Une offense – Emmanuel Bove
Longtemps je me suis trouvé vis-à-vis de M. Liotard dans une position des plus obscures. Il entrait directement dans le bureau de M. Péronnet, sans même jeter un coup d’œil sur le guichet derrière lequel je me tenais. Les deux hommes ressortaient souvent ensemble, s’attardaient dans l’antichambre transformée en hall. Je les observais à travers le grillage et je me disais, chaque fois, que M. Péronnet, mon directeur, n’agissait pas très élégamment avec moi. L’excitation de reconduire un client lui faisait oublier son plus proche entourage. Pour plaire aux visiteurs, il faisait semblant de ne pas vouloir les laisser partir. Les conversations, dans le petit hall, n’en finissaient plus. Elles m’agaçaient à un point inimaginable. Beaucoup de gens me font la remarque suivante : « Comment se fait-il qu’appartenant à une famille comme la vôtre, vous en soyez arrivé à exercer un pareil métier ? » Il faut dire – et M. Péronnet le sait bien – que je n’ai pas du tout été élevé en vue de devenir un employé de banque. Je n’ai pas terminé mes études, c’est entendu. Je dus m’arrêter à la fin de ma première année de droit. La raison en est bien simple. J’avais vingt ans le 2 août 1914. Ceux qui se sont trouvés dans mon cas savent ce que cela veut dire. Ah ! si mon père vivait (il est vrai qu’il aurait aujourd’hui quatre-vingt-dix-sept ans), il souffrirait certainement de me voir ici, bien qu’il n’eut jamais formé de grandes ambitions quant à mon avenir, étant parvenu lui-même à une gloire exceptionnelle. Je ne lui en garde pas rancune. Les hommes poussent rarement leurs enfants vers ce qu’ils ont acquis eux-mêmes, pour parler comme un moraliste. Mais quittons ce sujet. Je n’aime pas songer au passé. Revenons à M. Péronnet, mon directeur ! C’est un homme agréable, fin, spirituel, mais à qui il manque la plus précieuse, peut-être, de toutes les qualités : la délicatesse. Il aurait dû faire une distinction – ne serait-ce que pour la forme – entre un employé ordinaire et moi. Mon père était autre chose, socialement parlant que ce M. Liotard par exemple qui a fait fortune dans les achats et ventes d’immeubles, et que M. Péronnet lui-même. Mon père n’est autre chose que ce général de Chaussac de qui, entre autres, un ancien président de la République, Raymond Poincaré – qu’on me pardonne de citer de grands noms – a dit dans ses Mémoires (Au service de la France, tome V, « L’Invasion ») : « Dès le début de la matinée, Antonin Dubost vint me chercher à l’Élysée. Il était accompagné du général de Chaussac dont la taille bien prise, l’allure élégante et fine, la belle tenue militaire deviendront légendaires. » Et quand j’entends, aujourd’hui, vingt-trois ans plus tard, M. Péronnet crier : « Chaussac, décrochez la porte ! » (à quatre heures, pour ne pas être dérangés, nous décrochons la tringle qui, semblable à un bras mécanique, tire le pêne de la serrure lorsqu’un visiteur, à l’extérieur, tourne le bouton de la porte), je dois faire un effort de volonté pour ne pas répondre insolemment. Voilà où mènent les situations fausses. Je reconnais cependant, à la décharge de M. Péronnet, qu’il lui serait difficile de se rappeler à chaque instant qui je suis. Je me mets parfaitement à sa place. Il me traite comme le premier employé venu, et sans doute a-t-il raison. Notez que je me garde bien de lui laisser voir ce que je pense. Aux « Chaussac, faites ceci, Chaussac, apportez-moi cela », j’ai invariablement répondu : « Très bien, Monsieur. » Le plus amusant est que, parfois, M. Péronnet ne peut pas ne pas se rappeler qui je suis. J’ouvre une parenthèse. Je pense, par exemple, à ce client de notre banque, personnage considérable, avec lequel mon directeur s’attarde particulièrement dans le hall-antichambre. Ayant appris, je ne sais comment, que j’étais employé ici, il a désiré faire ma connaissance. Je m’imagine la scène. Je l’entends dire à M. Péronnet : « Je ne savais pas que le fils du général de Chaussac était chez vous. Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? Je voudrais beaucoup que vous me le présentiez. » Je vois la tête de M. Péronnet. Il m’a fait appeler. Je dois reconnaître qu’il s’en est très bien tiré. Il a contourné son bureau, la main tendue à l’avance. Le tableau était plutôt comique. On aurait dit la réconciliation de deux hommes qui ne s’étaient pas vus depuis des années. Or, quelques instants avant, il avait crié : « Chaussac, où êtes-vous donc ? » Au cours de la conversation qui suivit, il parut avoir toujours eu pour moi une sincère affection. Il fallait que je comprisse que si, ordinairement, il ne la montrait pas davantage, c’était faute d’en avoir l’occasion. À présent il se réjouissait vraiment que les circonstances lui permissent d’oublier les misérables obligations de la vie quotidienne et d’être enfin lui-même.
Quand j’entrai au service de la banque, je ne cherchai pas à profiter de la situation qu’auraient dû me valoir mon nom et la longue confiance témoignée à M. Péronnet par mon père. Je mis tout de suite mon directeur à l’aise en lui disant : « Je suis à vos ordres », d’autant plus qu’il avait fait des difficultés pour accepter ma collaboration, objectant, justement, qu’il n’aurait pas vis-à-vis de moi la même liberté que vis-à-vis d’un employé quelconque. Nous l’avions assuré – ma pauvre mère vivait encore – qu’il n’avait rien à craindre de ce côté, que j’étais trop fin pour ne pas me tenir à ma place. (Je ne me serais pas donné tout ce mal si j’avais pu prévoir avec quelle désinvolture il me traiterait.)
Aussi, dès mon entrée à la banque, m’efforçai-je de lui montrer que j’étais un homme de parole. Je poussai même un peu trop loin le zèle. Je me rends compte aujourd’hui, après onze ans de loyaux services, qu’il y avait dans mon attitude quelque chose d’exagéré qui pouvait, par une autre voie, me rendre antipathique. J’avais trop l’air de faire mon service d’après une règle que je m’étais imposée et de ne prêter aucune attention aux caprices du patron.
J’attachais, à cette époque, une grande importance à ces affinités qui existent entre certains êtres et qui sans modifier leurs relations (celles-ci peuvent même paraître mauvaises), créent entre eux un lien secret. Je m’imaginais qu’un tel lien nous unissait, M. Péronnet et moi. J’étais persuadé que pour rien au monde il n’aurait voulu me blesser, qu’il était très fier de ma présence au milieu de son personnel, qu’en me donnant des ordres, même assez sèchement, il n’oubliait jamais qui j’étais. Malheureusement, je ne tardai pas à m’apercevoir de mon erreur. Les scrupules que je prêtais à mon directeur n’existaient que dans mon cerveau. Il se passa pourtant un temps assez long avant que je perdisse complètement mes illusions. Plusieurs années s’écoulèrent durant lesquelles je crus que les manques d’égards de M. Péronnet n’avaient d’autres raisons qu’empêcher mes collègues de me jalouser. Je crus ensuite que c’était une simple paresse de maître qui ne veut pas, chaque fois qu’il donne un ordre, avoir à se demander s’il peut ou s’il ne peut pas le faire. Malgré cela, je voulais continuer à croire qu’il existait entre nous une sympathie reposant sur une certaine similitude de classe sociale. Je me leurrais, car il n’y en avait certainement aucune ; mais quand la fortune nous abandonne on est prêt à prendre une simple parole de bienvenue pour une marque d’amitié. J’étais incapable d’imaginer que M. Péronnet eût la petitesse de me mettre, comme il le faisait parfois, dans une situation humiliante vis-à-vis de mes collègues justement à cause de la qualité de mes recommandations. À la longue, je compris pourtant que toutes les réticences du début (le fils du général de Chaussac… c’est très délicat… comment lui demanderais-je de ne pas être en retard, de m’apporter les cigarettes que j’ai laissées dans mon pardessus, etc.) n’avaient été qu’une comédie, et qu’au fond M. Péronnet n’attachait pas la plus petite importance à ma personne ni à celle de mon père.
Ce fut vers cette époque que je commençai à agir avec plus de liberté. Quand M. Péronnet me demandait de faire quelque chose, je devais me surveiller pour ne pas éveiller son attention, car j’avais tendance, tellement je me sentais supérieur, à devenir servile. « Mais oui, Monsieur ; je suis à votre disposition, Monsieur ; je m’excuse, Monsieur. » Je me moquais ainsi de lui. La crainte qu’il ne s’en aperçût était bien d’un homme sans expérience de la vie. À aucun moment, M. Péronnet ne soupçonna ce qui s’était passé en moi. Il avait autre chose à faire que d’observer l’évolution intérieure de ses employés. Pas plus qu’il ne s’était aperçu de ma crainte de lui déplaire, il ne s’aperçut de mon indifférence. Aussi étrange que cela puisse paraître, j’étais toujours le même à ses yeux. Il faut être juste. Avant le changement qui s’était effectué en moi, il arrivait parfois – rarement – que M. Péronnet me parlât affectueusement, enfin : qu’il se rappelât qui j’étais. Après, et c’est étrange également, il continua à avoir, de temps en temps, ces mêmes bontés. Cette ignorance de ce qui se passait en moi, si complète qu’il restait le même quoi que je pensasse de lui, m’apprit que lorsqu’un homme est placé par les circonstances au-dessus de nous, ce que nous pensons a bien peu d’importance pour lui. Je ne tardai pas à me sentir de nouveau dans une situation de subordonné, aggravée cette fois du sentiment de sa fermeté et de ma versatilité.
L’idée me vint alors, non pas de me venger, le mot serait excessif, mais de songer tout simplement à mes intérêts avant de songer aux siens. Et quand je pense que, s’il avait su me prendre, je lui eusse été plus dévoué qu’un fils ! C’est ainsi que je fus amené, petit à petit, à me servir de la situation que j’occupais à la banque à des fins personnelles.
Parmi nos clients, certains m’avaient remarqué au poste modeste que j’occupais. C’étaient ces éternelles gens qui pensent « qu’on a toujours besoin d’un plus petit que soi » qui me flattaient, ou essayaient de me « corrompre » par des moyens souvent grossiers, comme de m’offrir un cigare. Ils me demandaient de petits services que j’avais été assez bête, au début, de ne pas leur rendre. Je ne me faisais pas d’illusions sur la sincérité de l’intérêt qu’ils me portaient. En présence de M. Péronnet, il leur arrivait de ne même pas attendre le renseignement que je cherchais pour eux. Ils ne voulaient pas avoir l’air de m’utiliser secrètement. Les plus courageux me faisaient un signe d’intelligence. Il en était d’autres, heureusement. Quand je résolus de me faire une clientèle personnelle, je me tournai naturellement vers eux. Il me fallut leur faire comprendre que j’étais un homme sérieux, que j’avais reçu une éducation semblable sinon supérieure à la leur, enfin leur inspirer confiance. J’y parvins, avec le temps, et ce fut justement M. Liotard, dont j’ai parlé un peu plus haut, qui devint mon premier client. Le milieu où j’ai vécu, l’usage que j’ai du monde me permettent de voir rapidement à qui j’ai à faire. Je savais donc très bien que M. Liotard n’était pas ce que j’appellerai un homme vraiment riche, pas plus que bien élevé. Néanmoins, avant même que nous nous fussions parlé, nous sympathisions. Il avait commencé par ne pas prêter une attention particulière à ma personne. Alors que les clients qui venaient pour la première fois à la banque ne se gênaient pas pour m’attirer dans un coin, il mettait des formes infinies pour me demander un carnet de chèques ou un relevé de comptes. Je crois qu’il est superflu de dire qu’une telle façon d’agir me plut. J’avais l’impression que ce M. Liotard était un homme sensible qui, plutôt que de paraître importun, préférait perdre un temps précieux. Quand nous commençâmes à nous parler, je ne doutais plus de la qualité de son caractère. J’avais d’ailleurs, pris mes renseignements sur lui, chose que ma situation me facilitait. M. Liotard, je dois l’avouer, n’avait pas un compte très important chez nous. Comme beaucoup de petits bourgeois qui se sont enrichis, il se méfiait des spéculations boursières et préférait les bonnes valeurs immobilières. Il possédait, à ma connaissance, quatorze immeubles dans Paris ! Quant à sa vie privée, toujours d’après les renseignements qui pouvaient ne pas être tout à fait exacts, elle n’avait pas été très gaie. Il avait cru aimer une femme, qu’au fond de lui-même il n’avait trouvée ni belle ni intelligente. Il avait fait pour elle beaucoup de sacrifices, entre autres celui de se brouiller avec sa famille. Il avait voulu que son mariage fût célébré dans la plus grande pompe possible. Bien qu’à l’église l’assistance eût été des plus réduites, la messe fut chantée d’un bout à l’autre. Ce que laissait présager un tel début ne tarda pas à se réaliser. Il ne se passa bientôt pas de jour que M. Liotard n’essayât de corriger sa femme, de lui inculquer tout ce qui devait faire d’elle l’être idéal auquel il avait rêvé. Pendant des années, elle s’efforça d’être digne d’une si noble ambition. Puis elle mourut. Il resta fidèle au souvenir de cette femme, d’une façon à la fois secrète et théâtrale. Il joua, sans s’en douter, la comédie de l’homme que rien au monde ne peut consoler. Il se crut la victime d’un grand amour. Encore aujourd’hui, il parlait de l’immense bonheur que la mort, aveugle, avait brisé.
Au physique, c’était un homme d’une soixantaine d’années, grand, sec, bien conservé. Il était vêtu avec la coquetterie un peu cérémonieuse et démodée des personnes d’âge. Il aspirait à la netteté, à la propreté, à la fraîcheur, plus qu’à la véritable élégance. Malgré les difficultés que devait lui donner son visage osseux, il était toujours soigneusement rasé. Un faux col haut et dur pinçait sa peau détendue de son cou. Ses yeux bleus, restés très clairs, le rajeunissaient. Curieuse coïncidence, c’était un peu le physique de mon père. Il habitait une belle villa, dans une rue tranquille de Saint-Germain. Quand il venait à la banque, il arrivait le plus souvent vers midi. Je le rencontrais dans l’escalier, dans le couloir de l’immeuble, dans la rue même. Ces rencontres, qu’elles eussent lieu avec lui ou avec d’autres, me causaient toujours un certain plaisir. On ne pouvait nier que mes origines ne me missent dans une situation fausse vis-à-vis des clients. Il se doutaient bien de quelque chose, mais l’homme est paresseux et il cherche rarement à approfondir ce qui pourrait lui donner à penser. Hors du bureau, il me semblait, à certains de leurs regards, qu’ils se faisaient une idée plus nette de ma véritable condition. Je les saluais, mais sans cette humilité que je suis obligé de simuler à la banque. Mon salut était naturel, d’égal à égal, disons-le franchement. Je n’étais plus le caissier-comptable qui répond automatiquement au nom d’Hubert, mais le fils d’un homme à qui la France doit plus qu’elle ne se l’imagine encore. À la façon dont on me répondait, je devinais tout de suite à qui j’avais affaire. Et je me trompais rarement. Quand le client était un homme bien élevé, intelligent : aucune surprise dans son regard. Quand il marquait un temps, feignait d’hésiter, il n’y avait pas à se tromper : il s’agissait d’un médiocre ou d’un parvenu. Quand, enfin, après avoir paru ne pas me reconnaître, il me répondait avec une politesse exagérée (il ne faut pas blesser un inférieur), impossible de se tromper : il s’agissait d’un hypocrite.
La première fois que je rencontrai M. Liotard hors de la banque, il vint à moi sans la moindre affectation et me parla avec une gentillesse à laquelle, malgré toute son attention, je ne trouvai rien à redire. On eût cru que j’occupais vraiment une situation importante, que je lui rendais quotidiennement d’inestimables services. Cela me fit tant de plaisir que, longtemps après, je pensais encore à cet incident, me demandant si, par hasard, M. Péronnet ne lui avait pas dit qui j’étais. M. Liotard avait beau sortir d’un milieu ordinaire, je n’en étais pas moins, pour le moment, son inférieur. Alors que tant de personnes n’eussent pas manqué de me le faire sentir – d’autant plus fortement que, comme M. Liotard, elles étaient d’origine modeste – il poussait la délicatesse jusqu’à paraître l’ignorer. Une telle façon d’être dénotait un esprit large, intelligent, sympathique.
Plus tard, quand je pris secrètement ses intérêts en main, il espaça ses visites à la banque. C’était moi qui allais chez lui. J’étais toujours aimablement reçu. Il habitait avec une femme brune d’une quarantaine d’années qui, bien qu’elle portât tablier blanc bordé de dentelle, ne semblait pas être la femme de chambre. Elle avait un collier de petites perles véritables. Elle était toujours très bien coiffée. Pourtant elle ne se fardait pas. Si elle avait été jolie, je n’aurais pas douté qu’elle fût la maîtresse de M. Liotard. Mais elle avait une expression à la fois bestiale et pudique qui rendait invraisemblable cette supposition. Que jamais, à aucun moment, il ne parlât de cette étrange créature, me surprit un peu. Je me conduisais avec elle très prudemment. Je prévoyais qu’un jour je pourrais lui être présenté et je ne voulais pas, si j’étais mis brusquement sur un pied d’égalité, qu’elle me gardât rancune de n’avoir pas discerné sa véritable condition dans la maison. Une telle prudence peut paraître exagérée, je le sais. Mais quand on a assisté comme moi à des drames domestiques, quand on a vu fondre une fortune qui, apparemment, semblait à l’abri, quand on en a subi toutes les conséquences, on demeure instinctivement sur ses gardes dans les circonstances les plus banales. La villa était toute neuve. Elle était meublée richement, mais sans le moindre goût. Les nuances de l’éclairage semblaient, notamment, une chose dont M. Liotard ne soupçonnait pas l’existence. Il y avait des lampes à profusion, mais toutes, où qu’elles fussent placées, jetaient une lumière aveuglante. Chaque fois que j’arrivais (je venais le soir), je clignais les yeux une minute avant de m’habituer à cette lumière. On m’introduisait au salon-bureau. M. Liotard, comme beaucoup de commerçants ou d’industriels retirés des affaires, avait tenu à conserver un bureau. Un plateau-miroir, chargé de bouteilles d’apéritifs et de liqueurs aux étiquettes de couleur, donnait une note tapageuse que je n’aurais pas supportée dans ma famille mais qui, ici, ne me déplaisait pas. M. Liotard s’avançait vers moi en souriant, avec cette aisance particulière aux hommes contents d’eux-mêmes. Il tendait la main pour me désigner un fauteuil. Si je n’obéissais pas tout de suite, il refaisait le même geste, mais avec plus de gaucherie cette fois. M. Liotard était visiblement orgueilleux. Je faisais impression sur lui. Il savait que j’avais connu beaucoup de monde, que j’avais l’habitude de sortir, et j’étais certain qu’il craignait au fond de lui-même que je ne fisse des comparaisons à son désavantage. Les deux verres posés sur le plateau étaient de cristal, et des plus beaux qui soient. Quand je commençais à lui parler des opérations que je faisais pour son compte, il m’interrompait : « Tout à l’heure, tout à l’heure », disait-il, comme si, entre gens du monde, on remettait toujours à plus tard les conversations d’intérêt.
Les vacances de Noël approchaient. M. Liotard m’avait dit, quinze jours plus tôt : « Vous devriez peut-être essayer de faire un petit coup (je n’avais pas aimé cette expression) avant le bilan de fin d’année. » En prenant le train à la gare Saint-Lazare, je me rappelais cette suggestion. J’étais assez satisfait. Au moment où il m’avait parlé de ce petit coup, je n’avais pas montré beaucoup d’enthousiasme. Je suis un peu, en affaires, comme le médecin à qui le malade suggère le traitement qu’il désire, lequel traitement est souvent celui d’un autre médecin. Je fais semblant de ne pas comprendre tout en approuvant de la tête. Je fis le « petit coup » cependant. L’opération avait réussi et M. Liotard pouvait penser, aujourd’hui, que je ne l’avais pas faite. J’étais donc de très bonne humeur. La seule ombre venait de ce que M. Liotard, par délicatesse il est vrai, avait pris l’habitude de paraître se désintéresser du résultat de mes opérations, voulant me mettre à l’aise en cas d’échec. Malheureusement, il n’avait pas la finesse de comprendre que, lorsqu’elles avaient réussi, j’attendais des félicitations. Il gardait le même silence.
Dans le train électrique, je me promis de lui tirer cette fois des compliments, en plaisantant, bien entendu. À Saint-Germain, je gravis les marches avec le flot des voyageurs. C’était le moment le plus désagréable de mon voyage. Dix minutes plus tard, la mystérieuse dame au tablier blanc m’ouvrit la porte de la villa. Je la saluai avec beaucoup d’amabilité. J’accrochai mon pardessus. En me retournant, je rencontrai ses yeux. Ils étaient pleins de larmes.
— Voulez-vous me suivre ? dit-elle de sa voix habituelle.
Devant la porte du bureau, elle s’effaça pour me laisser passer. Je pensai lui dire, à tout hasard, quelques mots affectueux, mais M. Liotard était peut-être déjà là.
J’entrai dans le bureau. Il était vide. Le plateau ne se trouvait pas sur la table basse. D’un seul coup, ma bonne humeur s’évanouit. J’attendis debout l’arrivée de M. Liotard, alors que, d’habitude, je m’asseyais, voulant montrer ainsi que je n’avais pas l’habitude de m’imposer.
Soudain, M. Liotard parut. Il n’avait rien de commun avec l’homme que je connaissais et que je manœuvrais – non sans étonnement – à ma guise. En le voyant si discret à la banque, si prévenant chez lui, je m’étais souvent demandé comment il avait pu réussir en affaires. Je me l’étais représenté dans son cabinet de la rue du Louvre. Comment avait-il pu donner des ordres, prendre des décisions graves, alors qu’aujourd’hui un simple employé de banque lui faisait faire le contraire de ce qu’il désirait ? Cette bizarrerie m’incitait à la prudence. Quoique rien de fâcheux ne se fût encore produit, je ne me berçais pas d’illusions. Je m’attendais à ce qu’un jour ou l’autre M. Liotard m’apparût sous un aspect complètement différent. Ce jour venait d’arriver. Maintenant, je m’expliquais sa réussite. M. Liotard était sujet à des accès de colère. Je compris qu’il ne fallait alors faire appel ni à son amitié ni à son cœur. Il osait dire ce que, dans la vie courante, il taisait. Je le regardai. Ses mains, couvertes de taches de son, décolorées par l’âge, tremblaient. L’œil droit rapetissé par une contraction de la tempe, la lèvre supérieure rentrée, le corps raidi au point d’être incliné dans le sens contraire de la marche, il n’avait plus le souci de me recevoir avec élégance. Ce devait être dans ces moments-là que, jadis, il rétablissait une situation compromise par des semaines de laisser-aller.
— Asseyez-vous, me dit-il sans que sa lèvre supérieure se desserrât.
— Je suis venu vous apporter des comptes, dis-je avec vivacité.
Il parut ne pas m’entendre.
— Vous arrivez dix minutes trop tard, continua-t-il sur un ton agressif. C’est dommage. Vous avez manqué un spectacle qui vous aurait intéressé, vous qui parlez si souvent de votre famille.
Je regardai M. Liotard avec étonnement. En effet, je parlais souvent de ma famille, de mon père surtout, mais M. Liotard n’avait jamais paru trouver que j’en parlais trop. Au contraire. Quand je m’interrompais, pour ne pas le fatiguer de mes histoires personnelles, il m’avait presque toujours prié de continuer.
— Rien n’est plus naturel, dis-je assez sèchement.
— Je le sais bien, reprit M. Liotard. Quand on a une famille, rien n’est plus naturel que de parler d’elle. C’est pourquoi je vais vous parler, moi aussi, de la mienne. Mon neveu sort d’ici… et je vous assure que ce n’est pas de son plein gré.
— Votre neveu, dis-je, en feignant une grande curiosité.
— Oui, mon neveu. Il sort d’ici. Je regrette vivement que vous n’ayez pas été là.
Je ne comprenais toujours pas où M. Liotard voulait en venir.
— Pourquoi ? demandai-je.
La colère l’empêcha quelques instants de parler.
— Parce que, dit-il enfin, vous êtes le fils du général de Chaussac.
— Je ne vois pas le rapport.
En réalité, je le voyais parfaitement. Le ton haineux sur lequel M. Liotard m’avait dit : « Vous êtes le fils du général de Chaussac », m’éclairait plus sur ce qui se passait dans son cerveau qu’une réponse sensée à ma question. Je venais d’avoir la révélation d’une jalousie que je ne soupçonnais pas. C’est extraordinaire comme, dans certaines circonstances, les hommes éprouvent une véritable jouissance à découvrir le fond trouble de leur âme.
— Je ne vois pas le rapport, répétai-je en exagérant mon étonnement pour embarrasser davantage mon interlocuteur.
— Vous ne le voyez vraiment pas ?
- Liotard dépassait la mesure. Il commençait à m’agacer.
— Ne croyez-vous pas, dis-je, qu’il serait préférable d’interrompre cette conversation ?
— L’histoire de mon neveu ne vous intéresse-t-elle donc pas ?
Je devinai qu’il pensait : « Comment, pendant des mois, je vous ai écouté parler de votre père et, pour une fois que je vous parle d’un membre de ma famille, vous me demandez s’il ne serait pas préférable d’interrompre la conversation ! »
— Elle m’intéresse beaucoup, dis-je avec l’espoir de calmer cet homme dont l’exaltation finissait par m’inquiéter.
— Eh bien ! écoutez-moi, Monsieur de Chaussac. (« Oui, je vous écoute, mais je vous en prie, Monsieur Liotard, faites-moi le plaisir de ne plus prononcer mon nom à tout bout de champ. ») Quand je donne de l’argent à quelqu’un, à plus forte raison si ce quelqu’un est une femme, et si cette femme habite ma maison, cela ne regarde que moi. Personne n’a de reproches à me faire. Malheureusement – et vous qui savez ce que c’est que la famille, vous avez pu le constater – il se trouve toujours un parent pour estimer que l’argent qu’on donne à d’autres, on aurait dû le lui donner à lui, n’est-ce pas, Monsieur de Chaussac ?
— Je vous ai prié de ne plus m’appeler Monsieur de Chaussac, dis-je avec aigreur.
— J’ai travaillé toute ma vie, poursuivit M. Liotard en me montrant symboliquement l’intérieur de ses mains. Si, depuis quelques années, je me suis retiré de la vie active, c’est que j’ai estimé pouvoir le faire.
— Personne ne vous reproche de vous être retiré de la vie active, dis-je en appuyant sur la « vie active », je ne sais trop pourquoi.
— Et j’ai souffert, aussi, toute ma vie. Croyez-moi, Monsieur de Chaussac, il ne faut pas juger les gens sur les apparences.
— Je m’en garde bien, dis-je assez sèchement.
— On peut avoir l’air heureux et ne pas l’être, vous m’entendez, Monsieur de Chaussac.
— Je suis tout à fait de votre avis, Monsieur Liotard.
Bien que je ne fisse aucun mouvement, il ne me quittait plus des yeux.
— J’ai fait mon chemin tout seul. Personne ne m’a aidé. Et, contrairement à beaucoup d’hommes, j’ai aidé, moi, les autres. Chaque fois que l’occasion s’est présentée à moi de soulager une peine, je ne l’ai pas laissée échapper. Je crois que vous vous en êtes aperçu. Mais mes moyens ne sont pas illimités. Je n’ai toujours fait que ce que ma situation me permettait. Certains ne l’ont pas compris et ne me l’ont pas pardonné. Il aurait fallu, pour mériter leur affection, que je me ruine.
- Liotard eut un geste d’homme qui chasse des pensées pénibles. Il prit son mouchoir, le serra dans sa main, puis le remit dans sa poche.
— Mon neveu, dit-il sur un ton railleur, est un garçon très ombrageux, très fier, qui se croit aussi de bonne famille, un garçon dans votre genre…
Je le regardai avec stupeur…
— Il ne faudrait pas, continua M. Liotard, que je lui donne de l’argent directement. Cela l’humilie. L’idéal, vous m’entendez, l’idéal pour mon neveu serait que je donne mon argent à une personne pas trop maligne, à qui il pût sans difficulté le prendre. Il était là, tout à l’heure. Il ne se doutait pas que j’allais rentrer si tôt. Il racontait à sa victime – elle vient de me le répéter – que j’avais une façon de faire le bien qui, comme par hasard, s’accordait avec mes intérêts. J’aimais à être bien servi. Évidemment, je payais mieux que les autres patrons, mais cela me donnait des droits dont je ne me faisais pas faute de me servir. Je pouvais demander un dévouement filial à mes serviteurs. Comme je ne savais plus quoi faire de mon argent, je l’employais à faire de ceux qui m’entouraient des pauvres malheureux pleurant de gratitude. Cela me distrayait. À quoi aurais-je occupé mon temps si je n’avais pu faire le généreux et l’important ?
Il me jeta un coup d’œil inquiet. Il semblait craindre que je ne perçusse pas l’ironie de ses paroles.
— Voilà ce que raconte partout mon neveu. Vous voyez, il ne parle pas de moi comme vous, vous parlez de votre père.
Ici, se produisit une scène qui me plongea dans la plus grande des stupéfactions. (Bien que je n’aime pas me servir d’artifices de ce genre pour me faire comprendre, il me semble préférable, pour la clarté de ce qui va suivre, de mettre toutes les paroles de M. Liotard en italique.) Il venait de prononcer les cinq ou six mots suivants : « Je venais de rentrer chez moi », lorsque, se dirigeant brusquement vers la porte, il l’entr’ouvrit. Je pensais qu’il avait envie de pleurer et qu’il voulait se retirer. Je me trompais. Au lieu d’ouvrir complètement la porte et de sortir, il fit jouer à plusieurs reprises – et bruyamment – la poignée, puis répéta : « Je venais de rentrer chez moi. » Je compris, tout à coup, qu’il mimait son retour, qu’il n’avait pas du tout l’intention de sortir. Il fit alors, toujours à ma grande surprise, le simulacre d’ôter son chapeau et même de l’accrocher. « À ce moment, continua-t-il, j’entendis un bruit de conversation venant de la cuisine. »
En toute autre circonstance, j’aurais éclaté de rire, car, debout au milieu du salon, il porta une main à son oreille, et se pencha de côté pour mieux surprendre ce bruit imaginaire. « Je m’approchai de la porte sur la pointe des pieds, poursuivit-il en se mettant à marcher sur la pointe des pieds. J’écoutai quelques instants. Puis je n’y tins plus. Je tirai brusquement la porte à moi. » Cette scène était vraiment comique : il m’avait fait face en parlant, et il avait baissé, puis tiré une poignée imaginaire. « Ma pauvre protégée était assise devant la table de la cuisine. Mon neveu se tenait derrière elle. Il lui montrait du doigt sur un papier, l’endroit où elle devait poser sa signature. Je pris le papier. C’était une délégation de pouvoir. N’est-ce pas inouï ? Je me suis placé en face de mon neveu, bien en face et je l’ai regardé dans les yeux. » M. Liotard s’était placé également en face de moi. « Tu es un bandit », dit-il. La conviction de M. Liotard était si profonde que j’eus, durant une seconde la désagréable sensation que c’était bien moi qu’il traitait de bandit. « Tu n’as pas honte de voler une pauvre femme. Sors d’ici. Tu n’as rien à faire chez moi. Comme il ne bougeait pas, je le pris par le bras. » M. Liotard me saisit le bras. Je levai le coude pour me dégager, mais l’étreinte se fit si forte que durant le temps d’un éclair, je fus envahi de peur. Comme l’animal qui fait le mort, je me laissai faire. Puis je souris timidement. « Lâchez-moi, Monsieur Liotard ; je me représente très bien la scène. » Il parut ne pas entendre. « En le tenant solidement comme je vous tiens à présent, continua-t-il, je le conduisis dans cette pièce. Tu vas me faire le plaisir, dis-je à mon neveu en le secouant pour le tirer de son abrutissement, de ne plus remettre les pieds chez moi. J’ai beau avoir soixante ans passés, si je te rencontre, un jour, je te donnerai une correction dont tu te souviendras toute ta vie. Et savez-vous, Monsieur, ce qu’il m’a répondu ? “C’est à voir…” Je lui pris les poignets. » M. Liotard ne m’avait pas lâché le bras. Il n’apportait plus la même exactitude à faire concorder son récit avec ses gestes et, c’est un peu ridicule de l’avouer, je me sentais tranquillisé.
« Tu crois que tu me fais peur ? poursuivit M. Liotard en tendant le menton vers moi et en me prenant l’autre bras.
— Oh ! répondit mon neveu, je n’ai pas la prétention de vous faire peur.
— Tu crois que je ne suis pas le maître chez moi ?
— Je n’ai jamais dit que vous n’étiez pas le maître chez vous.
— Qu’est-ce que signifie : “C’est à voir” ?
— Rien.
— Allons, ça suffit. Va-t-en et ne reviens plus jamais ici.” Je le poussais vers la porte, comme on pousse un ivrogne, lorsque, tout à coup, il s’est tourné vers moi et il m’a dit en exagérant son accent parisien : “Vous n’allez pas me faire croire que c’est seulement par bonté que vous la défendez comme cela. C’est votre maîtresse, dites-le, et n’en parlons plus.” Cette fois, mon neveu dépassait les bornes. »
- Liotard me poussa, à ce moment, avec une telle brutalité que mon instinct l’emporta sur ma prudence. Je me dégageai en employant la force et tentai de lui immobiliser les bras.
« Tu oses me toucher ?
— Voyons Monsieur Liotard, vous perdez la tête.
— Sors d’ici, voyou !
— Je ne suis pas votre neveu, Monsieur Liotard. »
Nos regards se rencontrèrent. Je sentis que M. Liotard ne me reconnaissait pas. Ce que j’avais confusément craint, au début, se produisit. Il en était venu à prendre mes paroles, mes gestes actuels, pour ceux de son neveu. « Bien, bien, je m’en vais », dis-je en tâchant de le calmer par un accent de soumission. Je me dirigeai vers la porte. Il me suivit, mais je ne me retournai pas afin de ne pas paraître avoir peur. J’avais renoncé à lui faire entendre raison. Mais, à peine avais-je repris mon chapeau et mon pardessus, jugeant sans doute que je ne me pressais pas assez ; il me saisit pas les épaules et me poussa de nouveau. Pour la première fois je perdis mon sang-froid. La colère m’envahit. J’avais le sentiment vague qu’il ne s’agissait plus, maintenant, d’une reconstitution, que M. Liotard m’en voulait personnellement, qu’il avait imaginé toute cette histoire pour me dire ce qu’il pensait.
— Cette plaisanterie a assez duré, dis-je en frappant d’un coup sec la main de M. Liotard. Je ne m’en irai pas. Vous allez me faire des excuses.
— Des excuses ! cria M. Liotard. Il me demande des excuses !
Ce qui se passa alors, je ne saurai que le résumer d’une façon confuse. Je me vois tenant d’une main un barreau de la rampe du petit escalier conduisant au premier étage. Je ne sais pourquoi, je mettais mon amour-propre à ne pas me laisser jeter dehors. Un coup à la tempe m’étourdit. Une torsion intolérable me fit lâcher prise. Finalement, je me retrouvai dans la rue. Je vois encore mon chapeau rouler à quatre ou cinq pas. J’entends encore la porte qui claque.
Pendant les dix minutes que dure le trajet de la villa de M. Liotard à la gare, pendant l’attente du train, pendant le voyage et le dîner et jusque dans mon lit, toutes sortes de pensées et de suppositions me vinrent à l’esprit. Moi aussi, comme cette pauvre petite fripouille de neveu le fit à la domestique, j’avais demandé une signature à M. Liotard. Mais rien n’était plus naturel. Sans une procuration, je ne pouvais faire aucune opération pour le compte de M. Liotard.
Non, je me trompais. Sans aucun doute, ce que M. Liotard m’avait raconté était vraiment arrivé. Il faut se débarrasser de sa susceptibilité quand on veut comprendre les événements importants de la vie.
Ma première réaction avait été de demander des excuses par lettre. J’en formulai les termes dans ma tête, tout en marchant. Ils venaient en foule, si actif est notre cerveau dès que nous nous sentons offensés.
Mais étais-je vraiment offensé ? Je manquais de foi dans mon indignation. Cette histoire était tellement grotesque qu’il m’était difficile de parler d’honneur.
À force de réfléchir, j’en venais à ne plus savoir que faire. Je ne pouvais pourtant pas ne rien faire.
Enfin, à mesure que le temps passait, il m’apparaissait que le mieux eût été de prendre cette aventure en riant. Mais ce parti était difficile parce que j’avais eu la bêtise d’offrir une résistance. Je ne pouvais pas me dire que, en réalité, j’avais représenté le neveu de M. Liotard, puisqu’il était parti, d’après ce que j’avais compris, de lui-même. J’avais été bel et bien mis à la porte de force, malgré moi.
C’était encore mon amour-propre qui m’avait joué un vilain tour. Pourquoi m’être froissé ? Il fallait être aveugle pour ne pas se rendre compte que M. Liotard, encore sous le coup de l’émotion, s’était peu à peu persuadé en me parlant qu’il avait eu affaire à cette petite fripouille de neveu. J’aurais dû m’efforcer de calmer le pauvre homme au lieu de m’abandonner à ma susceptibilité. J’avais toute ma raison, moi.
Que faire, maintenant ? Ah ! si j’avais pu prévoir ! C’est risible de dire cela. Ce qui s’est passé était absolument imprévisible. En admettant que j’eusse prévu cette histoire, jamais je ne me serais fâché. Je n’avais qu’à m’en aller, ou mieux, me prêter au jeu de M. Liotard. Je lui aurais dit par exemple : « C’est entendu, je ne reviendrai plus jamais chez vous. Je regrette ce que j’ai fait », etc. C’est comme cela qu’on agit avec les fous. Et M. Liotard était momentanément fou. Je le voyais bien. Enfin, ce qui est fait est fait. Il y a quelque chose de certain : j’ai beau n’avoir pas agi comme j’aurais dû, M. Liotard est tout de même plus fautif que moi.
Je n’avais qu’à attendre une lettre de lui.
Il allait certainement m’écrire. Sans aucun doute, M. Liotard allait m’écrire une lettre pour s’excuser, peut-être même pour me demander pardon. L’imagination aidant, je me vis subitement jouant de beaux rôles, celui de refuser un cadeau, par exemple. « Je n’ai aucune raison d’accepter, disais-je. Vous ne m’avez pas froissé. Vous étiez simplement énervé. À votre place, j’aurais peut-être fait la même chose. »
Le lendemain, je ne reçus aucune lettre. Je fus un peu surpris. Il me semblait qu’à la place de M. Liotard, j’aurais immédiatement écrit. Le mal était peut-être plus grand que je ne le soupçonnais. M. Liotard ne s’était pas remis.
Trois jours plus tard, je reçus enfin la lettre tant attendue. Quelle lettre ! M. Liotard n’y faisait aucune allusion à ce qui s’était passé. Comme si j’avais commis une faute de laquelle il valait mieux ne pas parler, il me priait de lui envoyer, par retour de courrier, ses comptes et la fameuse procuration. Rien d’autre. C’était incroyable ! On eût dit que c’était moi qui l’avais offensé. Ma première pensée fut qu’il n’avait pas retrouvé sa raison, qu’il continuait à me prendre pour la petite fripouille (c’est assez drôle !), que, pour une raison que j’ignore et qu’un psychiatre pourrait peut-être expliquer, il m’avait substitué à ce dernier. À la réflexion, cette hypothèse me parut bien invraisemblable.
Puis j’en vins à me demander si, sans le savoir ou sans le vouloir, je n’avais pas commis quelque chose de très grave. Je repris toutes les opérations que j’avais faites pour le compte de M. Liotard. Je les épluchai une à une, cherchant l’erreur que j’avais pu commettre. Elles étaient parfaitement correctes. Je n’avais absolument rien à me reprocher.
Ne devais-je pas retourner à Saint-Germain pour avoir une explication franche ? Cette idée ne me séduisait guère. Toute la journée et toute la soirée, je tâchai de découvrir les raisons qui avaient poussé M. Liotard à rompre avec moi.
Le matin, en m’éveillant, j’en eus brusquement l’explication. M. Liotard, après ce qui s’était passé, avait honte de me revoir.
Je regrettai un instant de ne pas lui avoir écrit, le soir même de la fameuse scène, que je ne me tenais pas pour offensé. Il n’y a rien qui me peine autant que de voir prendre au tragique par d’autres ce que moi-même je ne prends même pas au sérieux. Aujourd’hui, c’était un peu tard. Je pouvais lui écrire tout de même, lui dire qu’il se trompait s’il croyait que je lui gardais rancune, etc. Mais notre amitié n’était pas assez grande pour justifier une lettre qui n’avait de raison d’être que venant du cœur. Je pouvais l’écrire quand même par bonté. Et si je me trompais, s’il n’avait pas honte ! N’aurais-je pas l’air alors d’agir par intérêt, par peur de perdre un bon client ?
Le plus sage était de lui renvoyer les papiers qu’il me réclamait. Je le fis aussitôt, ce qui mit un point final à cette pénible histoire.