J’aurai cinquante ans tout à l’heure – François Coppée
J’aurai cinquante ans tout à l’heure ;
Je m’y résigne, Dieu merci !
Mais j’ai ce très grave souci
Plus je vieillis, et moins je pleure.
Je souffre pourtant aujourd’hui
Comme jadis, et je m’honore
De sentir vivement encore
Toutes les misères d’autrui.
Oh! la bonne source attendrie
Qui me montait du cour aux yeux !
Suis-je à ce point devenu vieux
Qu’elle soit près d’être tarie ?
Pour mes amis dans la douleur,
Pour moi-même, quoi ? plus de larme
Qui tempère, console et charme,
Un instant, ma peine et la leur !
Hier encor, par ce froid si rude,
Devant ce pauvre presque nu,
J’ai donné, mais sans être ému,
J’ai donné, mais par habitude ;
Et ce triste veuf, l’autre soir,
Sans que de mes yeux soit sortie
Une larme de sympathie,
M’a confié son désespoir.
Est-ce donc vrai ? Le cœur se lasse,
Comme le corps va se courbant.
En moi seul toujours m’absorbant,
J’irais, vieillard à tête basse ?
Non ! C’est mourir plus qu’à moitié !
Je prétends, cruelle nature,
Résistant à ta loi si dure,
Garder intacte ma pitié.
Oh! les cheveux blancs et les rides,
Je les accepte, j’y consens ;
Mais au moins, jusqu’en mes vieux ans,
Que mes yeux ne soient pas arides.
Car l’homme n’est laid ni pervers
Qu’au regard sec de l’égoïsme,
Et l’eau d’une larme est un prisme,
Qui transfigure l’univers.