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Elle est morte – Emmanuel Bove

Elle est morte – Emmanuel Bove

Je suis âgé de trente-sept ans et quatre mois. Nous vivons à présent, ma mère et moi, dans un petit appartement situé rue de Rennes, au coin de la rue de Vaugirard, juste au-dessus d’un café-tabac. Cet appartement n’a rien de particulier sinon que la fenêtre de la chambre d’angle n’a pas de montants. On dirait une vitrine. Nous avons posé sur la console qui se trouve devant, un vase que ma mère a toujours prétendu être d’améthyste, et qui n’est que du spath fluor. Bref, tout cela est sans importance.

Avant de continuer, c’est-à-dire avant d’essayer d’éclaircir en la faisant connaître, l’histoire incroyable qui m’est arrivée, il faut que je parle quelques instants de ma mère et de moi. Nous n’avons pas toujours habité rue de Rennes, dans un petit appartement, au-dessus d’un café-tabac. Loin de moi la pensée de porter sur les habitants de cette rue une appréciation désobligeante. Ils sont, pour la plupart, très respectables, très honorables. Entre le boulevard Raspail et la rue du Four, j’ai même remarqué certains immeubles qui ne déshonoreraient pas les avenues Hoche, Marceau et Kléber. Mais sans froisser personne, je crois pouvoir dire que les abords de la gare Montparnasse ne peuvent être comparés à ce quartier dit de la plaine Monceau où nous avons vécu jusqu’à la mort de mon père. Si celle-ci remonte à plus de vingt ans, nous n’avons pas moins gardé un souvenir très précis de l’existence que nous menions. Elle était différente de celle d’aujourd’hui, je peux le dire sans vanité. Nous étions le centre d’un groupe de gens raffinés, riches, intelligents. C’est le passé ! Laissons-le, n’y pensons plus, d’autant plus qu’il n’y a qu’un rapport secondaire avec ce qui va suivre. Quoique secondaire, ce rapport existe cependant. N’est-il pas surprenant en effet, que de nouveaux soucis succèdent toujours aux anciens ? Aujourd’hui qu’un héritage nous tire enfin de la pauvreté et nous permet de vivre sans songer à ce que nous mangerons le lendemain, notre santé commence à nous donner des inquiétudes. Le plus étrange – cela doit provenir de ce que nous ne nous sommes jamais quittés – est que nous éprouvons, ma mère et moi, les mêmes malaises : migraines, dégoût de vivre, fatigue générale et quelque chose d’autre, de très particulier, que je vais essayer de définir. Une sorte de peur de déplaire tellement envahissante qu’elle nous paralyse. Elle rend chaque jour nos relations avec nos semblables plus difficiles, plus chaotiques. C’est au point que nos amis, nos relations, nous abandonnent peu à peu. Nous avons consulté beaucoup de médecins. Ils affirment que nous nous suggestionnons l’un l’autre, ils nous classent dans la catégorie des hépatiques nerveux. L’un de ces médecins, un saint homme, qui communie chaque matin, qui de sept à neuf fait sa tournée de pauvres, nous a fait la morale. Les scrupules découragent l’homme, le jettent parfois dans le désespoir. Ils obscurcissent sa raison, lui font voir la vie autrement qu’elle n’est. C’est une véritable maladie. Pour la guérir, les secours de la médecine sont insuffisants. Il faut avoir recours à ceux de la religion. Quoi que ce brave homme dise, nous sommes ce que nous sommes. Nous ne pouvons pas nous changer. Et en attendant que nous puissions, nous serions quand même ce que nous sommes.

Tout à l’heure, en commençant, je n’ai pu m’empêcher de faire allusion à l’histoire extraordinaire – et de la plus haute gravité pour moi, enfin pour nous – qui m’est arrivée. C’est cette gravité qui me pousse à écrire, je m’empresse de le dire tout de suite afin qu’on ne se fasse pas d’illusion sur l’intérêt romanesque ou littéraire de ces pages. Vous voyez ! Toujours cette crainte de déplaire !

Il s’agit d’une femme. Je ne suis pas, il faut qu’on le sache, ce qu’on appelle un homme à bonnes fortunes. Jusqu’à présent j’ai eu quelques aventures comme tout le monde, mais je n’ai jamais songé, même une seconde, à quitter ma mère pour me marier. L’idée de former un couple, un ménage, avec une étrangère, m’a toujours épouvanté. Je me rends compte que j’appartiens à cette catégorie d’hommes à qui seuls les liens du sang inspirent du respect. J’étais fait pour épouser une cousine. Malheureusement, nos revers ne me l’ont pas permis.

Comme je viens de le dire, il s’agit d’une femme, d’une femme d’une condition supérieure à celle où je me trouve aujourd’hui, mais, notez-le bien, inférieure à celle où je me trouvais il y a vingt ans. Elle appartient à une famille bruyante. Elle a trois frères, l’un architecte, l’autre ingénieur, le dernier avocat. Son père ne fait plus rien. C’était un haut fonctionnaire, attaché je crois, au ministère des Finances à la direction des Douanes. Il prétend avoir connu jadis mon père. Les circonstances où il l’aurait rencontré n’ont jamais pu être précisées. Elles demeurent dans une pénombre prudente. Il est possible tout de même que les deux hommes se soient connus, mon père ayant eu tant de relations.

La femme dont il est question, Jacqueline, a été mariée une première fois à un médecin syrien. Ils ne se sont pas entendus. Il paraît qu’il voulait introduire dans son foyer d’autres femmes. Il avait une conception assez singulière du mariage. Une femme équilibrée, une Française, ne pouvait s’y plier. Elle divorça et épousa deux ans plus tard un garçon que je ne situe pas très bien. Il est d’abord de sept ans plus jeune qu’elle. Il doit être de très modeste extraction, car jamais il ne parlait de sa famille. Je répète les paroles de Jacqueline, naturellement. Il a néanmoins beaucoup de savoir-vivre. On le sent bien élevé. Il paraît qu’à certains moments, il se montre sous un jour des plus antipathiques. Il se trahit alors, sans s’en douter. Quoi qu’il en soit, ils se sont séparés il y a un an et une instance en divorce est en cours. Tant de déboires ont rapproché Jacqueline de moi. Sans en tirer le moindre orgueil, je crois pouvoir dire qu’elle n’a pas été mécontente de sentir une affection sûre, désintéressée et sincère. Tout de suite je l’ai présentée à ma mère, ce qui l’a beaucoup touchée. Notre modeste et paisible intérieur est devenu très vite pour elle un refuge. On ne trouve pas partout le réconfort d’une atmosphère familiale faite de douceur et d’équilibre. Elle ne me cachait pas combien elle était heureuse, au sortir des querelles que lui faisaient sans cesse son père et sa mère, de venir rue de Rennes. Un tel aveu montre bien qu’il y avait entre elle et moi de nombreuses affinités. Elle trouvait certainement à la maison quelque chose qui répondait aux aspirations secrètes de son âme. Dans un instant, j’aurai l’occasion de parler de sa famille. On comprendra alors ce que ma mère et moi pouvions représenter pour Jacqueline.

Il y avait donc plus d’un an que nous nous voyions presque chaque jour, lorsque lundi dernier, pour la première fois, elle ne vint pas au rendez-vous fixé. « Elle a été empêchée, pensai-je. Un pneu m’attend à la maison. » Je ne trouvai rien. « J’aurai de ses nouvelles dans la soirée ou demain matin au plus tard. »

Quatre jours s’écoulèrent ainsi dans l’attente. Ma mère était de plus en plus inquiète. Elle s’était peu à peu persuadée que j’avais offensé Jacqueline à mon insu. Moi-même, je finis par le croire. Oui, notre vieux médecin a raison. Nos scrupules viennent d’un fonds d’amour-propre et d’orgueil. Nous sommes, je crains, de ces gens qui veulent être parfaits afin d’être plus contents d’eux-mêmes, et c’est là le péché.

Finalement, je pris la décision d’aller chez Jacqueline. Elle habite chez ses parents, rue de Rivoli, non pas dans la partie du bazar de l’Hôtel-de-Ville, mais dans celle qui donne sur les Tuileries, bien entendu. Les visites que je lui ai rendues m’ont toujours été profondément désagréables. Il semblait chaque fois que je cherchais à m’introduire dans un milieu plus gai, plus vivant, disons le mot, plus normal, que le mien. J’avais l’impression d’être une espèce de personnage austère, aimant les plaisirs en cachette, qui une fois parti dénigrait ceux qui l’avaient amusé. Je savais aussi que des bruits bizarres couraient sur mon compte. On racontait que j’avais partagé le lit de ma mère jusqu’à l’âge de trente ans, que je portais des sous-vêtements taillés dans des jupons démodés enfin je ne sais quelles absurdités. Il faut dire, à la décharge de ces gens, qu’ils sont de très basse extraction. À ce que j’ai compris, le grand-père du côté paternel de Jacqueline avait été cantonnier dans l’Ardèche. Quant à sa mère, j’oserai dire, sans révolter, je suis certain, notre bon médecin par un péché de langue, puisqu’elle se vante elle-même de son ascension, qu’elle est issue du peuple et qu’elle doit sa réussite à sa beauté.

Je me rendis donc rue de Rivoli. Un valet de chambre que je n’ai pas trouvé particulièrement aimable, me conduisit au salon. Il y eut alors de mystérieux va-et-vient. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit enfin. Je me levai. Mais elle se referma lentement sans que personne entrât.

Ce ne fut qu’un quart d’heure plus tard que la mère de Jacqueline vint me recevoir. C’est une personne d’une soixantaine d’années – l’âge de maman – dont les cheveux tirant sur le blanc sont aussi soigneusement coiffés que ceux d’une jeune femme. On devine immédiatement qu’elle a de l’autorité, une autorité un peu calculée, celle d’une femme ambitieuse qui, à mesure que ses charmes ont perdu de leur efficacité, les a remplacés par des qualités viriles. Sans prononcer un mot, elle s’avança vers moi.

— Eh bien ! qu’est-ce que vous voulez ? me demanda-t-elle.

Je lui appris que j’avais eu un rendez-vous au début de la semaine avec sa fille, que celle-ci n’y était pas venue, que depuis elle ne m’avait pas donné signe d’existence, que je craignais qu’elle ne fût malade.

J’avais à peine terminé que mon interlocutrice s’écria :

— Malade ! Mon pauvre garçon. Elle a été malade, c’est vrai ! Mais c’est fini. Elle est morte.

— Elle est morte !

— Elle est morte hier, dans une clinique.

Je balbutiai quelques paroles sans suite. Elle me regardait, impassible en apparence. Puis, comme je lui posais différentes questions, elle me dit avec froideur :

— Je vous en prie, ce n’est pas le moment.

— Pourtant…

— Que voulez-vous que je vous dise d’autre ?

— Je voudrais que vous me racontiez ce qui est arrivé, comment…

Elle me coupa la parole.

— C’est assez. Laissez-moi. Vous ne comprenez donc pas que votre insistance est déplacée en un tel moment !

En quittant la mère de Jacqueline, je marchai droit devant moi, sans savoir où j’allais. Après une heure de vagabondage, je commençai seulement à retrouver mon sang-froid. Il m’apparut alors, je ne saurais expliquer pourquoi, que Jacqueline n’était pas morte, que sa mère m’avait menti. Quand on perd une fille, même si elle s’est rendue coupable de toutes les fautes imaginables, on souffre, on laisse paraître sa douleur, quelque empire qu’on ait sur soi-même, on ne songe pas à trouver déplacé le désir qu’a un ami de connaître la vérité, on ne profite pas de ce malheur pour mettre fin à des relations qu’on supportait de mauvaise grâce. En une telle circonstance, l’animosité qu’on peut avoir contre quelqu’un disparaît, je ne dis pas définitivement, mais pour quelques jours au moins.

Le lendemain je décidai d’aller chez le frère aîné de Jacqueline, l’avocat, afin d’avoir le cœur net. Il habite rue Saint-Lazare. Je lui ai rarement rendu visite, bien qu’il m’ait invité assez souvent, car à quelque heure et pour quelque raison qu’on se présente chez lui, on subit durant quelques instants le sort du client inconnu. La domestique vous introduit dans le salon d’attente. Elle vous montre les journaux. Elle referme la porte. J’ai horreur de cela. Cette fois, heureusement, le salon d’attente me fut épargné.

— Alors, comment ça va ? me dit-il tout de suite avec un bon sourire en rangeant des papiers.

Mon inquiétude s’évanouit. Je ne m’étais pas trompé. Jacqueline n’était pas morte. Comme je l’avais deviné, sa mère m’avait menti.

— Je vais assez bien, merci.

— Vous me rendez visite en passant, sans raison ? Ou bien avez-vous quelque chose de précis à me demander ?

— Non. Je passais. Je suis monté.

— C’est très gentil.

— J’ai justement rendu hier une petite visite à votre mère.

— Ah ! tiens.

— J’ai été la voir au sujet de Jacqueline.

— Je constate que vous aussi vous êtes au courant.

De nouveau, je fus pris de crainte. Elle fut de courte durée. J’appris presque aussitôt que Jacqueline était retournée, il y a quelques jours, chez son second mari, alors que le divorce venait d’être prononcé en sa faveur.

— Même maintenant, dis-je, je ne comprends pas pourquoi votre mère m’a annoncé que Jacqueline était morte.

— Qu’est-ce que vous me racontez là ?

— Hier, quand j’ai été voir votre mère, elle m’a annoncé que Jacqueline était morte.

— Vous avez mal compris, mon cher. Elle vous a dit que Jacqueline était morte pour elle, sa mère. C’était une façon de vous faire comprendre qu’après ce nouveau coup de tête, elle ne voulait plus la voir.

— Pas du tout. Il n’a pas été question un instant de son mari. D’ailleurs, je ne savais pas qu’elle était partie. Et si je suis venu vous voir aujourd’hui, c’est justement pour tâcher d’obtenir de vous un éclaircissement.

— Allons, il y a un malentendu. Maman pensait que vous étiez au courant.

— Elle s’est bien aperçue que je ne savais rien. Elle ne m’a pas donné beaucoup de précisions. Elle m’en a pourtant donné une qui compte. « Jacqueline est morte hier, dans une clinique. » Voilà ce qu’elle m’a dit.

— Ce n’est pas possible.

— Je vous le jure.

— Vous avez rêvé ! Ce serait une plaisanterie du plus mauvais goût.

— Ce sont les propres paroles de votre mère. Je n’invente rien.

— Enfin, pourquoi voulez-vous que ma mère vous dise une chose pareille ? Pourquoi ? Enfin, pourquoi ? C’est comme si vous veniez m’annoncer que votre mère est morte alors qu’elle se porte à merveille. Il faudrait vous faire surveiller.

Je suis maintenant dans ma chambre. Ma mère ne sait rien. Je n’ai pas voulu la mettre au courant avant d’avoir tout éclairci. Il est minuit. J’écris déjà depuis deux heures. Le moment est venu de me concentrer. J’ai rapproché la lampe de mon papier. Le reste de la pièce est dans l’obscurité. Dois-je dire que j’éprouve une profonde satisfaction, celle de l’homme qui s’apprête à résoudre un problème dont il a toutes les données ? Ce n’est pas nécessaire. Il n’y a qu’une chose qui importe, c’est que je réussisse à découvrir pourquoi la mère de Jacqueline m’a annoncé que sa fille était morte. Pour plus de clarté, je vais numéroter chacun des paragraphes qui vont suivre.

1° Elle m’a annoncé la mort de sa fille parce que celle-ci est morte vraiment. C’est le frère qui a menti. Il a eu pitié de moi, il a voulu me ménager. Possible.

2° Elle a eu un accès de folie. Invraisemblable.

3° Elle a menti par colère. Puisque sa fille n’a pas voulu lui obéir, puisqu’elle est partie, elle n’existe plus dans son cœur, elle est morte ! Et si elle est morte, eh ! bien, disons-le, crions-le partout. À tout le monde la mère annonce que sa fille est morte. C’est une façon assez théâtrale de montrer que celle-ci n’existe plus. Possible.

4° Il s’agit d’une plaisanterie. Hypothèse à écarter.

5° Elle s’imaginait que j’avais des relations intimes avec Jacqueline. Elle n’avait pas de preuves. Elle ne pouvait m’en parler. Sa fille partie, elle n’était plus tenue à prendre les mêmes précautions. Dégoûtée par toutes ces histoires d’hommes tournant autour de Jacqueline, elle s’est vengée en me frappant au cœur. Bien invraisemblable.

6° Elle a du mépris pour moi, le mépris de ceux qui dépensent leur argent sans le compter, qui sont bien habillés, qui ont horreur de tout ce qui sent la pauvreté. Sa fille partie, elle tient à ce que je ne revienne plus. Elle m’annonce que sa fille est morte parce qu’elle sait que lorsque j’apprendrai que ce n’est pas vrai, je lui en garderai rancune. Assez vraisemblable.

Mais il y a une autre explication, une explication à laquelle j’ai pensé toute la soirée. Je me suis un peu étendu sur cette histoire pour ne pas en parler. Je m’aperçois maintenant que je n’ai pas le droit de l’escamoter, car elle est peut-être la véritable explication, ce qui serait assez grave pour moi.

7° Le frère de Jacqueline a raison. Sa mère ne m’a jamais dit que Jacqueline était morte. Je l’ai rêvé. Possible.

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