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Un soir, alors que j’étais déjà bien parti – Charles Bukowski

Un soir, alors que j’étais déjà bien parti – Charles Bukowski

un soir, alors que j’étais déjà bien parti, le zigoto, qui avait édité deux de mes bouquins, y alla de sa proposition :

— Bukowski, ça te plairait pas de rencontrer L. ?

L. ou l’écrivain couvert de gloire, et ça ne datait pas d’hier. la moindre de ses broutilles traduite en n’importe quelle langue, y compris en canomerdique. plein de bourses d’études, de maîtresses, d’épouses, de prix littéraires, de romans, de poèmes, de nouvelles, d’aquarelles… et de séjours en Europe. maqué avec tout ce qui comptait. la réussite absolue, quoi !

— plutôt crever, répondis-je à ce Jensen, sa prose me nifle !

— mais tu dis ça de tout le monde !

— et alors ? la vérité, c’est la vérité.

Jensen était assis et me regardait. il aime ça : s’asseoir et me regarder. il a du mal à admettre ma bêtise. or je revendique ma bêtise. je suis con comme la lune, point à la ligne.

— lui, il aimerait te connaître. il a entendu parler de toi.

— match nul ! moi aussi, j’ai entendu parler de lui.

— tu serais d’ailleurs surpris par le nombre de gens qui savent qui tu es. tiens, l’autre jour, j’étais chez A.N., et elle n’a eu de cesse que de me répéter combien elle serait ravie de t’avoir à sa table. on t’a dit qu’elle avait connu L. en Europe ?

— ben, dis donc !

— et que tous les deux avaient approché Artaud ?

— je parie qu’elle n’a pas dû vouloir se faire tringler par Artaud.

— bien deviné.

— je ne le lui reproche pas. moi-même, je n’aurais pas marché.

— sois sympa avec moi. allons le voir.

— Artaud ?

— mais non, L. !

je fis un sort à mon verre.

— en route, bonhomme, grommelai-je en me levant.

depuis mon trou à rats jusqu’à la maison de L., il y avait une sacrée distance. car L. avait une maison, une vraie. rien que pour y accéder, la bretelle d’autoroute était aussi longue qu’une route secondaire.

— on va bien chez ce mec qui n’a que la PAUVRETÉ à la bouche ? ne pus-je m’empêcher d’ironiser.

— rappelle-toi qu’il lâche 85 % de ses droits à l’État.

— comme je le plains !

on descendit enfin de la voiture . deux étages, qu’elle avait, sa masure, avec balançoire à l’entrée et, posée dessus, comme abandonnée, une guitare à 250 dollars. tous crocs dehors et blanchi d’écume, une grosse masse de berger allemand se précipita vers nous, et je ne le tins à distance, pendant que Jensen sonnait à la porte, que grâce à cette guitare, pas en en jouant bien sûr, mais en m’en servant comme d’un bâton.

le célèbre visage parcheminé et jaunâtre s’encadra dans le judas :

— c’est qui ? articula-t-il.

— Bukowski et Jensen.

— qui ?

— Bukowski et Jensen.

— connais pas.

le berger allemand s’élança dans les airs, et ses crocs s’entrechoquèrent à un souffle de ma veine jugulaire. quand il retomba sur ses pattes, j’en profitai pour lui en allonger un, mais il accusa à peine le coup. il se ramassa sur lui-même pour repartir à l’assaut, poil dressé et toute mâchoire déployée.

— Bukowski, enfin, quoi ! il a écrit FOUTUE ÉPOQUE et HURLEMENTS SOUS L’AVERSE. moi-même, je suis éditeur : Hilliard Jensen de NEW MOUNTAIN PRESS.

le berger allemand venait de faire entendre un ultime aboiement de rage, signe que la curée était proche, lorsque L. lui lança :

— Poopoo, au pied !

Poopoo parut comprendre.

— gentil chien, miaulai-je, bon chien !

le regard de Poopoo me prouva qu’il n’en croyait pas un mot. qu’importe, le vieux mec était en train de déverrouiller sa lourde.

je jetai la guitare démantibulée sur la balançoire, et on se pressa d’entrer. le salon était aussi grand qu’un étage de parking souterrain.

— asseyez-vous.

comme j’avais le choix entre trois ou quatre fauteuils, je me rabattis sur le plus proche.

— l’establishment n’en a plus que pour une année, prophétisa aussitôt L. les masses se sont réveillée. nous allons foutre le feu à toute cette saloperie. et ça se passera comme ça – L. fit claquer ses doigts –, tout disparaîtra ! et une merveilleuse ère nouvelle commencera pour nous tous.

— vous n’auriez pas à boire ? rétorquai-je.

après avoir agité la clochette qui était à portée de sa main, L. meugla :

— MARLOWE !

puis, il me dévisagea :

— j’ai lu votre dernier livre, Mister Meade.

— désolé, je m’appelle Bukowski.

L. se retourna vers Jensen :

— alors, c’est vous Taylor Meade ! pardonnez ma méprise…

— non, non, moi, je suis Jensen. Hilliard Jensen de NEW MOUNTAIN PRESS.

à ce moment-là, un Japonais, en veste blanche et pantalon de satin noir, traversa le salon en trottinant et, bien qu’il se fût légèrement incliné devant nous, son sourire ne parvenait pas à masquer son envie de nous tordre le cou.

— hé, enculé de ta race, ces gentlemen ont soif. tu leur demandes fissa ce qu’ils veulent et tu le leur ramènes au galop, sinon gaffe à la schlague.

bizarrement, le visage de L. ne reflétait aucune trace de douleurs anciennes, comme si rien n’avait pu l’atteindre. certes, il était embaumé jusqu’au trognon, mais ses rides ne paraissaient pas vraiment vraies, à croire qu’on les lui avait cousues ou dessinées à même la peau, à moins qu’on ne les lui ait plaquées directement sur l’os. curieux résultat. jaunâtre. et déplumé. avec des yeux bridés. si bien qu’à première vue, ce visage suintait l’absence d’espoir et l’insignifiance. restait néanmoins à expliquer comment il avait pu écrire ce genre de choses : « putain, Mack en avait une grosse ! la plus grosse de toutes ! quelle bite, il avait, le Mack ! personne n’en avait une comme lui dans toute la ville ! la plus énorme à l’Ouest du Mississippi ! on ne parlait que d’elle ! pour sûr qu’il avait une belle bite, le Mack ! etc. » rapport au style, L. les avait tous enfoncés, même si ça ne me faisait pas bander des masses.

Marlowe revint avec nos cocktails, et je dois lui reconnaître une qualité : il ne lésinait ni sur la quantité, ni sur le mordant. il les déposa devant nous et se retira de sa démarche trottinante. tout le temps qu’il mit pour regagner la cuisine, là où devait se trouver sa niche, je m’obligeai à observer son déhanchement qu’accusait son pantalon moulant.

L. ne nous avait pas attendus pour se noircir. n’empêche qu’il expédia vite fait la moitié de son verre. il était du genre qui carbure au whisky à l’eau plate.

— je me souviendrai toujours, fit-il, de cet hôtel à Paris. on y est tous descendus. Kaja, Hal Norse, Burroughs… tous les meilleurs !

— et d’avoir été là-bas, vous pensez que ça vous a aidé à écrire ?

ma question était idiote, il me jeta un regard atterré, avant de me faire profiter de son sourire condescendant :

— tout m’aide à écrire.

dans ces conditions, que nous restait-il à faire, sinon à boire et à s’observer l’un l’autre ? lorsque nos verres furent vides, L. agita de nouveau sa clochette, et Marlowe rappliqua pour la remise à niveau.

— Marlowe, nous confia alors L., est en train de traduire en japonais Edna St. Vincent Millay.

— formidable ! s’écria Jensen de NEW MOUNTAIN PRESS.

sans que je visse pourquoi traduire en japonais Edna St. Vincent Millay était si formidable.

— je ne vois pas ce qu’il y a de formidable à traduire en japonais Edna St. Vincent Millay, grogna L.

— je vous accorde que Millay est démodée, mais dites-nous alors pourquoi la poésie moderne manque d’énergie ? s’empressa de corriger le digne représentant de NEW MOUNTAIN PRESS.

à part moi, je pensai que ça tenait à leur inexpérience, à leur goût de la facilité, ce qui expliquait à la finale pourquoi ils décrochaient très vite.

— aucun sens de la durée, trancha le vieil homme.

allez savoir pourquoi, mais il se fit ensuite un grand silence. sans doute parce que, tous autant que nous étions, on se détestait. Marlowe ne cessait, sans varier de rythme, d’apparaître et de disparaître, en sorte que j’eus bientôt le sentiment de me retrouver coincé dans une grotte sans issue ou dans un film sans queue ni tête. juste une suite de séquences sans aucun lien entre elles. vers la fin, L. se releva et gifla Marlowe. et pas de main morte. mais pourquoi ? sexe ? ennui ? jeu ? bien malin qui aurait pu le dire. Marlowe encaissa en souriant et s’en retrottina vers le vagin de Millay.

— qu’aucun homme ne pénètre chez moi s’il ne peut supporter l’ombre et la lumière, se rengorgea L.

— mollo, le vieux ! s’il y en a un qui part en couilles, c’est bien toi ! et laisse-moi te dire que j’ai jamais aimé ta bimbeloterie.

— idem pour moi, j’ai toujours détesté vos foutaises, Meade. toute cette dégoulinante sur l’art de tailler des pipes aux stars de cinéma ! n’importe qui peut sucer une star. y a pas de quoi plastronner.

— ça se discute, dis-je, et puis, je vous rappelle que Meade, ce n’est pas moi.

le vieil homme se leva et s’avança, en titubant, vers mon fauteuil, qui avait fait l’objet de dix-huit traductions.

— tu veux te battre ou tu veux baiser ? gronda-t-il.

— je veux baiser.

— MARLOWE ! hurla-t-il.

lequel radina à petits pas pressés et prit en pleine poire le beuglement de L. :

— À BOIRE !

je m’étais attendu – POUR TOUT DIRE – à ce que L. lui demandât de baisser son froc afin que mes désirs deviennent réalité, mais il ne se passa rien de tel. aussi dus-je me contenter de reluquer ses hanches alors qu’il repartait vers la cuisine.

le plein refait, on attaqua le round suivant :

— eh oui, c’est comme ça (claquement de doigts) que l’establishment se décomposera ! tout ce joli monde, au bûcher !

ensuite de quoi, le vieil homme piqua du nez et s’endormit, complètement h.s.

— cassons-nous, murmura Jensen.

— attends une minute.

m’approchant du fauteuil où le vieux somnolait, je passai ma main dans son dos, direction ses fesses.

— mais qu’est-ce que tu fabriques ? s’exclama Jensen.

— tout m’aide à écrire, qu’il a dit, eh bien, moi, c’est son fric qui m’aidera à écrire.

je parvins à atteindre sa poche-revolver d’où je tirai son portefeuille.

— maintenant, on fout le camp.

— t’aurais pas dû, dit encore Jensen alors que nous nous rapprochions de la sortie.

tout à coup, quelque chose m’attrapa le bras droit et le tordit en arrière.

— AVANT DE QUITTER LES LIEUX, ON SE DÉLESTE DE SA FORTUNE, EN HOMMAGE À MISTER L., couina le traducteur de E.V. Millay.

— tu vas me péter le bras, face de rat !

— ON SE DÉLESTE DE SA FORTUNE… EN HOMMAGE À MISTER L., répéta-t-il.

— DESCENDS-LE, JENSEN ! DESCENDS-LE ! DÉBARRASSE-MOI DE CET AVORTON !

— si votre ami lève la main sur moi, vous pouvez dire adieu à votre bras.

— bon, d’accord, récupère le portefeuille, pour ce que j’en ai à branler ! je viens de recevoir un chèque de GROVE PRESS.

Marlowe s’empara du portefeuille qu’il jeta par terre. puis il fit pareil avec le mien.

— hé, PAS SI VITE ! t’es quoi, toi ? un arnaqueur de première ou… ?

— ON SE DÉLESTE DE SA FORTUNE ! EN HOMMAGE À MISTER L.

— non, mais je rêve ! c’est pire que dans un boxon !

— et ce n’est pas fini ! dites à votre ami de déposer son portefeuille sur le parquet, sinon je vous brise le bras.

comme pour me prouver qu’il ne plaisantait pas, Marlowe accentua sa pression.

— Jensen ! FAIS CE QU’IL TE DIT !

Jensen s’exécuta. Marlowe relâcha sa prise. je pivotai aussitôt sur moi-même. mais j’allais devoir me battre avec seulement mon gauche.

— Jensen ! dis-je.

il regarda Marlowe.

— pas question, marmonna-t-il.

le vieux continuait de roupiller, et il me sembla apercevoir sur ses lèvres un petit sourire béat.

nous ouvrîmes la porte et sortîmes.

— gentil Poopoo, fis-je.

— brave Poopoo, renchérit Jensen.

et on grimpa dans sa voiture.

— t’as personne d’autre à me présenter ce soir ? ricanai-je.

— ben, on pourrait toujours aller chez Anaïs Nin.

— garde tes suggestions pour toi. je ne me sens pas de taille.

Jensen repartit en sens inverse. c’était la typique soirée étouffante de Californie du Sud. on atteignit assez vite Pico Blvd. Jensen mit alors le cap sur l’Est. pourvu que la Révolution ne m’encule pas trop vite !

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