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La garantie – Emmanuel Bove

La garantie – Emmanuel Bove

Monsieur Peignot, négociant en vins, habitait une maison construite sous Napoléon III, située dans une rue voisine de la place du Marché-aux-herbes, c’est-à-dire dans le centre de la ville. À cause de ses enfants, on servait le déjeuner très tôt. Quand il arrivait, tout le monde était à table. Dix minutes plus tard, il posait sa serviette en damiers blanc et rouge et repartait, si grande était sa hâte de rejoindre à l’hôtel des Flandres ses amis, l’inspecteur principal des Finances, le président du Saint-Hubert, association de chasseurs, le directeur de la Caisse d’Épargne. Ces personnalités et d’autres encore avaient l’habitude de se réunir après le déjeuner non pas dans la salle du café, mais dans celle du restaurant, aux tables mêmes où, à d’autres heures, le personnel de l’hôtel prenait ses repas. C’était une faveur à laquelle ces messieurs tenaient beaucoup. Cependant que deux ou trois clients de passage, presque toujours des représentants de commerce, achevaient de déjeuner dans un craquement de noisettes, le petit groupe bavardait, plaisantait, jouait aux cartes.

Maître Testu, l’avoué dont la charge au su de tout le monde rapportait annuellement plus de quatre cent mille francs, n’était pas un membre fidèle du groupe. La fréquentation de la noblesse, ses rapports avec le marquis de Veille, le député de la circonscription, avec l’évêque du diocèse, avec le général commandant la région, enfin avec toute la société, le contraignaient, du moins le croyait-il, à garder ses distances. Mais il était trop habile pour encourir le reproche de fierté, pour paraître dédaigner fonctionnaires et commerçants et, de temps en temps, il s’astreignait à passer à l’hôtel des Flandres. En initié, il pénétrait immédiatement dans cette salle du restaurant où, à part le groupe dont nous venons de parler, n’avaient le droit de s’asseoir que les clients désirant prendre un repas. L’air y était enfumé. À travers les rideaux, on apercevait les voitures arrêtées le long du trottoir. Me Testu s’appliquait alors à tutoyer tout le monde. « Ne sommes-nous pas tous des enfants du même département ? » semblait-il dire. Et s’il ne jouait pas aux cartes, il n’en donnait pas moins des conseils.

Un jour pluvieux d’avril, M. Peignot eut la surprise agréable de trouver l’avoué installé au milieu du groupe. Nous disions agréable parce que le négociant quoiqu’il le cachât soigneusement, se sentait honoré par la présence d’un personnage aussi important.

— Comment vas-tu, Peignot ? lui demanda tout de suite Me Testu.

— Ça va. Et toi ?

— Pas mal. Je voulais justement te parler. As-tu un instant ?

— Quand tu voudras.

L’avoué fit signe à M. Peignot de se taire. Quatre joueurs étaient aux prises. Il ne fallait pas les déranger. Puis, profitant du brouhaha causé par la victoire de ceux qui, théoriquement, eussent dû perdre, il se leva, prit le négociant par le bras, l’entraîna vers une petite cheminée de marbre noir.

— J’ai reçu ce matin, la visite d’une cliente. Est-ce que ta maison de la rue des Cordeliers est toujours à louer ?

— Laquelle ?

— Celle qui est près de la poste.

  1. Peignot était propriétaire de deux maisons sises rue des Cordeliers. La première était occupée par un capitaine de l’aéronautique, père de quatre enfants. La seconde était libre.

— Cela dépend, répondit le négociant.

Me Testu qui savait que son interlocuteur avait juré de ne plus jamais prendre d’officiers pour locataires, cela pour des raisons qu’il ne cherchait pas à connaître, lui apprit qu’il s’agissait d’une dame venant de Paris, Anglaise ou Américaine, très jolie, faisant de la peinture, qui désirait passer un an en province.

— C’est bien une maison meublée que veut cette dame ? demanda le négociant.

— Naturellement.

— Enfin, est-ce que tu as eu bonne impression ?

— Oui. Je lui ai parlé pendant dix minutes, c’est tout. Elle a évidemment un genre qui n’est pas celui de tout le monde.

Ce que Me Testu ne disait pas, c’était que, contrairement à son habitude, il n’avait posé aucune question à sa cliente, désireux qu’il avait été de ne pas faire figure, aux yeux d’une jolie femme, d’avoué retors et tatillon de comédie. Il avait étalé sans prudence ses maigres dossiers. Il n’avait même pas craint de faire certaines réserves non seulement sur les maisons qu’il avait proposées, mais sur leur propriétaire, se laissant aller à dire que l’un était un malhonnête homme, qu’un autre était intraitable, enfin qu’ils n’étaient jamais sortis de leur canton.

— Viens me voir à trois heures. La cliente sera là. Prends ta voiture. Si tu crois pouvoir traiter, tu la conduiras tout de suite rue des Cordeliers.

  1. Peignot accepta de mauvaise grâce. On l’attendait dans plusieurs villages des environs. Il téléphona cependant pour annoncer qu’il était retenu et, comme le lui avait demandé l’avoué, se rendit à trois heures à l’étude. Dans la première pièce se tenaient quelques employés. Il y régnait cette atmosphère particulière aux études de province, faite de ce que le personnel respecte ce qui ne lui appartient pas. Le ciel s’était découvert et le soleil se répandait joyeusement sur les papiers. Par les fenêtres, on apercevait quelques branchages, si proches que, parfois, en touchant les vitres, ils faisaient un petit bruit de hanneton rencontrant un obstacle.

— Maître Testu est seul ? demanda M. Peignot au principal, la main déjà sur le bouton de la porte, comme si dans ce cas il n’eut pas hésité à entrer.

À ce moment, l’avoué parut.

— Entre, mon cher.

Le cabinet était sombre. De lourdes tentures de velours rouge pendaient sur les côtés des fenêtres. Le long d’un mur, se dressaient côte à côte plusieurs classeurs de taille différente. Entre les deux fenêtres, à la place la plus honorifique et la plus obscure de la pièce, un agrandissement photographique était accroché, celui d’un jeune sous-lieutenant, le fils unique de l’avoué, mort à la guerre.

— Mademoiselle, je vous présente monsieur Peignot, dit l’avoué à une jeune femme qui était assise près du bureau.

Le négociant s’arrêta net en claquant les talons, et tout en restant très droit, baissa la tête au point de toucher sa poitrine de son menton.

— Enchanté, mademoiselle, fit-il de la même voix forte qu’il eût prise pour parler à un autre homme.

— Mademoiselle Williams et moi, nous t’attendions, continua Me Testu.

— Il est juste trois heures, dit M. Peignot en tirant sa montre en or de sa poche et en la tournant vers l’avoué, puis vers la jeune femme.

— Je ne te reproche pas d’être en retard. Allons, cache cette montre.

Au sourire de Mlle Williams, M. Peignot comprit qu’il avait été un peu ridicule et que l’avoué en avait profité pour se faire passer pour plus fin qu’il n’était aux yeux de sa cliente. Il se mit à rire.

— Je suis un homme exact, que veux-tu ?

— C’est très bien. Il faut l’être dans les affaires, continua l’avoué en homme qui sait qu’ailleurs cela a moins d’importance.

Cependant que l’avoué s’efforçait d’écarter les tentures pour faire plus de jour, non en tirant sur la cordelette destinée à cet usage, mais en saisissant l’étoffe à pleines mains, M. Peignot s’était approché du bureau. Profitant de ce que la jeune femme suivait du regard les efforts de l’avoué, il l’observa du coin de l’œil. Deux choses le frappèrent tout de suite, la fourrure du manteau à laquelle il était incapable de donner un nom et l’état de la toque de feutre qu’elle portait, penchée sur l’oreille droite. Ce feutre ressemblait étrangement à celui de ce chapeau qu’il ne portait plus que pour aller à la chasse, parce que complètement déteint et déformé. Il fut pris de méfiance. Cette inconnue avait-elle vraiment les moyens de louer une maison aussi importante que celle de la rue des Cordeliers ? Une fois le bail signé, le premier terme réglé, n’allait-il pas avoir des ennuis ? De quels moyens de contrainte userait-il si, par la suite, elle n’exécutait pas ses engagements ? Malgré ses craintes, il ne pouvait s’empêcher de trouver charmante cette jeune étrangère. Son aisance, son sourire, sa façon naïve de le regarder dans les yeux, lui avaient plu. Cette jeune femme semblait bien incapable de jouer la comédie. On sentait qu’elle ignorait tout des soucis matériels. C’était cette ignorance sans doute qui lui faisait mépriser les apparences et il se reprocha ses sombres pensées.

Me Testu s’était assis à son bureau.

— Voilà de quoi il s’agit, dit-il en s’accoudant et en croisant les doigts. Mademoiselle Williams, qui est artiste peintre, je crois…

La jeune fille baissa les yeux, eut un sourire indulgent. On devinait qu’à Paris des amis lui avaient parlé de la province française.

— … désire se retirer, se recueillir, pour créer de nouvelles œuvres. Elle cherche une maison ayant un caractère particulier, une maison qui ne ressemble pas à ce que l’on rencontre ordinairement. J’ai pensé, mon cher Peignot, que ta maison de la rue des Cordeliers ferait l’affaire. Elle a du cachet. Il me semble qu’il n’y a qu’elle qui puisse plaire à Mademoiselle.

— Je comprends, je comprends. Mais je crains que mademoiselle ne trouve cette maison trop grande.

— Au contraire, je veux une très grande, très grande maison. Est-ce qu’il y a un puits dans le jardin ?

— Un puits ?

— Oui, un puits, un vrai puits.

  1. Peignot savait très bien qu’il n’y avait pas de puits dans le jardin. Qu’une chose qu’il ne possédait pas, à laquelle d’ailleurs il n’avait jamais songé, fût justement ce qui était désiré, le frappa. L’homme qui a pris l’habitude de se considérer comme en perpétuel état de siège éprouve malgré lui une déception quand on désire ce qu’il ne possède pas. Puis sa méfiance tombe.

— Il faudrait regarder. Je n’ai jamais pensé à ce détail, répondit-il comme si le petit jardin clos de mur était un parc si vaste qu’il ne l’avait pas encore exploré entièrement.

— Le mieux, mon cher Peignot, est que tu conduises mademoiselle rue des Cordeliers. Vous vous entendrez sur place.

— Alors, Mademoiselle, vous voulez habiter la province, dit peu après M. Peignot en cherchant la clé de la portière, car il fermait sa voiture, même pour acheter des cigarettes.

— Je ne sais pas.

Cette réponse surprit le négociant, mais pas aussi défavorablement qu’on eût pu le croire. Elle lui parut même une preuve d’honnêteté, car pour cet homme pratique, le fait de se déranger aussi ouvertement sans utilité certaine lui paraissait un indice de pureté d’intention. Mais, au même moment, ses yeux se portèrent sur une grosse bague d’argent noirci représentant une tête de sphinx. Cette bague comme le sac à main tressé, dont quelques lanières se défaisaient, comme le collier fait de morceaux d’ambre non façonnés, comme la manche décousue du manteau de fourrure, éveilla de nouveau ses soupçons. Cette femme ne jouait-elle pas la naïveté ? N’était-elle pas tout simplement une aventurière ?

— Voulez-vous entrer par l’autre portière ? dit-il sans se déranger pour l’ouvrir.

Il n’osait être galant ou ne pas l’être. Aussi, avait-il adopté l’attitude d’un homme pressé.

La visite de la maison dura plus d’une heure. À peine arrivé, M. Peignot avait ouvert les volets. Comme si lui-même s’était proposé de l’habiter, il avait déplacé certains objets, parlé de faire transporter un secrétaire d’une pièce dans une autre. Le fait de pénétrer dans une maison lui appartenant et où il n’était pas retourné depuis plus d’un mois, l’avait distrait de ses craintes. « Tiens, je ne savais pas que ce vase était ici », avait-il dit. En un mot, il s’était acquitté de ses devoirs de propriétaire de la même manière que s’il avait fait visiter cette maison à une personne connue de tous dans la ville.

— C’est très amusant, avait dit à chaque instant la jeune fille. Mais le puits, où est-il ?

Cette question ramena M. Peignot à la réalité.

— Je croyais qu’il y en avait un, mais il n’y en a pas.

— Ah ! comme c’est dommage.

— Il y a l’eau partout.

— Ce n’est pas la même chose.

— Cette maison est à louer telle quelle. Si elle ne vous plaît pas…

— Elle me plaît beaucoup.

  1. Peignot regarda la jeune fille avec moins de sévérité.

— Je crois, dit-il, que pour une personne qui veut se reposer, écrire, peindre, c’est l’idéal.

— Elle est parfaite. Mais…

La jeune fille s’interrompit, hésitante.

— Je voudrais connaître vos conditions, reprit-elle finalement.

En gros propriétaire qui ne s’occupe pas de petits intérêts matériels, M. Peignot répondit :

— Oh ! moi, je tiens à rester en dehors. Il faut que vous vous adressiez à Me Testu. C’est lui qui règle toutes ces questions.

La soirée parut interminable au négociant. D’une part, il appréhendait de louer sa maison à une personne qu’il ne connaissait pas. De l’autre, il en mourait d’envie. Mademoiselle Williams lui était sympathique. Il imaginait déjà les relations cordiales qui pourraient s’établir entre elle et lui. Il se voyait reçu aimablement, parlant art et acceptant une tasse de thé, jouant le rôle d’un homme accessible à toutes les idées, à tous les genres de vie. Il sentait confusément qu’il représentait un monde inconnu aux yeux de la jeune fille et il se réjouissait déjà d’en montrer les solides qualités, d’affecter certains étonnements, de donner des conseils, d’opposer à ce qu’il devinait de bohème chez sa locataire son sens pratique, ses vertus d’honnête homme. Mais ce plaisir n’était pas assez fort pour compromettre une source de revenus. Quelles garanties de solvabilité lui offrait cette étrangère ?

Contre sa décision qui avait été d’attendre qu’on lui fît signe, il se rendit pourtant le lendemain chez Me Testu.

— Ah ! je suis très content de te voir. J’allais te téléphoner. J’ai reçu la visite de Mlle Williams. Elle trouve ta maison charmante. Elle m’a demandé quelles étaient tes conditions. Je lui ai donné ton prix, enfin celui que payaient les précédents locataires. Elle n’y a rien trouvé à redire. La seule chose qu’elle m’a demandé, c’est si elle devait verser quelque chose d’avance. Je lui ai répondu que l’usage voulait qu’on réglât le premier terme à la signature de l’engagement. Cela l’embarrasse beaucoup. Elle désirerait régler ce premier trimestre à terme échu. Elle m’a prié d’insister auprès de toi pour que tu lui accordes cette faveur. Voilà où en est la situation. À toi de décider.

— C’est très ennuyeux, répondit M. Peignot.

C’était moins la faveur qui lui était demandée que la crainte des ennuis qu’il pourrait avoir par la suite qui le contrariait. Cette demande changeait donc à peine la situation.

— Qu’est-ce que tu ferais à ma place ? demanda-t-il à l’avoué.

— Oh ! je ne crois pas que tu risques grand-chose en acceptant. On voit bien que cette jeune fille appartient à une bonne famille, qu’elle a de la fortune, ou du moins que son entourage en a.

— Oui, oui, répondit M. Peignot qui voulait paraître connaître le monde aussi bien que Me Testu.

— Tu n’as qu’à lui demander des références. Tu verras bien à qui tu as affaire. Rien n’est plus simple.

— Tu as raison. En tout cas je peux réfléchir.

— Bien. Si elle revient, je lui dis que tu lui donneras la réponse toi-même.

— C’est cela.

Le surlendemain seulement, M. Peignot se rendit à l’hôtel Royal, sur la place du Château, où était descendue la jeune fille. Il connaissait le directeur. Après lui avoir parlé d’affaires, il lui demanda incidemment si Mademoiselle Williams était là.

— On va vous renseigner tout de suite, fit le directeur en sonnant, en appelant, en claquant des mains.

Ce brusque retour du directeur à sa fonction empêcha M. Peignot de poser les questions qu’il avait voulu faire en ami. Il s’assit dans le hall, prit un magazine qui traînait sur un guéridon d’osier. Pas plus qu’il y avait deux jours, il ne savait ce qu’il allait décider. Il était même encore plus perplexe à cause de Me Testu. En paraissant trouver naturel qu’il prît cette jeune fille pour locataire, l’avoué l’y obligeait en quelque sorte sous peine de faire figure de personnage sans finesse, incapable de discerner une jeune fille d’un modèle de Montparnasse. Mais, d’un autre côté, s’il était trompé, s’il avait des ennuis, si on se moquait de lui ?

Il était onze heures du matin. Le soleil réchauffait le carrelage froid du hall. Près de l’ascenseur, semblable à un boudoir avec sa banquette de velours rouge, ses glaces, ses fleurs, se tenait un groom vêtu d’un uniforme trop grand. De temps en temps, M. Peignot jetait un regard vers l’escalier. Soudain Mademoiselle Williams parut, souriante, descendant les marches en balançant les bras.

Tous deux pénétrèrent dans le salon et s’assirent sur un canapé. M. Peignot portait une serviette. Il la posa devant lui, sur un guéridon.

— Je ne vous dérange pas, Mademoiselle ?

— Non, Monsieur. Au contraire…

— Me Testu m’a fait part de votre désir de louer la maison que je vous ai fait visiter. Je voulais venir vous voir hier mais je n’ai pas eu le temps.

  1. Peignot, qui n’aimait pas parler d’affaires sans faire face à son interlocuteur, se leva, alla chercher une chaise qu’il ramena par le dossier, dans un geste qui lui était familier.

— Excusez-moi, dit-il en se rasseyant.

Le négociant était grave. On sentait que sa préoccupation était d’impressionner la jeune fille de manière à empêcher les tractations de s’égarer dans le sentiment.

— Votre maison est vraiment charmante.

— Je suis très heureux qu’elle vous plaise, mais je serais encore plus heureux si nous pouvions trouver un terrain d’accord, car je dois vous dire tout de suite que la proposition que vous avez faite à Me Testu ne me convient pas du tout.

— Quelle proposition ? Je voudrais louer la maison. C’est tout.

  1. Peignot sourit.

— À vous entendre, les choses sont d’une simplicité enfantine. On choisit une maison. On demande la clef au propriétaire et on s’installe. Voilà. À vous autres, artistes, qui vivez dans un monde idéal, cela semble tout naturel. Je comprends cela d’ailleurs. Malheureusement, il faut songer aussi à ses intérêts. Je m’excuse, mademoiselle, de vous poser une question indiscrète, mais je voudrais savoir si vous avez vraiment les ressources suffisantes pour vous installer ici. Cette maison est très grande. Son seul entretien exige déjà un revenu important. Il faut que vous ayez deux domestiques. Est-ce que vous avez les moyens ? Cette maison, comme vous avez pu le constater, est dans un état parfait. Le mobilier, sans être de grand prix, a cependant une certaine valeur. Malgré le plaisir que j’aurais à vous avoir pour locataire, et je ne vous le cache pas, j’ai toujours pensé que ma maison convenait parfaitement à des gens comme vous, je ne peux pas vous la louer sans vous demander certaines garanties. La première de ces garanties, et vous reconnaîtrez avec moi qu’elle n’a rien de bien sévère, est le paiement d’un terme en entrant. Or, d’après ce que m’a dit Me Testu, vous ne voulez rien verser à la signature de l’engagement.

— Ce n’est pas exact. J’ai dit à Me Testu que ma mère, qui habite l’Angleterre, devait venir me rejoindre et qu’à ce moment je réglerai tout. Si vous voulez, je peux vous montrer la dernière lettre que j’ai reçue.

— Je comprends, je comprends très bien, dit avec douceur M. Peignot. Remarquez que je ne doute pas de vous. Mais nous autres, hommes d’affaires, nous ne pouvons rien faire sans des garanties.

— Voulez-vous que je monte chercher la lettre de ma mère ?

— Même cette lettre n’est pas une garantie, Mademoiselle. Supposez, par exemple, que Madame votre mère, pour une raison ou pour une autre, change d’avis, qu’elle ne veuille plus venir en France. Supposons le pire. Supposons que vous vous fâchiez avec Madame votre mère.

— Oh ! Monsieur !

— Oui, je sais, c’est impossible. Mais enfin, comment feriez-vous, dans ce cas, pour vous acquitter des engagements que vous aurez pris ?

— J’ai des amis. Je connais beaucoup de monde.

— Ces personnes ne peuvent pas vous donner ce dont vous avez besoin tout de suite ?

— Je n’ai aucune raison de leur demander quoi que ce soit.

Un père cherchant des excuses à son fils n’eût pas montré plus de patience que M. Peignot.

— Vous n’avez personne qui puisse répondre de vous ? Enfin, où habitiez-vous avant de venir ici ?

— À Paris, rue Notre-Dame-des-Champs.

— Chez des amis ?

— Non, à l’hôtel.

  1. Peignot réfléchit un instant. On devinait qu’il y avait combat en lui. Il était placé entre la sympathie qu’il avait pour cette jeune fille, le désir qu’elle devint sa locataire et la crainte, non pas qu’elle ne tînt pas ses engagements, mais qu’elle ne fût pas la demoiselle de bonne famille qu’il imaginait. En réalité, toutes les questions qu’il lui avait posées, toutes les suggestions qu’il lui avait faites avaient moins été causées par le désir de savoir si elle était solvable que par celui de percer sa véritable condition sociale. La conversation qu’il venait d’avoir ne l’avait pas éclairé. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à y mettre fin. Comme on cherche une preuve d’innocence chez un être cher, il cherchait une preuve de bonne foi.

— Enfin, Mademoiselle, vous n’avez rien qui puisse me servir de garantie ?

— Je vous ai déjà dit que je pouvais vous donner la lettre de ma mère.

Les lèvres de M. Peignot se serrèrent. Il se leva, prit sa serviette, l’ouvrit, en tira l’engagement de location qu’il avait préparé. Sans dire un mot, il en modifia la clause concernant le paiement du premier trimestre, puis dit :

— Vous avez cette lettre sur vous ?

— Non, Monsieur.

— Voulez-vous la chercher ?

Quelques instants après, Mademoiselle Williams revenait avec la fameuse lettre à la main. Elle la tendit à M. Peignot. Il la prit, la parcourut rapidement, la glissa dans son portefeuille.

— Voulez-vous signer maintenant ?

Peu après, il tirait de sa poche les clés de la maison, les tendit à la jeune fille. Il s’était enfin résigné à courir le risque d’accepter une étrangère comme locataire. Mais de tels hommes ne sont pas beaux joueurs. On ne savait jamais. Cette lettre, bien qu’elle fût sans valeur juridique, pourrait peut-être servir.

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