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La puissance de l’analyse chez Proust – Joseph Conrad

La puissance de l’analyse chez Proust – Joseph Conrad

Lettre à C.K. Scott-Moncrieff (traducteur de Proust) ; Oswalds, 17 décembre 1922.

Mon cher Moncrieff,

Je vous pardonne votre « horrible » lettre (remarquons au passage à quel point il est caractéristique de Conrad de répondre aux lettres en commençant par la fin. C’est là le défaut que les critiques ont relevé dans mes romans. Ils appellent ça « la méthode indirecte ». Drôles de gens, les critiques.)

Je me trouve brillant, ce matin. Quelque jour, je commencerai un roman de cette manière : par une expression entre guillemets suivie d’une longue parenthèse. Le peu de réaction du public ne me surprend pas. Et je ne crois pas que cela surprenne beaucoup Messieurs Chatto et Windus. Il est d’autant plus à leur honneur d’avoir risqué ce coup qui ne leur apportera pas une grande récompense. Quant à vous, il est clair que c’est par amour que vous avez agi – et il n’y a rien à dire de plus.

Dans le volume que vous m’avez envoyé, j’ai été beaucoup plus intéressé et fasciné par votre traduction que par l’oeuvre de Proust. Votre rendu m’a révélé quelque chose, alors que je ne trouve aucune révélation chez Proust. Je parle ici de la pure maîtrise de langue – du point jusqu’auquel on peut la pousser, je veux dire – et dans votre cas il s’agit de deux langues – par une faculté suprême qui s’apparente au génie. Car il serait trop déprimant de penser qu’un tel résultat puisse être obtenu simplement par l’étude et l’industrie. Et c’est là la révélation. Dans la mesure où l’on s’en tient à la « maîtrise de langue », il n’y a aucune révélation chez Proust.

Bien entendu, je dis cela pour vous. Ce n’est pas là une déclaration à publier dans un prospectus.

Quant à Proust, le créateur, je ne crois pas qu’on ait beaucoup écrit sur lui en anglais, et ce que j’en ai lu était assez superficiel. J’ai constaté qu’on le louait pour ses « merveilleux » tableaux de la vie parisienne et de la vie provinciale. Mais, pour nous, d’autres l’ont fait de façon admirable avant lui, que ce soit par amour, par haine ou par simple ironie. Un critique va jusqu’à dire que le grand art de Proust touche à l’universel et qu’en dépeignant son propre passé il reproduit pour nous l’expérience générale de l’humanité. J’en doute. Je l’admire plutôt parce qu’il dévoile le passé comme personne ne l’a fait avant lui, parce qu’il étend, pour ainsi dire, l’expérience générale de l’homme en lui apportant quelque chose qui n’a jamais été noté avant lui. Cependant, tout cela n’a pas beaucoup d’importance. L’important, c’est que tandis qu’auparavant l’analyse était associée à un art créatif dont la grandeur tenait à sa conception poétique, à l’observation, ou au style, son art créatif à lui se fonde de façon absolue sur l’analyse. En fait, c’est même plus que cela. C’est un écrivain qui a poussé l’analyse à un tel point qu’elle en devient créatrice.

Toute cette foule de personnages, dans leur infinie variété, à travers tous les degrés de l’échelle sociale, existe, vit et nous est rendue visible par la seule force de l’analyse. Je ne dis pas que Proust n’a aucun don pour la description ou la peinture des personnages, mais, si nous prenons un exemple aux deux extrémités de l’échelle sociale : Françoise, la servante dévouée, et le baron de Charlus – un portrait achevé – combien de lignes de description leur sont consacrées dans tout l’ensemble de cet immense ouvrage ? Peut-être, si l’on compte toutes les lignes, une demi-page chacun. Et pourtant aucune personne d’esprit ne peut douter un instant de leur vérité plastique et colorée. On croirait que cette méthode (et Proust n’en a pas d’autre, parce que sa méthode est l’expression même de son tempérament) court le risque d’être menée trop loin, mais en fait elle ne lasse jamais. Il se peut qu’il y ait, ici ou là, dans ces milliers de pages, un paragraphe que l’on aurait tendance à trouver trop subtil, une analyse tellement poussée qu’elle s’évanouit dans le néant. Mais ce sont là des occasions très rares et tout à fait mineures. L’intérêt ne faiblit jamais, parce qu’on a le sentiment d’entendre le dernier mot sur un sujet que l’on a beaucoup étudié, sur lequel on a beaucoup écrit et qui intéresse toujours – le dernier mot de son époque. Ceux qui trouvent de la beauté chez Proust ont tout à fait raison. Il y en a. Ce qui émerveille, c’est son caractère inexplicable. Dans une prose si vivante, il n’y a ni rêverie, ni émotion, ni ironie appuyée, ni chaleur de conviction, pas même un rythme marqué qui viendrait charmer notre imagination. Cette prose en appelle à notre sens de l’émerveillement et conquiert notre adhésion par sa grandeur voilée. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu, dans toute la littérature, un tel exemple de la puissance de l’analyse et je ne crois pas m’aventurer beaucoup en déclarant qu’il
n’y en aura jamais d’autre.

Voilà plus ou moins ce que je pense ou imagine que je pense. Mais ce n’est même pas la moitié de ce que j’imagine penser. Si cela vous sert à quelque chose, vous pouvez modifier, couper, étendre, entortiller, renverser et faire tout ce que vous voulez de ce que je viens d’écrire pour le rendre approprié. Il est indubitable que vous en savez beaucoup plus que moi sur Proust ; n’hésitez pas à supprimer (vous me rendrez service) tout ce qui vous paraîtra absurde dans cet écrit qui n’a même pas de nom. Je suis sérieux !

J’espère que votre santé s’améliore. Vous travaillez donc toujours pour le Times ? Est-ce que cela vous absorbe beaucoup ? Ne pourriez-vous pas trouver une journée pour descendre nous voir – et passer la nuit chez nous, si possible ?

Bientôt, je veux dire. Ma femme vous envoie ses meilleures pensées.

Toujours cordialement vôtre, mon cher Moncrieff

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