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La mort de l’âne – Birago Diop

La mort de l’âne – Birago Diop

à Jean Sulpice.

« Fali sara boti bana. 
« L’Âne est mort,
les pêts sont finis. »
(Proverbe bambara)

« À Âne mort plus de pêts. »
(Rabelais)

Tout le monde sait, et a toujours su que la langue de Leuck-le-Lièvre est bien à lui, que c’est là son seul bien, parce que sa seule arme.

Chacun en avait plus ou moins pâti sans doute, mais au bout du compte tout le monde l’avait toujours laissé dire ce qu’il voulait bien faire sortir du bout de son toujours frémissant museau, vérités vertes et crues, mais le plus souvent, allusions voilées.

Tout le monde, voisins ou passants, le laissait dire parce que le jugeant par ailleurs plus d’une fois de bon conseil. Tout le monde, sauf jusque-là Bouki-l’Hyène qui cependant, mais justement à cause de cela, pour avoir voulu se venger d’un tour de Leuck-le-Lièvre, avait chaque fois payé plus cher le tour suivant.

Sauf aussi, maintenant, M’Bam-l’Âne qui avait fréquenté moins assidûment Leuck-le-Lièvre que ne le faisaient Bouki-l’Hyène et les autres habitants de la Savane, bêtes à poils ou à plumes, Gayndé-le-Lion, Nièye-l’Eléphant, M’Bile-la-Biche, Nâtt-la-Pintade, Tjokère-la-Perdrix, et même ceux du Fleuve, des mares et marigots, Diassigue-le-Caïman, M’Bott-le-Crapaud.

Sans doute parce que l’installation dans le pays de M’Bam-l’Âne et des siens était de trop fraîche date, pensait toujours celui-ci ; mais sans doute aussi se disaient presque tous les voisins, tous ceux des environs, même les simples passants, sans doute aussi parce que le caractère de M’Bam-l’Âne était peut-être moins commode que celui de tous ceux avec qui frayait à l’accoutumée, sans trop bien se fier à quiconque d’ailleurs, Leuck-le-Lièvre.

Leuck parlait-il par hasard d’oreilles, lui que le Bon Dieu n’avait certes pas oublié le jour où Il en faisait la distribution ; affirmait-il entre autres sentences dont il n’était pas avare, que « secouer la tête doucement ou énergiquement n’a jamais débarrassé personne de ses oreilles, longues ou courtes » ? M’Bam-l’Âne ne manquait pas de se sentir aussitôt visé.

Leuck s’en prenait-il aux pauvres d’esprit et notamment à « Dof-le-Fou qui ne savait pas filer mais pouvait fort bien embrouiller un écheveau » ?

M’Bam-l’Âne, prenait souvent, et même toujours, pour soi la remarque de Leuck.

Parlait-on de peau, et Leuck-le-Lièvre soutenait-il que « la largeur d’une peau n’intéressait surtout que celui-là qui faisait ses prières » ? M’Bam-l’Âne voyait là tout de suite une allusion à l’impureté de la sienne aux yeux de Serigne-le-Marabout.

M’Bam-l’Âne se vexait également quand Leuck prétendait avec un semblant de raison cependant que « se rouler par terre pouvait vous empoussiérer l’échine mais ne vous tuait pas les poux », parce que se rouler par terre faisait partie de sa nature aussi bien que braire, que pêter et que ruer.

Les demeures de Leuck-le-Lièvre et de M’Bam-l’Âne étaient voisines et leurs clôtures mitoyennes. Ce que Leuck disait dans sa cour et même dans sa case, à ses enfants, aux voisins et même à des étrangers, M’Bam l’entendait fort bien mais le croyait dit pour lui et pour les siens. Et Leuck qui avait les oreilles encore plus fines (plus aigres, disait-on dans le pays) entendait lui aussi tout ce que son voisin disait aux siens sur son compte. Il savait depuis longtemps les sentiments que toute la famille de M’Bam-l’Âne nourrissait à son endroit et à l’égard de ses petits…

Contre Leuck-le-Lièvre, c’est certain, M’Bam-l’Âne amassait une somme de rancœurs qui depuis longtemps avaient débordé de son cœur et remplissaient les sabots de ses pattes de derrière que le Tout-Petit-aux-longues-oreilles évitait soigneusement quand il croisait leur propriétaire sur les sentiers qui menaient aux champs, dans les venelles du village et même quand il le trouvait en compagnie à l’abreuvement au bord de l’eau ou sur la place des palabres.

Lorsqu’un jour, excédé et quittant pour une fois son égale et indulgente humeur, Leuck-le-Lièvre parla d’entraves et soutint « qu’on a beau les laver elles sentiront toujours l’urine », M’Bam-l’Âne ne douta plus un seul instant que c’était bien de lui et des siens qu’il s’agissait, car plus d’un de sa famille à ce qu’il avait appris en ses jeunes années, ne quittaient leurs lourdes charges que pour se voir lier les deux pattes de devant et envoyer d’un coup de gourdin à la quête de leur pitance quotidienne, là-bas dans les villages des hommes.

Leuck d’ailleurs ne lui avait pas laissé le temps de douter plus avant car refaisant et redressant sa clôture démolie aux endroits où celle-ci touchait la demeure de son voisin, il avait déclaré, bien haut il est vrai, que « les ébats d’ânes n’étaient vraiment joyeux que lorsqu’ils finissaient en bagarre » ; et qu’il était hélas, tout à fait normal de subir un aussi bruyant et encombrant voisinage.

De ce voisinage c’est M’Bam-l’Âne qui n’en voulait plus maintenant, car tous les siens, beaux-parents, femmes et même enfants commençaient à juger qu’il mettait un peu trop de temps à donner une leçon bien méritée à Leuck-le-Lièvre par trop impudent et impertinent.

Et la famille de M’Bam-l’Âne avait tenu un long conseil ce soir-là à la fin d’une journée où M’Bam avait essayé sans succès d’acculer Leuck-le-Lièvre en un coin quelconque de la brousse, pieds d’arbres, flancs de fourrés, berges du marigot, après l’avoir manqué tout le long des sentes.

Il fallait absolument, avait-on décrété à la fin de ce conseil de famille, il fallait absolument que Leuck-le-Lièvre reçut ne serait-ce qu’un coup de pied de M’Bam-l’Âne.

À l’aube, le silence inaccoutumé qui remplissait la demeure de son voisin, s’il intrigua un court instant Leuck-le-Lièvre, n’empêcha pas celui-ci d’aller vaquer à sa tâche quotidienne.

Ce furent ses enfants qui s’étonnèrent de n’entendre à leur lever ni braiments, ni ruades, ni pêts, ni disputes chez la famille de M’Bam-l’Âne ; et ils s’ahurirent davantage des cris de douleur, des pleurs et des lamentations qui venaient brusquement ensuite de l’autre côté de leur clôture. Ils ne s’interrogèrent d’ailleurs pas bien longtemps sur ce qui avait bien pu arriver dans la maison de M’Bam-l’Âne ; en effet, Thioye-le-Perroquet, le messager bénévole du village et même de tout le pays vint peu de temps après demander leur père de la part de cette pauvre famille de M’Bam-l’Âne plongée dans un deuil aussi brusque et brutal, car le chef avait trépassé de ce monde à l’autre du crépuscule au lever du soleil.

M’Bam-l’Âne était mort dans la nuit et les siens avaient chargé Thioye-le-Perroquet d’en aviser ceux du village et singulièrement Leuck-le-Lièvre qui était le premier voisin car chacun sait qu’un long voisinage est une vraie parenté et la famille de M’Bam-l’Âne se prévalait déjà du leur près de la famille de Leuck-le-Lièvre.

Mais Leuck était déjà au travail, dirent ses enfants à Thioye-le-Perroquet qui d’un coup d’ailes s’en fut au champ et apprit la triste nouvelle au premier voisin de feu M’Bam-l’Âne.

— M’Bam mort ? s’étonna Leuck-le-Lièvre, le hoyau suspendu en l’air.

— Oui, ses enfants viennent de me l’apprendre et je viens de l’apprendre à tes enfants qui m’ont dit que je te trouverais ici.

— M’Bam mort ? refit Leuck-le-Lièvre. Mais la question ne s’adressait apparemment pas à Thioye-le-Perroquet-au-bec-crochu, car Leuck-le-Lièvre poursuivait : Il a été appelé à son âge comme un jeune, sans avoir été prévenu au moins une fois ou deux ?

Thioye-le-Perroquet-à-la-langue-ronde ne savait que répondre à la question qui d’ailleurs ne lui était pas posée selon toute vraisemblance. Et Leuck-le-Lièvre souhaitait :

— Que le Seigneur ait pitié de lui et ne se presse pas pour Nous. Et il reprit son travail en plantant son hoyau dans la terre grasse.

— Mais Leuck, fit Thioye-le-Perroquet, ceux de feu M’Bam m’ont dit de te ramener auprès du cadavre de leur père.

— M’appeler, moi Leuck, auprès du cadavre de M’Bam-l’Âne ? s’étonna encore davantage le matinal laboureur.

— Mais oui, toi le premier voisin, insista le messager du village.

— Et qu’irai-je faire auprès du cadavre de leur père ?

— Je n’en sais ma foi rien. Ils m’ont simplement dit en pleurs, gémissements et lamentations qu’il fallait que tu viennes, toi Leuck, auprès du cadavre de M’Bam-l’Âne.

— Soit, allons ! consentit Leuck-le-Lièvre.

Et Leuck trottinant et Thioye voletant ils arrivèrent à la demeure mortuaire qu’emplissaient pleurs, cris et voisins. Leuck fut accueilli avec déférence par les veuves, les orphelins et tous les proches du défunt. Et l’aîné des enfants de feu M’Bam-l’Âne lui apprit :

— Oncle Leuck Sène, père, juste avant de nous quitter à l’heure où la terre se refroidissait cette nuit, m’a dit dans son dernier souffle : « Tu mendieras une longue prière de Leuck sur ma dépouille mortelle. »

— Et où est-il le cadavre ? s’enquit Leuck qui n’avait pas encore dépassé de trois coudées le seuil de la demeure de feu M’Bam-l’Âne.

— Le corps de notre père est dans la grande case par ici, dit l’aîné des orphelins.

Leuck-le-Lièvre suivit son guide jusqu’à la porte de la grande case, avança le bout de son nez frémissant et se tourna vers la famille qui l’avait suivi pas à pas :

— Et tu me dis que M’Bam est mort ?

— Oui, oncle Sène, il a passé au dernier cri de Sèkhe-le-Coq ! renseigna Fali, l’aîné des enfants de M’Bam-l’Âne.

— Mais il n’est pas mort du tout. Réjouissez-vous. Vos pleurs sont prématurés comme le serait la prière que je dirais sur les sabots de M’Bam. Heureusement pour vous, mes enfants, votre père n’est pas mort du tout. Il n’a pas du tout l’attitude d’un vrai cadavre. Il est encore couché sur le flanc.

Et Leuck s’en fut chez lui ayant trouvé que la journée était déjà trop avancée pour retourner au champ.

À peine rentrait-il dans sa case que Thioye-le-Perroquet, voletant par-dessus la clôture mitoyenne, vint l’appeler à nouveau de la part des pauvres enfants de feu M’Bam-l’Âne. Il arriva devant la porte de la grande case, avança le museau, fronça le bout de son nez et constata :

— M’Bam n’est vraiment pas encore mort. Il est bien sur le dos, mais il n’a pas les pattes assez raides pour un vrai cadavre.

Et il s’en retourna chez lui.

Il allait enlever ses savates, quand Thioye revint encore le quérir et l’emmena jusqu’à la porte de la grande case où le cadavre de M’Bam-l’Âne pointait ses quatre pattes raides comme des piquets vers le toit de chaume.

— Mais il n’a ni ventre gonflé, ni rictus ? s’étonna Leuck qui quitta la porte de la grande case, traversa la cour toujours remplie de voisins et de pleurs, et allait franchir le seuil de la demeure de M’Bam-l’Âne, quand Fali, l’aîné des enfants de la maison, le rattrapa et le fit revenir pour lui faire voir que le cadavre de son père était maintenant tel que devait être une vraie dépouille mortelle. Et de fait le ventre de M’Bam-l’Âne était maintenant rebondi et plus gonflé que dix outres de mil, et ses lèvres couvraient, l’une ses larges naseaux, et l’autre son menton râpeux et ses immenses dents jaunies servaient déjà aux palabres des mouches toujours aussi bavardes.

Leuck avança le bout de son nez frémissant :

— Oui, dit-il, M’Bam a bien l’air d’un vrai cadavre, mes pauvres enfants, jambes raides pointant vers le ciel, ventre gonflé comme s’il avait brouté tout un champ à lui tout seul, ou vidé tout seul un riche grenier ; rictus équivoque comme chez tous les pauvres morts, car on ne sait s’il se réjouit ou s’il est malheureux d’être déjà au paradis des Ânes. Mais a-t-il fait un pêt ?

— Non, pas du tout ! assura Fali, l’aîné des fils de M’Bam-l’Âne. Non, confirmèrent les plus jeunes, les veuves et les beaux-parents.

— Alors !… fit Leuck-le-Lièvre qui esquissa un pas en retrait et amorçait un demi-tour quand éclata au milieu de la grande case et se répercuta aux quatre coins de la cour, éteignant les cris, un pêt retentissant.

— Alors… reprit et acheva Leuck-le-Lièvre, avez-vous jamais vu ou entendu un mort qui pétait ?

Et il s’en retourna chez lui.

Depuis ce temps-là, c’est M’Bam-l’Âne qui évite Leuck-le-Lièvre.

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