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Le poisson grappilleur – Birago Diop

Le poisson grappilleur – Birago Diop

Il avait plu le jour, il avait plu la nuit. Il avait plu au début de la semaine, il avait plu à la fin de la semaine.

L’eau des averses abondantes et drues avait gonflé le Marigot Elle avait labouré et fouillé le lit du Marigot au fond duquel dormait depuis des lunes, dans une poche noire et humide de vase recouverte d’une épaisse plaque d’argile séchée, Konko-le-Silure, le poisson nu et moustachu.

Le Marigot gonflé avait fait un grand saut par-dessus la berge emportant dans les plis d’une immense nappe, Konko-le-Silure sur les sables des terres nues.

Le soir venu, le Marigot avait sagement regagné son lit sans s’inquiéter de ce qu’il pouvait advenir de néfaste ou de simplement désagréable ou d’ennuyeux à son hôte de toujours qu’il laissait seul avec la Nuit.

Le sol que les rapides passages aller et retour et le court séjour du Marigot avaient légèrement humecté permit heureusement à Konko-le-Silure de passer le temps en une veillée vigilante mais pas trop agitée sous les regards curieux et les clignotements intrigués des Étoiles.

Konko-le-Silure commençait enfin à s’assoupir aux souffles frais et aux premières lueurs de l’aube, après le deuxième chant du coq et le départ des Étoiles dont il n’était pas sûr d’avoir saisi tous les signes, quand une vive douleur à la naissance d’une moustache le tira de sa somnolence.

Ouvrant un œil que voilait une épaisse larme, Konko-le-Silure aperçut tout près de sa couche de sable mouillé, Volo-la-Perdrix tenant dans son bec dur et court la pointe de la moustache qui lui brûlait encore sous le nez sa peau de poisson sans écailles.

Volo-la-Perdrix qui n’avait plus à faire sa longue trotte pour ses ablutions matinales au Marigot, trouvant de l’eau partout depuis qu’il avait tant plu, Volo ne savait plus que faire des premières heures de sa journée. Flânant par-ci, marchant rapidement par-là, avant le lever du Soleil, elle précipitait le réveil des uns par son agaçant cacabement ; écourtait le sommeil des autres par son envol lourd et crépitant comme des grains de mil sur des braises, et importunait de bien bon matin voisins de tous les jours et voyageurs de passage pour une nuit.

La larme épaisse ayant chu de l’œil de Konko-le-Silure, Volo-la-Perdrix crut que celui-ci était maintenant bien réveillé. Elle lâcha la moustache qu’elle tenait encore à bout de bec et salua :

— Silure mon cousin depuis si longtemps absent, as-tu passé la nuit en paix ?

Dans son bonjour pointait un brin d’insolence que sans doute Konko-le-Silure non encore tout à fait réveillé ne perçut pas, car il répondit aussi poliment que tout être bien éduqué peut le faire. Malgré le brusque voyage du fond sombre du lit du Marigot aux sables nus de la plaine ; malgré les heures passées dans l’inquiétude et les moments d’angoisse, sous les regards des Étoiles, Konko-le-Silure affirma à Volo-la-Perdrix qu’il avait passé la nuit :

— En paix seulement !

— Pour me faire pardonner bien vite de t’avoir réveillé de si bonne heure et d’une manière si peu polie, je t’invite au petit déjeuner, cousin, quittons ces terres trop nues, les champs sont mûrs ou mûrissants. Allons manger de bonnes choses. Allons grappiller.

— Manger quoi ? Comment grappiller ?

— Du mil, mon cousin, du maïs, des haricots, mon cousin, des arachides, du manioc, des patates, mon cousin !

— Mais, je ne peux pas aller aux champs. Je n’ai rien de ce qu’il faut pour y aller ni y faire quelque chose de bien, ni même y manger.

— Je te prêterai tout ce que tu voudras. Je te prêterai ce qu’il te faudra.

— Je n’ai pas de pattes.

— Je t’en prêterai.

— Je n’ai pas d’ongles.

— Je t’en prêterai.

— Je n’ai pas de bec.

— Je t’en prêterai.

— Je n’ai pas de plumes.

— Je t’en prêterai.

— Je n’ai pas d’ailes.

— Je t’en prêterai.

Et Volo-la-Perdrix prêta à Konko-le-Silure tout ce que celui-ci n’avait pas pour aller déjeuner aux champs.

Et tous deux s’en furent vers les terres labourées et prêtes aux récoltes.

Ils couraient de buttes de manioc à tiges de mil, voletaient d’épis de maïs à lianes de haricots ; quand s’arrêtant subitement de picorer, Volo-la-Perdrix dressa la tête, ouvrit l’oreille, fit tourner un œil.

Elle en avait fait tant de fois, elle en faisait encore tant à trop de gens, et même à tout le monde, pour ne pas toujours être sur ses gardes, pour ne pas percevoir dans la trame la plus serrée des rumeurs les plus sourdes ou des silences les plus épais, le plus discret des bruits insolites.

Elle connaissait de naissance, ayant su courir aussitôt qu’elle avait éclos, de quel côté pouvait venir le moindre danger, la plus petite menace. Elle reconnaissait surtout le pas lourd et pesant d’un laboureur ou la démarche hésitante et circonspecte, le pas furtif d’un chasseur.

Les pieds qui martelaient la sente menant vers le champ et vers les hôtes du champ ne pouvaient appartenir qu’à Kéba, le maître du champ.

Volo-la-Perdrix avait donc dressé la tête, ouvert l’oreille, tourné un œil. Courant vers son compagnon, Konko-le-Silure, elle lui réclamait :

— Rends-moi ce que je t’ai prêté.

— Quoi ? Comment ? demanda Konko-le-Silure.

— Rends-moi les pattes, les ongles, le bec, les plumes, les ailes que je t’ai prêtés.

Et Konko-le-Silure rendit pattes, ongles, bec, plumes et ailes et resta tout nu avec ses moustaches et sa peau sans écailles au milieu du champ.

Volo-la-Perdrix reprenant son bien s’envola pprrèèvv ! sous le nez de Kéba-le-Cultivateur.

Le maître du champ s’ahurit à la vue de Konko le poisson moustachu affalé sur un lit de feuilles de haricots :

— Comment ! Un poisson qui grappille ?

Alors Konko-le-Silure se lamenta en un chant très doux :

C’est Perdrix qui était venue me voir

(Maintenant elle a disparu)

Elle m’avait demandé d’aller grappiller

Je n’ai pas de pattes avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas d’ongles avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas de bec avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas de plumes avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas d’ailes avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

C’est Perdrix qui m’avait fait venir

Elle a disparu… pprrèèvv ! ! !

Le chant de Konko-le-Silure était très doux, très triste, très touchant, mais Kéba-le-Cultivateur pensait déjà en le soupesant et en caressant sa peau sans écailles à l’excellent bassi, ou au couscous ou au bon bien filant que Tara la plus jeune de ses quatre femmes allait pouvoir accommoder avec le court-bouillon que donnerait l’imprudent compagnon de l’impudente et fugitive Perdrix.

Kéba-le-Cultivateur ramassa le poisson chanteur nu et moustachu qui s’était égaré au milieu de son champ, et l’emporta chez la plus jeune et la plus agréable de ses épouses :

— Tiens, Tara, je t’apporte un poisson pris au champ.

— Un poisson pris au champ ? Comme un lièvre ? demanda la jeune femme en battant des mains.

— Pas exactement comme un lièvre car celui-ci grappillait.

— Comment, un poisson qui grappille ? s’étonna Tara la jeune épouse.

À cette question, Konko-le-Silure se remit à chanter en se lamentant doucement :

C’est Perdrix qui était venue me voir

(Maintenant elle a disparu)

Elle m’avait demandé d’aller grappiller

Je n’ai pas de pattes avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas d’ongles avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas de bec avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas de plumes avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas d’ailes avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

C’est Perdrix qui m’avait fait venir

Elle a disparu… pprrèèvv ! ! !

Tara était la plus jeune des femmes de Kéba-le-Cultivateur mais elle n’était pas la moins sensée des épouses. Son éducation dans la demeure familiale avait été bien poussée. Auprès des vieilles gens elle avait appris beaucoup de choses avant qu’une joyeuse compagnie l’eût conduite un soir dans la case de son mari. Elle n’avait jamais entendu un poisson chanter, ni parler, elle n’avait jamais entendu parler d’un poisson qui s’en allait grappiller aux champs.

— Celui-ci n’est pas un poisson à noyer dans une marmite, même accommodé aux ingrédients les plus savoureux, même pour le mets le plus appétissant, riz, ou couscous. Ce Silure-là n’est pas un poisson « de paix ». Ce n’est pas un poisson pour nous ni mort ni vivant.

— Qu’allons-nous en faire ?

— Porte-le à Fama-le-Roi.

Kéba-le-Cultivateur, mari prévenant et gentil, désireux de toujours plaire à sa jeune épouse, renonça au succulent couscous et au appétissant qu’il espérait manger garnis de poisson, et porta Konko-le-Silure, chanteur nu sans écailles et moustachu, chez Fama-le-Roi.

— Fama, je t’apporte un poisson que j’ai pris dans mon champ, dit-il au Roi, devant lequel il était parvenu non sans peine ni palabres.

Ceux qui entouraient le Roi commençaient à se demander en se regardant si l’homme qui tendait à bout de bras à leur Maître ce long poisson sans écailles, pareil à un serpent obèse et moustachu, avait sa tête entièrement à lui. et murmuraient :

— Un poisson dans un champ ?

— … dans un champ ?

— … un poisson ?

— … un champ ! ! !

Mais Fama-le-Roi en qui la fougue, l’ardeur guerrière avaient cédé le pas depuis longtemps à un grand besoin de savoir et à une sagesse pétrie d’indulgence, interrogea simplement le cultivateur qu’il savait avare de paroles inutiles comme tous ceux de sa race qui s’adressaient plus souvent à la Terre nourricière qu’aux hommes :

— Et que faisait celui-là dans ton champ, ô Homme ?

— Il grappillait, Fama !

— Comment, un poisson qui grappille ? s’étonna quand même Fama-le-Roi.

À la question du Roi, Konko-le-Silure se remit à chanter en se lamentant doucement :

C’est Perdrix qui était venue me voir

(Maintenant elle a disparu)

Elle m’avait demandé d’aller grappiller

Je n’ai pas de pattes avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas d’ongles avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas de bec avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas de plumes avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

Je n’ai pas d’ailes avais-je dit

Je t’en prêterai avait-elle répondu

C’est Perdrix qui m’avait fait venir

Elle a disparu… pprrèèvv ! ! !

Fama, Roi plein de savoir et de sagesse, qui cependant n’avait jamais ouï pareille chose, un poisson qui chantait, ni entendu parler d’un poisson qui s’en allait grappiller aux champs même en compagnie d’un oiseau, ne voulut pas que son entourage, que sa cour fussent seuls à connaître l’événement jusque-là inouï.

Il fit battre le tam-tam et appeler tout son peuple pour le vendredi à venir afin de lui montrer et faire entendre le poisson nu et moustachu qui avait été grappiller aux champs et qui lamentait sa malaventure en un chant doux, triste et touchant.

Quand arriva le vendredi, Fama-le-Roi fit montrer par Mabo-le-Griot de cour à ses sujets attentifs et recueillis, Konko-le-Silure, le poisson grappilleur et chantant.

— Un poisson qui chante ?

— Et qui grappille ? ? ? demandait, dans un vaste murmure, la foule des sujets de Fama-le-Roi.

— Comment, un poisson qui grappille ? interrogèrent des voix plus fortes et plus distinctes.

— Eh oui, un poisson qui grappillait et qui chante ! affirma Mabo-le-Griot de cour en portant les moustaches de Konko-le-Silure tout près de son oreille droite, au milieu d’un silence lourd et épais.

Mais aucun son ne sortit des lèvres du poisson nu sans écailles. Konko-le-Silure demeurait muet. Ni chant ni paroles ne sortirent de ses lèvres. Mabo-le-Griot de cour posa encore trois fois la question. Mais Konko-le-Silure demeurait toujours muet.

Fama-le-Roi interrogea le poisson chanteur.

Konko-le-Silure ne répondit pas non plus au Roi.

Celui-ci bien qu’ignorant que le don n’avait été fait au poisson nu et moustachu que pour chanter trois fois seulement sur terre, pensa en sa grande sagesse que Konko-le-Silure lui donnait une leçon en refusant de partager son secret avec toute la foule de ses sujets qu’il avait fait rassembler.

Aucun vrai secret ne peut appartenir à tout le monde.

Fama-le-Roi ordonna à Mabo son griot de porter Konko-le-Silure hors des terres du royaume et d’en faire ce que bon lui semblerait.

Mabo-le-Griot de cour savait qu’on ne tue pas un chanteur, celui-ci dirait-il même les paroles les plus déplaisantes, c’est-à-dire les vérités les plus saines, aux oreilles des grands. Si on tuait les chanteurs, ni lui Mabo, ni l’aïeul des griots ne seraient venus au Monde sans doute.

Mabo-le-Griot emporta Konko-le-Silure vers le grand Fleuve.

Au moment de le jeter dans l’eau, il lui conseilla :

— Mon frère, ne va plus jamais grappiller.

Mais à peine montrait-il son dos au Grand Fleuve qu’il entendit la voix de Konko-le-Silure qui lui parvenait du fond de l’eau et qui chantait :

Méfie-toi surtout

Des mauvais prêteurs

Mabo mon frère !

Ils t’offrent leurs services inutiles

Mabo mon frère !

Mais ils te dépouillent

Quand tu es dans le besoin !

Mabo mon frère !

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