais abandonner cette atroce cuisine en plein milieu d’un rêve doré et vicieux — En fait tout ceci a lieu à l’intérieur d’un seul et vaste esprit, nous dans la cuisine, je n’y crois pas, pas un mot, pas un atome de chair, je vois à travers nos formes charnelles (les poules et les autres) la blancheur future de la réalité claire comme une améthyste — je suis inquiet, pas content — Je fais « Bouh ! », le coq me regarde, il se demande : « Qu’est-ce que ça veut dire, bouh ? », et il répond : « Cocoliquot ! » en ce dimanche matin (c’est juste, il est deux heures du matin), et je revois les coins sombres d’une maison de rêve, je me souviens de la cuisine obscure de ma mère il y a très longtemps, dans des rues glacées, c’est l’autre côté du rêve de cette cuisine glacée d’aujourd’hui avec ses lézardes qui suintent et les horreurs de la ville indienne de Mexico — Cruz essaye faiblement de me dire bonne nuit alors que je me prépare à partir, je lui ai tapoté l’épaule plusieurs fois, au bon moment, en pensant que c’est ce qu’elle désirait et je lui ai affirmé que je l’aimais et que j’étais de son bord, « mais je n’ai pas de bord », je me mens à moi-même — je me suis demandé quel effet cela faisait à Tristessa, que je caresse Cruz — car un instant j’ai eu l’illusion que Cruz était sa mère, l’intuition d’un moment de folie : « Tristessa et El Indio sont frère et sœur, elle est leur Mère et ils la rendent folle à parler comme ça dans la nuit de leur morphine, de leur poison » — Et puis j’ai repris mes esprits : « Cruz aussi est une toxicomane, elle prend trois grammes de morphine par mois, elle est sur la même longueur d’onde qu’eux avec leurs drames imaginaires, ils seront malades toute leur vie tous les trois, pleurants et gémissants, adonnés et affligés. Comme les maladies des fous, ces encéphalites internes qui vous font vous démolir la santé exprès pour garder l’illusion d’un faible plaisir chimique qui n’est fondé sur rien sinon sur l’idée qu’on s’en fait — C’est une gnose, ils me transformeront sûrement moi aussi le jour où ils essayeront de me lier à la morphine. Et vous, pareil. »

Bien que la piqûre m’ait fait du bien et que depuis je n’aie rien bu, je suis envahi par une sorte de lassitude béate qui agit avec une force sauvage — la morphine a émoussé mes angoisses mais je me passerais bien de cette faiblesse qu’elle a installée dans ma poitrine — je vais les étonner — « Je ne veux plus de morphine », je le jure, et je voudrais m’éloigner de ces conversations de défoncés qui m’ennuient à la fin, même si j’y ai par moments prêté l’oreille.

Je me lève pour partir, El Indio va m’accompagner jusqu’au coin de la rue, bien qu’il ait d’abord discuté avec les autres comme s’il voulait rester ou obtenir encore quelque chose — Nous sortons rapidement, Tristessa referme la porte derrière nous, je la regarde à peine, juste un coup d’œil quand elle ferme la porte pour lui faire comprendre que je la verrai plus tard — Nous marchons d’un bon pas dans les contre-allées luisantes sous la pluie, tournons à droite et prenons un raccourci vers la rue du marché, j’ai déjà parlé du chapeau noir d’El Indio et me voilà donc dans la rue avec le fameux Bâtard Noir — Je lui ai dit tout à l’heure en riant : « Vous ressemblez tout à fait à Dave (l’ex-mari de Tristessa), vous portez même le chapeau noir », c’est ainsi que j’avais vu Dave une fois, à Redondas — un vendredi soir de labeur et de folie, les autobus roulent lentement comme à la parade et sur le trottoir il y a foule ; Dave a tendu le paquet à son boy, le vendeur a appelé le flic qui est arrivé en courant, le boy l’a rendu à Dave qui lui a dit : « Okay, prends-le et barre-toi », il le lui a lancé à nouveau et le boy a bondi sur la plate-forme d’un autobus en marche, il s’est fondu dans la foule, ses membres et tout son corps suspendus au-dessus de la chaussée, ses bras raidis cramponnés au montant de la porte, il a semé les flics, pendant ce temps, Dave s’est transporté dans un saloon où il a enlevé son légendaire chapeau noir, il s’est installé au comptoir au milieu d’hommes qui regardent droit devant eux — les flics ne l’ont pas retrouvé — J’avais admiré son cran, maintenant c’est El Indio que j’admire — Alors que nous sortons du pâté de maisons où habite Tristessa il siffle et hèle un groupe d’hommes au coin de la rue, nous passons devant eux, ils se dispersent, nous arrivons au coin et continuons à marcher en parlant, je n’ai pas fait attention à son manège, tout ce que je veux c’est rentrer chez moi — Il commence à bruiner —

« Yo voy dormiendo, je vais dormir », dit El Indio, il joint les mains et pose sa joue dessus — Je dis : « Okay », puis il fait une déclaration plus compliquée, il semble traduire son geste en mots, mais le sens général de son discours m’échappe, il est déçu: «Yo un untiende » (vous ne comprenez pas) mais en fait j’ai très bien compris qu’il veut aller se coucher — Je redis : « Okay » — Nous nous serrons la main — Ensuite nous échangeons tout un rituel de sourires, sur les pavés disjoints de Redondas —

Pour le rassurer je lui adresse un sourire d’adieu et commence à m’éloigner mais il observe attentivement chaque frémissement de mes lèvres et de mes paupières, je ne peux pas le quitter sur une œillade forcée, je veux que mon sourire l’accompagne sur son chemin, il me répond avec des sourires d’une égale sophistication psychologique, nous nous renvoyons toutes sortes de messages avec ces extravagants sourires, si bien que la tension le fait trébucher sur un pavé, et il m’envoie encore un sourire qui répond au mien, nous n’en voyons pas la fin, mais nous finissons par nous éloigner l’un de l’autre à pas lourds, comme à regret — un regret qui ne dure qu’une fraction de seconde, et puis l’air frais de la nuit cingle votre solitude renaissante, toi et ton Indio devenez des hommes neufs et l’action de sourire se retranche dans un temps révolu, ce n’est plus nécessaire — Chacun rentre chez soi, ce n’est pas une raison pour sourire toute la nuit à moins d’être dans un salon — Comme l’univers de la courtoisie est aride —

Je longe la Wild Street de Redondas, sous la pluie encore fine, je fraye laborieusement mon chemin au milieu d’une activité frénétique, des centaines de putains sont alignées contre les murs dans Panama Street devant leurs cellules pas plus grandes que des berceaux, il y a toujours une grosse Mamacita qui trône à côté du cochon en céramique, quand vous partez elle demande un petit quelque chose pour le cochon, symbole de la cuisine, cocina — Des taxis maraudent, des truands préparent leur coup, les putains hèlent les clients de leurs doigts recourbés, Suivez-moi jeune homme, les jeunes gens passent devant et les dévisagent sous toutes les coutures, bras dessus, bras dessous, les jeunes Mexicains se déplacent en groupe, comme à la Casbah, ils déambulent dans la rue des filles, cheveux dans les yeux, ivres, borracho, des brunes aux longues jambes, moulées dans leurs robes jaunes, les agrippent au passage, les supplient, se dandinent, tirent sur le revers de leurs vestes — les garçons hésitent — les flics flânent dans la rue, oisifs, ils ressemblent à de petits personnages qui seraient montés sur des roulettes invisibles cachées sous le trottoir — Un coup d’œil dans le bar, il y a des enfants bouche bée, un coup d’œil dans la boîte des travestis prostitués, grandes araignées en col roulé noir, qui font des numéros de danse érotique devant un parterre critique de vieux de la vieille qui n’auraient que vingt-deux ans — regardez dans leurs orbites, vous verrez le regard du criminel, criminel au paradis — Je joue des coudes pour avancer, la scène me plaît, au bout de mon bras je balance mon baluchon avec ma bouteille dedans, je me contorsionne, je louche vers quelques putains debout sur le seuil de leurs portes, elles m’injurient avec un vocabulaire stéréotypé — je suis affamé, j’entame le sandwich qu’El Indio m’a donné, au début j’avais voulu refuser pour qu’on le donne au chat, mais il a insisté, c’était son cadeau, alors je l’ai tenu délicatement contre ma poitrine — je m’en souviens tout d’un coup, je le mange — et quand il est fini je m’achète des tacos au passage, n’importe lesquels, dans les stands où l’on crie « Joven ! » — j’achète des saucisses de foie puantes baignant dans une sauce noire, des oignons blancs frits dans la graisse qui grésille sous le gril — j’enfourne toutes sortes de salsas piquantes, des bouchées de feu et je continue rapidement — cependant je m’en achète encore un ou deux, plus loin, du steak haché sur une planche de bois, il y a de tout dedans, de la tête, les abats, les cartilages, le tout écrabouillé dans une tortilla minable assaisonnée de sel, d’oignon et d’une feuille de salade coupée en dés, dans les bonnes échoppes c’est un sandwich délicieux — Il y a des dizaines d’échoppes l’une derrière l’autre sur un demi-mille le long de la rue, tristement éclairées à la bougie ou par des ampoules opaques, des lanternes bizarres, tout le Mexique est là, c’est l’Aventure, la Bohème dans la nuit, sur ce plateau immense et pierreux au milieu des bougies et de la brume — Je passe devant la place Garibaldi, le quartier général de la police, des foules étranges s’assemblent dans des rues étroites autour de musiciens silencieux que j’entends plus tard, de l’autre bout du pâté de maisons, jouer faiblement du piston — Des Marimbas jouent de la batterie dans les grands bars — Les riches et les pauvres mêlent leurs chapeaux à larges bords — Il y en a qui sortent en claquant les portes, ils crachent des bouts de cigare et se frottent les mains d’un air coupable comme s’ils s’apprêtaient à plonger dans un ruisseau gelé — Dans les rues adjacentes des autobus défunts clapotent dans la boue des ornières, les taches jaunes des robes des putains flamboyant dans l’obscurité, et le long des murs il y a des rangées d’hommes amoureux de la nuit mexicaine, cette grande amoureuse — De jolies filles passent, elles ont tous les âges, ces Gordos ridicules et moi tournons la tête pour les suivre du regard, elles sont insupportablement belles —

Je navigue le long de la poste, je traverse le bas de Juarez, le palais des Beaux-Arts est en train de sombrer non loin de là — je me traîne jusqu’à San Juan Letran où je marche vite en passant devant des endroits délicieux où ils font des churros et des beignets aigre-doux, tout chauds de la friture, mangez-les sur le trottoir dans la nuit péruvienne et vous aurez pris de l’avance sur l’ennemi — Il y a toutes sortes de gangs bizarres, on reconnaît les chefs à leur mine rayonnante de drogués de pouvoir, à leurs bonnets de ski en laine scandinave, leur accoutrement « zoot » et leur coiffure à la Pachuco — L’autre jour j’ai croisé une troupe d’enfants dans le ruisseau, leur chef était grimé en clown (un bas de nylon sur la tête) avec de grands cercles peints autour des yeux, les petits voulaient l’imiter, ils avaient des costumes de clown tout pareils, les yeux gris et noir avec des ronds blancs, de petits costumes de jockey en soie, petite troupe de héros à la Pinocchio (et à la Genet) avec tout leur falbala, au bord du trottoir, et un garçon plus âgé se moquait de Son Altesse le Clown : « Que fais-tu donc à clowner comme ça, Votre Altesse le Clown ? — N’y a-t‐il donc pas de paradis ? » « Il n’y a pas de Père Noël pour les Héros Clowns, petit fou » — D’autres bandes se terrent dans les bars pleins de bruit et de fureur, je leur jette un regard furtif à la Walt Whitman — Il commence à pleuvoir pour de bon, j’ai encore une longue marche à faire et mal à la jambe, aucune chance de trouver un taxi, le whisky et la morphine m’ont rendu insensible à la douleur de mon cœur empoisonné.

Dans le Nirvana, quand les nombres n’auront plus cours, alors il n’y aura plus rien qui puisse être dit « innombrable » mais à San Juan Letran la foule semblait innombrable — Et je me disais : « Fais l’addition de toutes les souffrances d’ici-bas jusqu’au fin fond de l’infinité des cieux pour voir si cela donne un nombre suffisamment grand pour émouvoir le Patron des Âmes Mortes dans cette Usine à Chair, dans la cité la Cité la CITÉ, toutes ces âmes souffrantes et nées pour mourir et broyées dans la rue à deux heures du matin sous les espaces incommensurables » — leur immensité infinie, la courbe du plateau mexicain qui s’étend sous la Lune — ils ne vivent que pour mourir, j’entends parfois leur chanson triste sur le toit de ma mansarde, le Tejado, à la lueur des chandelles, en attendant mon Nirvana ou ma Tristessa — alors qu’ils ne viennent ni l’un ni l’autre, à midi j’entends des radios qui résonnent dans ma tête, elles jouent La Paloma, je les entends à travers les lézardes du mur entre les fenêtres de l’immeuble — le drôle de gamin d’à côté chante, nous sommes dans le rêve, la musique est si triste, les cors anglais me font mal, les violons aigus gémissent, et le bla-bla-bla du speaker indien espagnol. Nous ne vivons que pour mourir, nous attendons chacun à notre étage, et là-haut dans le ciel il y a tout ce caramel doré, j’ouvre la porte — le ciel est un Diamant Sutra.

Je continue mon chemin, j’ai la démarche d’un homme saoul et malheureux, c’est dur, je heurte le trottoir glissant, dangereux, de l’huile végétale Tehuantepec s’est répandue par terre, le sol est verdâtre, envahi de germes qui grouillent, invisibles — comme si des cadavres de femmes étaient cachés dans mes poils, sur ma poitrine entre le sandwich et la peau — « Vous êtes des malades ! », je hurle en anglais dans la foule, « vous ne savez pas ce que vous faites dans cet enfer éternel suspendus à la corde qui fait sonner les cloches dans la tour, suspendus à la poupée Magadha, Mara le Tentateur, vous êtes fous… Tous affairés, agités, oiseaux de proie, chiens en chasse — Avec vos ruses et vos mensonges et votre confusion — Pauvres petits morveux dans les jupes de vos mères qui vous déversez à flots dans le défilé de votre Grande Rue dans la Nuit, vous ne savez pas que le Seigneur a mis tout cela en scène, tout organisé. » « Y compris votre mort. » « Et il ne se passe rien. Je ne suis pas moi, vous n’êtes pas vous, les innombrables ne sont pas eux-mêmes et il n’existe rien qui soit un Moi Unique In-Nombrable. »

Aux pieds de l’homme, je prie, en attendant, comme eux.

Comme eux ? Comme l’Homme ? Comme lui ? Il n’y a pas de Lui. Il n’y a que le vocable divin imprononçable. Qui n’est pas un Vocable, mais un Mystère.

À la racine du Mystère il y a deux mondes qu’une épée de lumière sépare —

Les gagnants du match de ce soir qui s’est déroulé dehors dans la brume près de Tacabatabavac déboulent dans la rue en brandissant leurs battes de base-ball pour que tout le monde voie comme ils savent taper fort, et la foule les ignore tranquillement car ce sont des enfants et non des délinquants juvéniles. Ils enfoncent leurs bérets pointus aux armes de l’équipe sur leur visage pour se protéger de la pluie, ils tripotent leurs gants et se demandent : « Est-ce que j’ai mal joué au cinquième tour ? Mais je me suis bien rattrapé au septième ? »

Au bout de San Juan Letran, il y a une dernière série de bars qui débouche sur un paysage dévasté, des champs de ruines dans la brume sans abri pour les clochards, rien que du bois, du Gorki, des égouts, des flaques, des ornières de trois mètres pleines d’eau stagnante dans la rue — faubourgs poudreux contrastant avec les lumières de la ville toute proche — Par la porte entrouverte des derniers bars lugubres j’aperçois des culs de femmes couverts de dentelles scintillantes et dorées, j’ai envie de m’envoler vers elles comme un oiseau en fuite. À l’entrée il y a des gosses endimanchés, à l’intérieur l’orchestre joue un cha-cha-cha larmoyant, des genoux se cognent les uns contre les autres alors que les danseurs prennent leur élan pour suivre le rythme fou, tout tangue, un Nègre Américain, s’il avait été là, m’aurait dit : « Ces mecs se défoncent rien qu’à se déhancher, ils passent leur temps à se faire un cinéma pas possible, ils fantasment à mort sur une nana, cette fille-là, et ils restent plantés là sur le seuil de la porte à se plaindre — tu vois ? Ils ne savent pas s’arrêter. C’est comme Omar Khayyam, je me demande ce que des marchands de soupe pourraient bien s’offrir qui ait seulement la moitié de la valeur de ce qu’elles vendent. » (Mon copain Al Dalmette.)

Je passe les derniers bars, il commence à pleuvoir vraiment fort et je marche le plus vite possible, je traverse une énorme flaque dont je sors trempé et je retombe dedans aussitôt — La morphine m’empêche de sentir l’humidité, ma peau et mes membres sont insensibles — je suis un enfant qui est allé faire du patin en hiver, il tombe dans un trou dans la glace et rentre en courant, ses patins sous le bras, pour ne pas prendre froid, je continue à ahaner sous la pluie panaméricaine, voilà justement le bruit assourdissant d’un avion de la Pan Am, il s’apprête à atterrir sur l’aéroport de Mexico avec des passagers venus de New York dans l’espoir de trouver ici l’envers de leurs rêves. Je lève la tête dans le crachin pour regarder sa queue d’étincelles — vous ne me verrez jamais atterrir dans une grande ville, tout ce que je suis capable de faire, c’est me cramponner au bras de mon fauteuil en claquant des dents, et pendant ce temps le pilote de l’avion nous conduit avec dextérité vers l’énorme catastrophe, l’avion explose en heurtant les entrepôts du quartier des taudis de la Vieille Ville Indienne, des flammes jaillissent — quoi ? on dirait des rats, ils viennent fouiller, revolver en poche, mes os fantômes, ils cherchent de l’or, et ensuite les rats nous mangent.

J’aime mieux marcher plutôt que prendre l’avion, ainsi je pourrai tomber en avant d’un coup, face contre terre, mourir comme ça — Avec un melon sous le bras. Mira.

J’arrive dans la superbe Orizaba Street (je viens de traverser dans la pluie et dans le noir les grands terrains boueux près du Ciné-Mexico et la sinistre rue des tramways, baptisée d’après le non moins sinistre Général Obregon, sa mère avait des roses dans les cheveux) — Dans Orizaba Street, il y a un bassin et une fontaine magnifique au centre d’une allée circulaire dans le parc verdoyant d’une splendide résidence tout en verre et en pierre avec des grilles anciennes et d’adorables déesses tout en spirales et en ondulations ; on dirait, quand on les regarde à la clarté de la lune et qu’elles se fondent alors dans l’architecture (c’est vraiment le mot juste) intérieure et magique de ces jardins d’Espagne, qu’elles ont été conçues pour de merveilleuses nuits d’amour. C’est le style de l’Andalousie.

Comme il est deux heures du matin, la fontaine ne fonctionne pas, mais de toute façon, sous la pluie, je passe devant, assis sur mon petit tramway personnel qui roule sur des rails souterrains dans un cliquetis d’étincelles comme les flics dans la petite rue des putains à trente-cinq blocks d’ici dans le centre de la ville —

Cette horrible nuit pluvieuse est en train de me rattraper — mes cheveux et mes chaussures sont trempés — mais ma veste est imperméable, et l’eau coule à l’extérieur — « Tiens, c’est à Richmond Bank que je l’ai achetée », dans une rêverie enfantine, je me mets à raconter mon aventure à des personnages héroïques — Je passe en courant devant la boulangerie, à deux heures du matin on n’y fait plus de donuts, ces petits pains tortillés sortis tout chauds du four et plongés dans du sirop qu’on vend à un guichet, deux cents la pièce, quand j’étais jeune j’en achetais de pleins paniers — c’est fermé maintenant, cette nuit de pluie du Mexico d’aujourd’hui ne recèle ni pain, ni roses, ni donuts tout frais, elle est lugubre. Je traverse une dernière rue, je ralentis, je me calme en soufflant un peu et en détendant mes muscles, je vais enfin rentrer, mortel ou pas, et dormir du doux sommeil des anges blancs.

Mais la porte qui donne sur la rue est fermée à clef, je n’ai pas la clef, toutes les lumières sont éteintes, je reste là debout dégoulinant sous la pluie sans refuge où me sécher et dormir — je vois une lumière à la fenêtre de Old Bull Gaines, je m’approche dans une sorte de stupeur, je ne vois que son rideau doré, je me dis : « Puisque je ne peux pas entrer chez moi, je vais frapper à sa fenêtre, je dormirai dans son fauteuil. » C’est ce que je fais, je frappe, et il sort de l’obscurité de l’immeuble où vivent au moins vingt personnes, en robe de chambre il traverse le petit espace découvert où tombe la pluie entre l’immeuble et la porte — il vient, il ouvre la porte métallique. Je le suis à l’intérieur — « Je ne peux pas entrer chez moi » — Il veut savoir ce que Tristessa a dit pour demain, ils doivent aller chercher de la marchandise au Marché Noir, Marché Rouge, Marché Indien — Il est d’accord pour que je reste dormir dans sa chambre — Je précise : « Jusqu’à huit heures, c’est l’heure à laquelle on ouvre la porte », et je décide soudain de me rouler en boule par terre dans un mince édredon, dès que je suis installé, il est doux comme un lit de plume, je suis couché, c’est divin, mes jambes lourdes de fatigue, mes vêtements humides par endroits (je suis emmitouflé dans le grand peignoir de Bull comme un fantôme dans un bain turc), le grand voyage dans la pluie est fini, je n’ai rien d’autre à faire que de rester couché par terre à rêver. Je me recroqueville et je m’endors. C’est le milieu de la nuit, une petite ampoule jaune est allumée et la pluie fait du bruit dehors, Old Bull Gaines a fermé les volets, il fume cigarette sur cigarette, c’est irrespirable, il n’arrête pas de tousser, « Rheu, rheu ! », une toux sèche de drogué, on dirait qu’il râle, qu’il proteste, chaque fois c’est comme s’il criait Réveille-toi ! — il est allongé, mince, squelettique, avec son long nez, son air efflanqué et miteux, il a une étrange beauté dans cet univers, le sien, décomposé, à l’abandon, qui semble avoir explosé sous l’action de la morphine (« j’étudie les âmes et les villes », dit-il en parlant de lui-même) — Et pourtant il a un cran extraordinaire. Il se met à mâchonner des bonbons, ça me réveille, je prends conscience du fait que Old Bull mange bruyamment des bonbons dans la nuit — Ceci est un rêve à plusieurs entrées — Agacé, je regarde avec anxiété et je le vois mâchouiller un bonbon après l’autre, quelle activité stupide pour quelqu’un qui est dans son lit à quatre heures du matin — À quatre heures et demie le voilà qui se lève pour faire chauffer deux capsules de morphine dans une cuiller — il faut le voir, une fois qu’il a fait sa piqûre, lécher la cuiller avec sa grosse langue repue et cracher dedans avant de la nettoyer en la frottant avec un bout de papier jusqu’à ce qu’elle brille comme de l’argent, pour que le résultat soit parfait, il a mis une pincée de cendre — Et il se recouche, ça commence à venir, il faut attendre une dizaine de minutes, un sursaut — il se sentira vraiment bien dans vingt minutes — sinon il va me réveiller de nouveau en fouillant dans son tiroir pour chercher des somnifères — « Alors il pourra dormir. »

Alors moi, je pourrai dormir. Mais non. Il se remet tout de suite à chercher une autre sorte d’adjuvant, se lève, ouvre son tiroir et en sort un tube de comprimés de codéine, en compte dix et les avale d’un coup avec un reste de vieux café froid qu’il a trouvé dans la tasse sur la chaise près de son lit — et il souffre dans la nuit, avec la lumière allumée et ses cigarettes — À un moment donné, à l’aube, il finit par s’endormir — Je me lève après avoir un peu hésité, vers 9 heures ou 8 heures ou 7 heures, j’enfile rapidement mes vêtements mouillés pour me précipiter là-haut vers mon lit chaud et mes vêtements secs — Old Bull dort, il a enfin réussi, il est au Nirvana, il ronfle, il n’est plus là, je suis désolé d’avoir à le réveiller mais il faudra bien qu’il s’enferme au verrou — Dehors il fait gris, la pluie s’est enfin arrêtée de tomber après la grande averse de l’aube. Cet orage a fait 40 000 sans-abri dans le quartier nord-ouest de Mexico. Old Bull est loin des orages et des inondations avec ses seringues et ses poudres et ses cotons et ses compte-gouttes et tout son fourbi à côté de son lit — « Quand tu as de la morphine, tu n’as besoin de rien d’autre, mon garçon », me dit-il dans la journée, bien peigné, bien installé dans son grand fauteuil avec ses journaux, l’image même de la bonne santé — « Je l’appelle Madame Poppy. Quand tu as de l’opium, tu n’as besoin de rien d’autre — Toute cette bonne O qui te descend dans les veines, ça te donne envie de chanter Alléluia ! » Il se met à rire. « Mettez Grace Kelly sur cette chaise, Morphine sur celle-là, je choisis Morphine. »

« Et si c’était Ava Gardner ? »

« Ava Gvavna et toutes les Vavas de tous les pays — si j’ai ma M du matin et ma M de l’après-midi et ma M du soir en allant au lit, je n’ai même pas besoin de savoir quelle heure il est à l’Horloge de l’Hôtel de Ville — » Il me dit tout ça et d’autres choses encore, tout en hochant vigoureusement la tête pour exprimer sa sincérité. Sa mâchoire tremble d’émotion. « Nom de Dieu, si je n’avais pas de drogue je m’ennuierais à périr, je mourrais d’ennui », il est au bord des larmes — « J’ai lu Rimbaud et Verlaine, je sais de quoi je parle — La drogue, c’est la seule chose que je désire — Tu n’as jamais été en manque, tu ne sais pas ce que c’est — Putain, quand tu te réveilles malade le matin et que tu prends une bonne dose, ça fait du bien. » Je me vois d’ici avec Tristessa, nous nous réveillons dans notre grand lit de folie conjugale plein de couvertures, de chiens, de chats, de canaris et de taches de drogue sur l’édredon, nous avons les épaules nues, l’un contre l’autre (sous le doux regard du Pigeon), elle me fait ou je me fais une grande injection de poison couleur d’eau dans le bras et ça passe instantanément dans tout le corps — vous sentez la faiblesse de votre corps qui tombe dans la maladie — mais je n’ai jamais souffert du manque, je ne connais pas l’horreur de la maladie — C’est une histoire que Old Bull raconterait beaucoup mieux que moi —

Il m’ouvre la porte, il est sorti du lit en crachotant et en grommelant — il tient son pyjama et sa robe de chambre, en même temps il appuie sur son estomac à l’endroit où ça lui fait mal, il a une caverne à l’intérieur, une espèce de hernie — pauvre vieux bonhomme de presque soixante ans et qui traîne ses maladies sans déranger personne — Né à Cincinnati, élevé sur les Steamboats de la Red River (aurait-il les jambes rouges ? ses jambes sont blanches comme neige) —

Je vois qu’il ne pleut plus et j’ai soif et j’ai bu le demi-litre d’eau de Old Bull (il la fait bouillir et la conserve dans une carafe) — Je traverse la rue en pataugeant dans mes chaussures trempées et j’achète un Spur-Cola glacé et je le bois en chemin — Le ciel s’éclaircit, il y aura peut-être du soleil dans l’après-midi, la journée s’annonce violente, on sent l’Atlantique comme à une journée de voile au large de la côte de Firth en Écosse — Je brandis mentalement le drapeau impérial et je monte quatre à quatre les deux premiers étages qui mènent à ma chambre, le troisième est branlant, ce sont des poutrelles d’acier couvertes de sable qui grincent sur les clous, j’arrive sur le sol en torchis tassé du toit, le Tejado, et je marche dans les petites flaques glissantes le long du rebord qui n’a que soixante centimètres de hauteur, on peut très facilement tomber, dégringoler les trois étages et se fracasser le crâne sur le carrelage de style espagnol, là où les Américains provoquent des rixes au petit jour, parfois, leurs voix sont rauques — je pourrais très bien tomber, d’ailleurs Old Bull a failli tomber quand il habitait sur ce toit, il y a vécu un mois, les enfants s’assoient sur la pierre douce du rebord de soixante centimètres et s’amusent et bavardent, ils courent sur ce truc toute la journée, je préfère ne pas les regarder — Après avoir contourné les deux angles de l’abîme j’arrive dans ma chambre et j’ouvre mon cadenas qui ne tient que par des clous pourris et à moitié arrachés (une fois j’ai laissé la porte ouverte toute la journée) — J’entre et je claque la porte derrière moi, la pluie a fait gonfler le bois, et le haut de la porte ne ferme presque plus — J’enfile mon pantalon de vagabond, de hobo, et deux grandes chemises de hobo et je me mets au lit avec de grosses chaussettes et je finis le Spur-Cola, je pose la bouteille sur la table et je dis : « Ah », et je m’essuie la bouche et pendant un moment je contemple les trous dans ma porte qui laissent voir le ciel du dimanche matin et j’entends les cloches de l’église d’Orizaba Street et les gens vont à la messe et je vais dormir et je me rattraperai plus tard, bonne nuit.

« Sois loué, Seigneur, Toi qui aimes tout ce qui vit. »

Pourquoi faut-il que je commette des péchés et que je me signe ?

« Parmi toutes les idées qui se sont accumulées depuis le commencement des temps, dans le présent et jusque dans le futur infini, il n’en est aucune que l’on puisse saisir. »

C’est la vieille question du « Oui la vie n’existe pas », mais vous voyez une belle femme, ou autre chose, que vous ne pouvez pas ne pas désirer puisqu’elle est là devant vous — Cette femme magnifique de vingt-huit ans debout devant moi avec son corps fragile (« Je le pends à mon cou — c’est un fétiche — pour que personne ne regarde et voie mon corps magnifique », elle croit qu’elle plaisante, elle ne se trouve pas belle), et ce visage sur lequel on lit si bien la douleur et la beauté qui ont sûrement été utilisées dans la fabrication de ce monde fatal — une aurore magnifique qui vous cloue immobile dans les dunes à contempler la mer et à entendre dans le silence la Musique Magique Flamboyante de Wagner — la silhouette fragile et sacrée de la pauvre Tristessa, son pauvre petit corps courageux et tendu et usé par la drogue, si léger qu’un homme pourrait le lancer en l’air à trois mètres de haut — un baluchon de mort et de beauté — cette Forme totalement pure devant moi, tous les pièges et toutes les tortures de la beauté sexuelle, les seins, la taille, tout ce désordre de la femme qu’on peut serrer dans ses bras, même si elles sont grandes de six pieds de haut on peut s’assoupir sur leurs ventres dans la nuit, une sieste sur un rivage de rêve de femme — Vous savez, comme Goethe à quatre-vingts ans, que l’amour est futile et vous vous en arrachez — Vous repoussez le baiser tiède, la langue, les lèvres, la pression sur la taille fine, l’appel de cette chose qui flotte, tiède contre vous et que vous serrez fort — petite femme — pour laquelle coulent les fleuves et tombent les hommes des échelles de corde — Les doigts longs et minces et froids de Tristessa, et lents et calmes et nonchalants comme la fente de ses lèvres — Nuit d’Espagne de Tristessa de son trou d’amour profond, quand elle rêve de vous elle voit des combats de taureaux, la rougeur pâle indolente humide de la joue — Et toutes les merveilles simultanées d’une merveilleuse femme pour lesquelles un jeune homme étranger perdu dans un pays lointain rêve d’y rester — Dans mes voyages en Amérique du Nord je tournais en rond et j’ai vécu mainte morne tragédie.

Tristessa est venue me rendre visite dans ma chambre, je suis debout face à elle, je la regarde, elle ne veut pas s’asseoir, elle reste debout et elle parle — dans la lumière des bougies elle est ardente et excitée et belle et rayonnante — Je m’assois sur le lit, je garde les yeux baissés, je regarde le sol de pierre pendant qu’elle parle — Je n’écoute même pas ce qu’elle raconte, il s’agit de drogue, de Old Bull, de son immense fatigue — « J’irai faire ça demain — DEMAIN — » elle me pousse de la main pour attirer mon attention, alors je marmonne : « Ouais, ouais, vas-y » et elle continue son histoire à laquelle je ne comprends rien — Je suis incapable de la regarder, trop peur des idées qui me viendraient — Mais elle prend tout ça en charge à ma place, elle dit : « Oui, nous sommes dans la douleur — » Je dis : « La vida es dolor » (la vie est souffrance), elle acquiesce, elle dit que la vie, c’est aussi l’amour. Elle me montre mon attirail de papiers relié en cuir et mes enveloppes de chez Sears Roebuck, les timbres, les enveloppes Par Avion, et elle dit : « Même si tu avais un million de pesos, je ne sais pas combien, ils ne bougeraient pas, ils ne feraient rien pour toi » — comme si j’avais un million de pesos cachés dans le plancher — « Un million de pesos ne bougent pas — mais quand tu as une amie, l’amie te donne dans le lit », elle parle les jambes un peu écartées en balançant les hanches en direction du lit pour exprimer combien un être humain est plus précieux qu’un million de pesos — Je suis envahi par l’idée de l’irrépressible tendresse qu’il y aurait à recevoir cette offrande d’amitié du corps malade sacrifié de Tristessa et j’ai presque envie de pleurer ou de la saisir et de l’embrasser — Une vague de solitude me submerge au souvenir d’amours passées, de corps dans des lits, et du jaillissement qui vous laisse sans défense quand vous pénétrez dans les profondeurs de votre bien-aimée et que le monde entier y pénètre avec vous — Bien que nous sachions que Mara le Tentateur est l’incarnation du mal, les chemins de la tentation sont innocents — Comment pourrait-on condamner Tristessa, alors qu’elle éveille la passion en moi, sans rien faire, sauf d’être un champ de pureté ou une dupe de l’innocence ou le témoin matériel de ma concupiscence meurtrière, comment la condamner et quand pourrait-elle être plus adorable que là, debout, alors qu’elle m’explique mon amour sans détour en le mimant de ses cuisses ? Elle plane, elle n’arrête pas de tirer sur le revers de son kimono (sous lequel on aperçoit son jupon) et elle essaye en vain de l’attacher, alors qu’il est inattachable, à un bouton manquant de son manteau — Je regarde dans les profondeurs de ses yeux pour lui demander : « Serais-tu cette sorte d’amie pour moi ? » et elle me rend mon regard droit dans les yeux, neutre, elle est partagée entre sa répugnance à l’idée d’être infidèle au contrat qui la lie personnellement à la Vierge Marie et son désir de me faire du bien par amour, et ce partage la rend aussi mystérieuse que Tathagata dont on décrit l’aspect en disant qu’il n’existe pas, qu’il est aussi invisible et impénétrable que la direction dans laquelle est partie la flamme d’un feu éteint. Je n’obtiens de ses yeux ni oui ni non aussi longtemps que je les interroge. Très énervé je me lève, m’assieds, me relève, m’assieds à nouveau, elle reste debout à m’expliquer encore d’autres choses. Je suis émerveillé par les petites rides de sa peau si sensible le long de l’arête de son nez, de petites lignes régulières et précises, et par son petit rire joyeux qui lui vient si rarement, un rire de petite fille, d’enfant gaie — C’est moi qui en porterai la faute, si je joue avec elle.

Je voudrais la prendre des deux mains par la taille et l’attirer lentement près de moi en murmurant quelques mots choisis de tendresse soudaine comme « Mi gloria angela » ou « Mienne quoi qu’il arrive » mais je n’ai pas de mots pour dissimuler mon désarroi — Ce serait pire que tout, n’est-ce pas, si elle me repoussait en disant : « Non, non, non », vous voyez ça, le jeune premier dans un film bien français, tout penaud avec sa petite moustache, en train d’être repoussé par une petite blonde, la femme du mécanicien, à côté d’une barrière, dans la fumée, au milieu de la nuit, dans un entrepôt de la SNCF, et je me détourne avec un visage d’amoureux blessé et je demande pardon — et je m’en vais avec désormais l’impression qu’il y a en moi un penchant bestial que je n’avais pas remarqué, ce sont des idées que se font tous les jeunes amoureux, et les vieux. Je ne veux pas dégoûter Tristessa — Ce serait horrible de meurtrir les tendres secrets des pétales de sa chair, elle se réveillerait au matin blottie contre le dos d’un homme quelconque qu’elle n’aurait pas désiré, qui lui aurait fait l’amour dans la nuit et se serait endormi après pour se remettre d’aplomb, et se serait réveillé mal rasé, et qui par sa seule présence aurait mis de la consternation là où il y avait l’absolue parfaite pureté de l’absence.

Mais ce que j’aurai manqué, quand je n’aurai pas connu cet élan amical d’un corps d’amoureuse venant vers moi, tout à moi, mais cela aurait été l’abattoir, on ne peut que faire des ravages dans ce qu’une fille peut donner — Quand Tristessa avait douze ans, de vieux prétendants lui tordaient le bras au soleil devant l’entrée de la cuisine de sa mère — J’ai vu ça un million de fois, au Mexique, les jeunes hommes veulent les jeunes filles — Ils ont un taux de natalité catastrophique — Ils les débitent à la tonne, braillards et mourants dans des berceaux à la mode japonaise comme des bonbonnes de vin — J’ai perdu le fil —

Ah oui, les cuisses de Tristessa et cette chair dorée toute à moi, suis-je donc un Homme des Cavernes ? Je suis un Homme des Cavernes.

Un Homme des Cavernes enterré profondément sous la terre.

Il y aurait simplement le halo de ses joues autour de sa bouche palpitante et mon souvenir de ses yeux splendides, je serais assis dans une boîte à la mode en France, l’orchestre fait un malheur et je me retourne vers le monsieur à côté de moi en murmurant : « Elle est splendide, non ? » — Avec une fiasque de Johnny Walker dans la poche intérieure de mon smoking.

Je me lève. Il faut que je la voie.

Pauvre Tristessa, chancelante, elle explique tous ses problèmes, elle n’a pas assez d’argent, elle est malade, elle sera malade au matin, et dans son regard j’ai cru saisir l’ébauche d’une ombre d’accord à l’idée que je pourrais être son amant — La seule fois où j’ai vu Tristessa pleurer, c’est quand elle était en manque au bord du lit de Old Bull, elle se tamponnait les yeux comme une femme en train de faire ses neuvaines quotidiennes sur un banc d’église tout au fond de la nef — De nouveau elle montre le ciel du doigt : « Si mon ami ne me paie pas de retour », elle me regarde droit dans les yeux, « mon Seigneur me le rendra — plus » et je sens l’Esprit qui entre dans la chambre alors qu’elle attend, debout, un doigt levé, sur ses jambes écartées, confiante, que son Seigneur la paie de retour — « Alors je donne toutes les choses que j’ai à mon ami et s’il ne le rend pas » — elle hausse les épaules — « mon Seigneur me le rend » — elle est de nouveau sur le qui-vive — « Plus » et l’Esprit flotte autour de la chambre, je prends conscience de l’horreur véritable, mortifère, de tout cela (elle attend si peu, en retour), maintenant je vois une couronne sur sa tête avec d’innombrables mains comme autant de rayons qui sont venus depuis les dix côtés de l’Univers pour la bénir et la sacrer Bodhisat parce qu’elle sait cela et le dit si bien.

La Lumière de son âme est parfaite — « Et nous sommes rien, toi et moi » — elle me touche la poitrine, « Jew — Jew — » (c’est sa façon de dire « Toi ») « — et moi » — elle montre sa poitrine — « Nous sommes rien. Demain nous pouvons mourir, tu vois, nous sommes rien — » Je suis d’accord avec elle, je ressens l’étrangeté de cette évidence, je sens que nous sommes deux fantômes de lumière vides ou des spectres dans de vieilles histoires de maisons hantées, diaphanes et précieux et blancs — Elle dit : « Je sais que tu veux dormir. »

Je dis : « Non non », en voyant qu’elle veut partir —

« Je vais dormir, demain matin tôt je vais chercher les hommes et la morphine et revenir voir Old Bull » — et puisque nous sommes nada, rien, j’oublie ce qu’elle a dit à propos des amis, plongé dans la beauté de ses imaginations étranges, intelligentes et totalement vraies — « C’est un Ange », je ne fais que le penser, secrètement, et je l’accompagne vers la porte en réprimant un geste du bras alors qu’elle s’appuie contre la porte en disant qu’elle s’en va — Nous faisons attention de ne pas nous toucher — Je suis tremblant, une fois elle m’a fait bondir au plafond, elle avait effleuré mon genou du bout du doigt pendant que nous parlions — c’était la première fois que je la voyais, un après-midi ensoleillé, elle portait des lunettes noires, derrière la fenêtre, il y avait une bougie allumée pour le plaisir, les plaisirs débiles de la vie, elle fumait, elle était superbe comme une tenancière de Las Vegas ou comme l’égérie de la Révolution dans le Mexique de Zapata avec Marlon Brando — avec les braves de Culiaco et tout — C’est à cet instant qu’elle m’a séduit — Dans l’espace doré de l’après-midi, son allure, sa beauté pure comme de la soie, les enfants riaient et moi je rougissais, dans la maison de ce type où nous avions rencontré Tristessa, c’est là que toute cette histoire a commencé — Sympathique Tristessa, son cœur est un portail en or, au début je croyais qu’elle était une méchante sorcière — Je venais de rencontrer une sainte dans le Mexique moderne et j’imaginais des histoires de vaines fatalités et de trahisons nécessaires — comme la trahison du vieux père quand il a fait sortir par ruse les trois petits enfants qui jouent en criant dans la maison en flammes : « Je vous donnerai à chacun votre voiture préférée », et les voilà qui arrivent en courant pour chercher leurs carrioles, et il leur offre le Grand Char Unique Incomparable, le Véhicule Unique, ils sont trop jeunes pour l’apprécier — il aurait dû me le proposer — Je regarde les jambes de Tristessa et je décide d’échapper à mon destin et de me reposer au-delà du paradis.

Je joue avec ses yeux fabuleux et elle ne rêve que de vivre dans un monastère.

Je pense à part moi : « Laisse Tristessa tranquille », j’aurais pu me dire aussi bien : « Laisse le petit chat tranquille, ne lui fais pas de mal » — et je lui ouvre la porte, nous sortons de ma chambre, il est minuit — Je suis maladroit, je trébuche, je porte une grosse lanterne de cheminot pour éclairer ses pas pendant que nous descendons les marches dangereuses, pas la peine de le lui dire, elle a failli tomber en montant, elle était essoufflée, mais en descendant elle sourit, elle relève un peu sa jupe de la main avec cette majestueuse, merveilleuse lenteur de la femme, comme une Victoire chinoise.

« Nous sommes rien. »

« Demain nous pouvons mourir. »

« Nous sommes rien. »

« Toi et Moi. »

Poliment, j’éclaire son chemin jusqu’en bas et je l’accompagne jusque dans la rue où je hèle un taxi blanc qui la ramènera chez elle.

Depuis le commencement des temps et jusque dans l’infini du futur des hommes ont aimé des femmes sans le leur dire et le Seigneur les a aimés sans le leur dire, et le néant n’est pas le vide puisqu’il n’y a rien avant.

Es-tu là, Dieu Étoilé ? — Elle est affaiblie, la pluie fine qui avait brisé ma sérénité.

Archives par mois