Metal hurlant – Gerald Potterton
Dans le paysage de l’animation pour adultes du début des années 1980, un film s’est distingué par son audace visuelle, son ambiance résolument rock et sa dimension transgressive : « Métal Hurlant » (Heavy Metal en anglais), réalisé par Gerald Potterton et produit par Ivan Reitman en 1981. Adaptation cinématographique des univers développés dans le magazine français de science-fiction et de fantasy « Métal Hurlant » et sa version américaine « Heavy Metal », ce long-métrage d’animation est devenu au fil des décennies une œuvre culte, incarnation parfaite de l’esprit rebelle et créatif de son époque.
Une anthologie cosmique sous l’égide du mal
« Métal Hurlant » se présente sous la forme d’une anthologie de récits de science-fiction et de fantasy reliés par un fil conducteur : le Loc-Nar, une mystérieuse sphère verte présentée comme « la somme de tout mal » dans l’univers. Cette entité maléfique raconte sa propre histoire à une jeune fille terrifiée, présentant à travers différents récits comment elle a influencé divers mondes et époques.
De la Terre post-apocalyptique de « Harry Canyon » (pastiche de « Taxi Driver » transposé dans un futur délabré) aux guerriers barbares de « Den » (où un adolescent chétif est transformé en héros musclé dans un monde parallèle), en passant par le procès surréaliste du capitaine Lincoln F. Sternn, les zombies de « B-17 » et les guerrières amazones de « Taarna », chaque segment déploie un univers distinct avec son propre style visuel et narratif.
Cette structure épisodique permet d’explorer une variété impressionnante d’atmosphères et d’esthétiques, tout en maintenant une cohérence thématique autour des notions de corruption, de pouvoir et de résistance face aux forces du mal. Le segment final, « Taarna », qui met en scène une guerrière muette vengeant la destruction de sa civilisation, offre une conclusion épique à cette mosaïque narrative.
Une explosion visuelle entre underground et space opera
L’un des aspects les plus marquants de « Métal Hurlant » est son approche visuelle audacieuse et éclectique. Loin de proposer un style uniforme, le film embrasse la diversité esthétique des artistes qui ont contribué au magazine original.
Le film s’inspire directement du travail d’illustrateurs emblématiques comme Moebius (Jean Giraud), Richard Corben, Angus McKie ou Berni Wrightson, adaptant leurs univers graphiques avec une fidélité remarquable. Chaque segment possède sa propre signature visuelle : le trait nerveux et urbain de « Harry Canyon », le style charnu et hyperréaliste de « Den », l’esthétique rétro-futuriste du « Capitaine Sternn » ou les paysages désertiques et mystiques de « Taarna ».
L’animation, réalisée par plusieurs studios sous la direction de Potterton, varie en qualité mais présente des moments de véritable grâce visuelle. Certaines séquences, comme le vol de Taarna sur sa monture oiseau à travers des canyons désertiques, atteignent une beauté lyrique qui transcende les limitations techniques de l’époque. D’autres jouent délibérément avec les codes de l’animation underground et des comics pour adultes, privilégiant l’expressivité à la fluidité parfaite.
La représentation des technologies futuristes, des créatures extraterrestres et des paysages aliénés témoigne d’une imagination débridée et d’une volonté de repousser les limites de ce que l’animation pouvait montrer au début des années 1980. Des vaisseaux spatiaux aux architectures impossibles, des mutations corporelles aux créatures biomécanoïdes, le film déploie un bestiaire visuel qui a profondément marqué l’imaginaire de la science-fiction.
Le génie créatif de Gerald Potterton
Gerald Potterton, réalisateur canadien ayant travaillé auparavant avec les studios d’animation nationale du Canada et collaboré avec George Dunning sur « Yellow Submarine » des Beatles, trouve dans « Métal Hurlant » le projet qui définira sa carrière. Sa réussite principale réside dans sa capacité à orchestrer cette anthologie complexe tout en préservant l’esprit subversif et visionnaire du magazine d’origine.
Ce qui distingue particulièrement Potterton comme créateur dans ce projet est son refus de diluer ou d’adoucir le matériau source pour le rendre plus conventionnel. Là où d’autres auraient pu tempérer les aspects les plus transgressifs ou complexes des récits, il choisit d’embrasser pleinement l’étrangeté, la violence et la sexualité explicite qui caractérisaient le magazine « Métal Hurlant ».
Sa mise en scène témoigne d’une compréhension profonde des qualités cinématiques de la bande dessinée de science-fiction. Plutôt que d’adapter simplement des histoires spécifiques, Potterton et son équipe capturent l’essence même de cette forme d’expression : le contraste brutal entre ombre et lumière, les compositions frappantes, le mélange de technologie avancée et de pulsions primitives.
La collaboration avec le producteur Ivan Reitman (plus connu pour « Ghostbusters ») et l’implication de l’écrivain Dan O’Bannon (« Alien ») au scénario de certains segments ont également contribué à façonner l’identité unique du film, à mi-chemin entre le cinéma de genre hollywoodien et l’expérimentation visuelle européenne.
Une bande sonore emblématique du rock des années 1980
Si « Métal Hurlant » a marqué les esprits par ses images, sa bande sonore a tout autant contribué à son statut cultissime. La musique du film constitue un véritable who’s who du hard rock et du heavy metal de la fin des années 1970 et du début des années 1980 : Black Sabbath, Blue Öyster Cult, Cheap Trick, Devo, Donald Fagen, Grand Funk Railroad, Sammy Hagar, Journey, Nazareth, Stevie Nicks, Riggs et Trust.
Cette fusion entre animation de science-fiction et musique rock était alors relativement inédite à cette échelle. La synchronisation des séquences visuelles avec les morceaux crée des moments mémorables, comme le segment « B-17 » accompagné par « Heavy Metal (Takin’ a Ride) » de Don Felder, ou le final épique de « Taarna » sublimé par « Mob Rules » de Black Sabbath.
Cette synergie entre l’image et le son capture parfaitement l’esprit de l’époque : une célébration de l’hédonisme et de la rébellion, teintée d’anxiété apocalyptique et de fascination pour les mondes alternatifs. La bande sonore n’est pas un simple accompagnement, mais une composante essentielle de l’expérience cinématographique, au point que le film est parfois considéré comme l’un des premiers « vidéoclips longs » de l’histoire du cinéma.
Une œuvre ancrée dans la contre-culture des années 1970-80
Pour comprendre pleinement « Métal Hurlant », il faut le replacer dans le contexte culturel qui l’a vu naître. Le film émane directement de l’esprit de la contre-culture de la fin des années 1970, période charnière où les utopies des années 1960 cédaient la place à une vision plus cynique et désenchantée du futur.
Le magazine « Métal Hurlant », fondé en 1974 par Jean-Pierre Dionnet, Philippe Druillet, Bernard Farkas et Moebius, avait révolutionné la bande dessinée en proposant des récits de science-fiction pour adultes qui mêlaient considérations philosophiques, critique sociale, érotisme et expérimentations graphiques audacieuses. Sa version américaine, « Heavy Metal », lancée en 1977, avait introduit ces sensibilités européennes au public nord-américain.
Le film capture cette énergie transgressive tout en l’adaptant au médium cinématographique. On y retrouve les thèmes récurrents du magazine : la méfiance envers l’autorité, la fascination pour les technologies futuristes couplée à une vision souvent dystopique de leur impact, l’exploration sans tabou de la sexualité, et l’esthétique du « futur usé » qui influencera profondément le cyberpunk quelques années plus tard.
« Métal Hurlant » se démarque également par sa représentation des femmes, à la fois problématique et complexe. Si certains segments perpétuent des stéréotypes sexistes typiques de l’époque (particulièrement dans « Den »), d’autres comme « Taarna » proposent une héroïne puissante dont la nudité est présentée comme un attribut de force primitive plutôt que comme simple objet de désir masculin – une ambiguïté qui reflète les contradictions de la culture rock de cette période.
Un film qui transcende ses propres excès
À sa sortie, « Métal Hurlant » a reçu un accueil critique mitigé. Beaucoup y ont vu un simple exercice d’exploitation surfant sur la popularité du magazine et accumulant les scènes de violence et de nudité gratuite. D’autres ont critiqué l’inégalité des différents segments et une certaine immaturité dans le traitement de thèmes adultes.
Avec le recul, ces critiques apparaissent à la fois justifiées et réductrices. Si le film comporte incontestablement des excès et des maladresses, ces éléments font partie intégrante de son identité et de son charme. « Métal Hurlant » n’a jamais prétendu à la sophistication intellectuelle d’autres films d’animation pour adultes comme certaines œuvres de Ralph Bakshi; il revendique au contraire une forme de plaisir transgressif qui reflète l’esprit des comics underground.
Ce qui semblait excessif ou gratuit en 1981 est aujourd’hui reconnu comme une expression authentique de l’esthétique d’une époque, un témoignage précieux de la façon dont l’animation pouvait incarner les fantasmes et les anxiétés de la génération post-Woodstock. La dimension parfois adolescente de son imaginaire n’invalide pas ses qualités visuelles indéniables ni son impact culturel considérable.
Un héritage durable dans la culture populaire
L’influence de « Métal Hurlant » dépasse largement le cadre du cinéma d’animation. On retrouve son empreinte dans d’innombrables œuvres de science-fiction et de fantasy des décennies suivantes :
- L’esthétique de films comme « Blade Runner », « The Fifth Element » ou la série des « Mad Max » doit beaucoup à ses visions urbaines délabrées et ses paysages post-apocalyptiques.
- Des séries télévisées comme « Love, Death & Robots » reprennent directement le concept d’anthologie de science-fiction animée pour adultes.
- L’univers visuel de nombreux jeux vidéo, de « Fallout » à « Mass Effect » en passant par « Borderlands », s’inspire de ses designs futuristes où technologies avancées et esthétique rétro se télescopent.
- Des groupes musicaux comme Megadeth, GWAR ou Dethklok ont intégré des éléments de son imagerie dans leurs performances et leurs vidéoclips.
Le film a également connu une seconde vie grâce au marché de la vidéo et du DVD, devenant un classique culte régulièrement redécouvert par de nouvelles générations d’amateurs de science-fiction et d’animation. Sa suite tardive, « Heavy Metal 2000 » (2000), n’a jamais atteint l’impact culturel de l’original, confirmant par contraste le caractère unique et temporellement ancré du film de Potterton.
Une célébration de l’imagination sans limites
Au-delà de ses qualités et défauts spécifiques, « Métal Hurlant » demeure avant tout une célébration de l’imagination débridée et de la liberté créative. Dans un paysage cinématographique de plus en plus formaté, même dans le domaine de l’animation pour adultes, son refus des conventions et son audace visuelle continuent de fasciner.
Le film nous rappelle une époque où l’animation occidentale tentait de s’émanciper de l’image « pour enfants » qui lui était associée, explorant des territoires narratifs et visuels que le cinéma en prises de vue réelles ne pouvait alors atteindre qu’à grands frais et avec de nombreux compromis.
Si certains aspects de « Métal Hurlant » ont inévitablement vieilli (particulièrement certaines représentations genrées et quelques effets visuels), son esprit d’expérimentation et sa fusion unique de bande dessinée européenne, d’animation nord-américaine et de culture rock lui confèrent une place spéciale dans l’histoire du cinéma d’animation.
Pour les spectateurs contemporains, redécouvrir « Métal Hurlant » c’est plonger dans un moment particulier de l’histoire culturelle où science-fiction, musique rock et arts visuels formaient une constellation créative unique. C’est aussi apprécier comment, parfois, les œuvres les plus imparfaites mais passionnées peuvent laisser une empreinte plus durable que des productions techniquement irréprochables mais dénuées de cette étincelle de folie créative qui caractérise le film de Gerald Potterton.