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L’enfant – Emmanuel Bove

L’enfant – Emmanuel Bove

Nous avions décidé de quitter Nice où nous ne mangions plus que des tomates et des aubergines. Nous avions écrit à un petit hôtel qu’on nous avait recommandé dans un village de l’Ardèche. Le propriétaire nous avait répondu qu’il nous acceptait à partir d’une certaine date. Enfin nous partîmes. Ma mère emportait beaucoup de bagages dont une partie, à mon sens, était complètement inutile. Il s’agissait de son attirail de peinture (pliant, chevalet, boîtes de couleurs, toiles) et d’une dizaine de tableaux complètement terminés, encadrés, vernis, prêts à être exposés. Depuis la mort de mon père, ma mère s’était imaginé qu’elle était une artiste professionnelle. Partout où nous passions, elle ne pouvait s’empêcher de faire des démarches (qui souvent m’étaient profondément désagréables) pour découvrir des acheteurs. Elle s’imaginait que parce qu’il s’agissait d’œuvres artistiques, il n’y avait rien d’humiliant à cela. Elle se liait avec de petits commerçants, la modiste et le libraire du village, pour obtenir d’eux qu’ils acceptassent de mettre en devanture ses œuvres. Elle faisait même des annonces dans les journaux, rendait visite au maire, au sous-préfet, au préfet même. Quand on savait quel genre d’hommes exerçaient à présent ces fonctions, je trouvais que c’était vraiment manquer de dignité. Mais ma mère ne partageait pas mon sentiment, l’amour de l’art justifiant tout à ses yeux.

Malgré les deux télégrammes que nous avions envoyés et les réponses que nous avions reçues, personne ne nous attendait à la gare. Il faisait nuit. Il n’y avait pas de consigne. Ma mère ne voulait pas confier à un employé la garde de ses bagages. Je me rendis à l’hôtel situé à deux kilomètres de la gare, cependant que ma mère s’assit sur une des chaises qui entouraient un kiosque désert de buvette. Le propriétaire de l’hôtel me dit qu’il ne nous avait pas oubliés, mais qu’il n’avait eu personne sous la main à nous envoyer. Je lui expliquai ce qui se passait. Nous ne pouvions pas laisser nos bagages à la gare et il y en avait trop pour que nous les portions nous-mêmes. Il me répondit que c’était très ennuyeux mais qu’il ne pouvait rien faire. Je retournai auprès de ma mère. Je parlai au chef de gare, dans une pièce tapissée de petites boîtes où se trouvaient les billets. Il me conseilla de chercher une brouette ou une voiture à bras. Je lui demandai où il croyait que j’en trouverais une. Il ne put me le dire. Enfin, au bout de trois quarts d’heure, je réussis à trouver une brouette. Mais, de maison en maison, je m’étais tellement éloigné, que dans l’obscurité je mis plus d’une demi-heure avant de retrouver la gare.

Malgré cette arrivée mouvementée, ma mère se rendit dès le lendemain matin à la mairie. Deux jours plus tard, elle faisait la connaissance d’un certain Valette, directeur de la SCFD (Société des chemins de fer départementaux) et président de la Légion des combattants. Je me mis en colère. Je dis à ma mère que ce qu’elle faisait était honteux, que tout le monde allait s’imaginer que nous étions des Boches. Elle me répondit qu’elle se refusait à tenir compte des opinions politiques des gens qui éventuellement pouvaient devenir des acheteurs, que d’ailleurs nous n’avions plus rien et qu’il fallait songer avant tout à vivre. Quelques jours plus tard, je rencontrai ma mère accompagnée de la fille de ce Valette, une jeune femme de vingt-quatre ans. Elle ne portait pas le même insigne que son père mais l’écusson tricolore sans glaive des amis de la Légion. Elle me pria de l’accompagner. J’hésitai. L’insigne l’enlaidissait. Mais, après tout, beaucoup de gens le portaient par simple opportunisme. Cette jeune femme, en tant que fille du président de la Légion, ne pouvait peut-être pas faire autrement.

En me quittant, elle m’invita à venir le lendemain prendre une tasse de vrai thé. À quatre heures, je me rendis chez elle. Dès que j’eus franchi le portail de tôle, j’aperçus le fameux potager dont on parlait tant dans le pays et qu’un mur cachait à la vue des étrangers. Il avait déjà été la fierté de M. Valette avant la guerre. Les arbres fruitiers disséminés dans ce potager rapportaient à eux seuls, paraît-il, une somme suffisante à l’entretien de toute la propriété. Quant au rapport du potager lui-même, comme je l’appris, il était à peu de chose près l’équivalent de celui qu’eût donné la maison si elle avait été louée. Derrière, il y avait une petite pinède et plus loin, une terrasse dominant une vallée. Une table, quelques fauteuils se trouvaient là. Nous nous assîmes.

— Vous avez l’air maussade, me dit Suzanne. La jeune femme s’appelait ainsi.

— Non, non, dis-je en souriant aussitôt, car j’étais amoureux sans le savoir.

À ce moment, un enfant de cinq ou six ans arriva en courant sur la terrasse. Il s’arrêta à quelques pas de nous, baissa la tête, figé soudain par la timidité.

— Va jouer, mon chéri, dit Suzanne.

Elle me raconta alors que son père, en sa qualité de président de la Légion, s’occupait beaucoup de bonnes œuvres. Il avait prié récemment les membres les plus riches d’héberger pendant les vacances des enfants des villes. Pour donner l’exemple, il avait demandé à une ancienne domestique, mariée à Lyon, de lui envoyer son fils, ce qu’il avait obtenu non sans difficulté d’ailleurs.

— C’est très bien, dis-je ironiquement.

— Oh ! vous ne connaissez pas mon père.

Bientôt nous nous quittâmes.

Le lendemain, je vins la chercher, comme elle m’y avait invité, pour faire une petite promenade. Nous grimpâmes sur la colline dominant le village. Perdu au milieu des roches, je ne savais que dire à cette femme qui s’arrêtait à chaque instant pour admirer le paysage. Je m’efforçais de l’imiter, mais je manquais de naturel.

— La prochaine fois nous partirons plus tôt et nous ferons une grande excursion, proposai-je.

— Pourquoi ? Ne vous croyez pas obligé d’aimer la campagne parce que vous êtes avec moi.

— Mais si, je l’aime.

Elle se mit à rire.

Nous revînmes par une route qui contournait la colline. Sur la porte d’une grange, une affiche d’adjudication était collée. Je m’arrêtai, heureux de trouver enfin un prétexte à bavardage autre que la campagne. Cette affiche se terminait ainsi : Il est rappelé que seuls seront admis à porter des enchères ceux qui auront obtenu l’autorisation de Monsieur le Préfet de l’Ardèche, conformément à la loi du 16 novembre 1940.

— Ah ! ça, c’est le comble, m’écriai-je.

Suzanne me regarda comme si brusquement elle découvrait je ne sais quelle duplicité au fond de mon âme.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je ne vois pas pourquoi il faut tout le temps demander des autorisations.

Elle me répondit sèchement :

— Vous ne comprenez donc pas que nous devons nous défendre ?

Je sentis que si j’insistais, elle allait me prendre pour un de ces agents immobiliers qui ruinaient la campagne française.

Avant de pénétrer dans le village, nous passâmes devant une jolie villa entourée de fleurs.

— Voilà un endroit où je voudrais vivre, dis-je.

Elle me lança un regard sceptique.

— Ne mentez pas. Ne vous donnez pas cette peine. Je vous connais maintenant. Je me demande comment une femme comme moi a pu vous intéresser.

— Vous vous trompez, vous vous trompez. J’aime ce calme, cette vie saine…

— Taisez-vous.

Avant de nous séparer, nous prîmes rendez-vous pour le lendemain. Cette fois nous irions au village voisin. J’aimais mieux cela. Je sentais qu’il fallait à nos entrevues un but précis.

J’arrivai un quart d’heure en avance au lieu du rendez-vous. Je m’assis sur un talus. Il était trois heures de l’après-midi, soit une heure au soleil. À cent mètres, j’apercevais la première maison du village : une bâtisse de ciment avec terrasse, rosiers et porte à glissière. C’était le garage. Il était silencieux. Une pancarte était accrochée à la pompe à essence : fermé. Je me levai, me dirigeai vers le tournant, regardai ma montre. Puis je roulai une cigarette avec le tabac, encore humide, de deux mégots. Je revins sur mes pas. La route était toujours déserte. Je me rassis sur le même talus. La lune à peine visible en plein jour se trouvait juste en face de moi. Les parties fermes étaient d’un blanc pâle, les autres se confondaient avec l’azur. Depuis deux ans, aucune auto ne passait sur la route. Elle était lisse, propre. Dans la misère générale, les routes semblaient neuves.

Soudain Suzanne parut. Une profonde déception m’envahit. Elle n’était pas seule. Elle tenait le petit garçon par la main. Je ne dis rien sur le moment, mais quelques minutes après je ne pus m’empêcher de montrer ma mauvaise humeur.

— Pourquoi avez-vous amené cet enfant ?

— Il vous dérange ? me demanda-t-elle ironiquement.

Je répondis qu’il ne me dérangeait pas mais qu’à cause de lui nous ne pourrions pas aller aussi loin que je l’avais espéré.

— Où vouliez-vous donc aller ?

Je lui rappelai qu’elle m’avait dit que nous irions à Saint-Martin-de-Valamas.

Elle cessa de me taquiner. Elle me raconta de nouveau l’histoire de cet enfant. Elle n’avait pas voulu le laisser seul toute une après-midi. Il était sauvage. Il se serait caché dans un coin et il aurait pleuré jusqu’à son retour.

— Vous comprenez maintenant pourquoi je l’ai amené.

Comme je demeurais sombre, elle ajouta, reprenant le ton taquin :

— Vous êtes bien ce que je pensais : un égoïste. La guerre ne vous a rien appris. Voulez-vous me permettre de vous dire une chose ? C’est parce que tous les Français étaient comme vous que nous en sommes là. Vous ne pensiez qu’à votre plaisir. Maintenant vous le regrettez, mais il est trop tard.

Nous nous assîmes au pied d’un cerisier auquel il ne restait plus que quelques cerises inaccessibles. Une haie de ronces cachait la route.

— Va jouer, dit Suzanne à l’enfant.

Comme il n’obéissait pas, je lui dis aussi d’aller jouer, tout en me rendant compte qu’à sa place, en un tel endroit, je n’aurais pas su non plus comment jouer. Finalement l’enfant s’éloigna et se mit à ramasser des coquilles desséchées d’escargots et à en faire un petit tas. De temps en temps, il venait demander à Suzanne s’il y en avait assez. Elle lui répondait invariablement : « Non, non, tu ne les as pas toutes ramassées. Continue. Il y en a encore là-bas. » Et elle lui désignait un endroit quelconque.

Suzanne et moi, nous ne parlions plus. Nous étions assis côte à côte, les mains dans les mains, évitant de nous regarder dans les yeux. L’enfant revint encore. Il avait ramassé toutes les coquilles. Il n’y en avait plus.

— Eh bien ! joue à autre chose, dit Suzanne en retrouvant sa présence d’esprit avec une rapidité qui me surprit.

— À quoi ?

— Je ne sais pas. Fais ce que tu veux. Ramasse des petites branches maintenant.

L’enfant s’était à peine éloigné que Suzanne se renversa en arrière. Je la pris dans mes bras, m’allongeai contre elle, posai mes lèvres sur les siennes. Je ne sais combien de temps s’écoula ainsi lorsque soudain, tout près de nous, nous entendîmes sangloter. En nous voyant étendus l’un contre l’autre, visage contre visage, l’enfant avait pris peur. Suzanne se leva d’un bond, tira l’enfant par le bras au point de le soulever du sol, lui donna une gifle.

— Veux-tu nous laisser tranquilles ! cria-t-elle d’une voix coléreuse et aiguë qui me glaça.

Il s’éloigna à reculons sans pleurer, mais les joues contractées comme s’il pleurait encore. Elle revint tout de suite près de moi, chercha à reprendre la position exacte que cet enfant lui avait fait quitter, me redonna ses lèvres comme si rien ne s’était passé. Mais je ne la désirais plus.

Le soir, en rentrant, ma mère m’annonça avec fierté que M. Valette lui avait commandé son portrait.

Je répondis : « C’est parfait. » Mais le lendemain, je prenais le train pour Marseille.

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