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Des neuf changements – Sun Tzu

Des neuf changements – Sun Tzu

Sun Tse dit :

  1. Sortez sans tarder des bas‑fonds marécageux, des terres inondables, des forêts mal percées, des régions montagneuses dépourvues de chemins, des zones arides ou déser­tes, des pays coupés, de partout, enfin, où les com­munications sont difficiles et où les secours rapi­dement acheminés ne peuvent vous appuyer, en cas de besoin, mais recherchez les espaces libres où vos troupes peuvent se déployer et vos alliés vous apporter l’aide nécessaire.
  2. Évitez le plus possible de faire stationner vos troupes dans des lieux privés de communi­cation ou, si la nécessité vous y contraint, n’y demeurez que le temps qu’il faut pour en sortir et, dès votre arrivée, prenez les mesures efficaces pour le faire en sûreté et en bon ordre.
  3. Quittez promptement les régions où il n’y a ni eau, ni vivres, ni fourrages. Faites‑le en vous assurant que le lieu que vous avez choisi peut être mis à l’abri d’une surprise de l’ennemi, qu’il est pourvu de ressources et que vous pourrez en sortir aisément et s’il est tel, n’hésitez pas à vous en emparer.
  4. Si vous êtes dans un lieu de mort, cherchez l’occasion de combattre. J’appelle lieu de mort ces régions dépourvues de ressources, malsaines aussi bien pour les vivants que pour les provisions qui se gâtent. En telle occurrence, n’hésitez pas à vous battre. Les troupes ne demanderont pas mieux, préférant risquer de mourir de la main de l’ennemi que de succomber misérablement sous le poids des maux qui vont les accabler.
  5. Si, par hasard ou imprudence, une rencontre se produisait dans des lieux coupés de défilés, propices aux embuscades et desquels une prompte retraite est difficile, gardez‑vous bien d’attaquer l’ennemi, mais, si celui-ci vous attaque, combat­tez jusqu’à la mort. Qu’un léger avantage ne vous incite pas à poursuivre : c’est peut‑être un piège. Restez sur vos gardes même après les apparences d’une victoire complète.
  6. N’assiégez pas une place, si petite soit‑elle, si elle est bien fortifiée, abondamment pourvue de vivres et de munitions et, si vous n’êtes renseigné sur l’état excellent où elle se trouve qu’après l’ouverture des travaux, ne vous obstinez pas à les poursuivre. Vous risquez d’échouer et d’être contraint d’abandonner honteusement.
  7. Ne négligez pas de prendre un petit avan­tage s’il est accessible sûrement et à bon compte. La somme de ceux que vous n’aurez pas saisis occasionne souvent de grandes pertes et d’irrépa­rables dommages.
  8. Avant de vous déterminer à prendre ces avantages, comparez le résultat qu’ils vous procu­reront avec les efforts, les consommations et les pertes qu’ils exigeront et jugez si vous pourrez les conserver.
  9. Quand il faut agir promptement, il ne faut pas attendre les ordres du Prince. Si même il vous faut agir contre les ordres reçus, faites‑le sans crainte ni hésitation. Vous avez été mis à la tête des troupes pour vaincre l’ennemi et la conduite que vous tiendrez est celle qui vous eût été prescrite par le Prince s’il avait prévu les circonstances où vous vous trouvez.

Telles sont les neuf circonstances qui peuvent vous engager à changer vos dispositions. Au reste, un bon général ne doit jamais dire : « Quoi qu’il arrive, je ferai telle chose, j’irai là, j’attaquerai l’en­nemi, j’assiégerai telle place. » Seules, les circons­tances doivent le déterminer. Il ne doit pas s’en tenir à un système constant, ni à une manière unique de commander. Chaque jour, chaque occa­sion, chaque circonstance demande une applica­tion particulière des mêmes principes. Les prin­cipes sont bons en eux‑mêmes, mais l’application qui en est faite les rend souvent mauvais.

Un grand général doit savoir l’art des change­ments. S’il se borne à une connaissance vague de certains principes, à une application routinière des règles de l’art, si ses méthodes de commandement sont dépourvues de souplesse, s’il se borne à examiner les situations conformément à quelques schémas, s’il prend ses résolutions d’une manière automatique, il ne mérite pas le nom qu’il porte et il ne mérite même pas de commander.

Par le rang qu’il occupe, un général est un homme au‑dessus d’une multitude d’hommes ; il doit donc savoir gouverner les hommes et les conduire. Il faut qu’il soit au‑dessus d’eux, non pas seulement par sa dignité, mais par son intel­ligence, son savoir, sa compétence, sa conduite, sa fermeté, son courage et ses vertus. Il doit savoir discerner, parmi les avantages, ceux qui ont du prix et ceux qui n’en ont pas, ce qu’il y a de réel ou de relatif dans les pertes subies et compenser avantages et pertes les uns par les autres, et tirer parti de tout, savoir tromper l’ennemi et n’en être pas dupe, n’ignorer aucun des pièges qu’on peut lui tendre et pénétrer toutes les ruses, de quelque nature qu’elles soient. Il ne s’agit pas de deviner (car à trop faire d’hypo­thèses, vous risquez d’être victime de vos conjec­tures précipitées), mais seulement d’opérer tou­jours en sûreté, d’être toujours en éveil, de s’éclairer sur la conduite de l’ennemi et de con­clure.

Pour n’être pas accablé par la multitude des travaux et des efforts à accomplir, attendez‑vous toujours à ce qu’il y a de plus dur et de plus pénible et travaillez sans cesse à susciter des difficultés à votre adversaire. Il y a plus d’un moyen pour cela, mais voici l’essentiel.

Corrompez tout ce qu’il y a de mieux chez lui par des offres, des présents, des promesses, altérez la confiance en poussant les meilleurs de ses lieute­nants à des actions honteuses et viles et ne man­quez pas de les divulguer : entretenez des relations secrètes avec ce qu’il y a de moins recommandable chez l’ennemi et multipliez le nombre de ces agents.

Troublez le gouvernement adverse, semez la dissension chez les chefs en excitant la jalousie ou la méfiance, provoquez l’indiscipline, fournissez des causes de mécontentement en raréfiant l’ar­rivée des vivres et des munitions ; par la musique amollissez le cœur des troupes, envoyez‑leur des femmes qui les corrompent ; faites en sorte que les soldats ne soient jamais où ils devraient être : absents quand ils devraient se trouver présents, au repos quand leur place serait en première ligne. Donnez‑leur de fausses alarmes et de faux avis, gagnez à vos intérêts les administrateurs et gou­verneurs des provinces ennemies. Voilà ce qu’il faut faire, pour créer des difficultés par adresse et par ruse. Ceux des généraux qui brillaient parmi nos ancêtres étaient des hommes sages, prévoyants, intrépides et durs à la besogne. Tou­jours, ils avaient leur sabre pendu au côté ; ils étaient prêts à toute éventualité. S’ils rencon­traient l’ennemi, ils n’attendaient pas d’être ren­forcés pour l’attaquer. Leurs troupes étaient dis­ciplinées et toujours en état de marcher au premier signal. Chez eux, l’étude et la méditation précé­daient la guerre et les y préparaient. Ils surveil­laient la frontière avec vigilance et ne négligeaient rien pour en renforcer la défense. Ils n’attaquaient pas un ennemi prêt à les recevoir, mais ils le sur­prenaient pendant qu’il était oisif ou désœuvré.

Avant de terminer cet article, je dois vous mettre en garde contre cinq sortes de dangers, d’autant plus redoutables qu’ils paraissent moins à craindre, écueils funestes contre lesquels la pru­dence et la bravoure ont échoué plus d’une fois.

  1. Le premier est la témérité à risquer la mort. C’est à tort qu’on la glorifie sous les noms de courage, intrépidité, valeur, mais ce n’est, en fait, que lâcheté. Un général qui s’expose sans néces­sité, comme le ferait un simple soldat, qui sem­ble chercher le danger et la mort, qui combat lui-même et qui fait combattre jusqu’à la dernière extrémité, est un homme qui n’est bon qu’à mou­rir. C’est un simple, dépourvu de ressources ; c’est un faible qui ne peut supporter le moindre échec sans être déprimé et qui se croit perdu s’il en subit un.
  2. Le deuxième est l’excès de précautions à conserver sa vie. Se croyant indispensable à l’ar­mée, on n’a garde de s’exposer, on ne tente rien, tout inquiète ; toujours dans l’expectative, on ne se détermine à rien ; en perpétuelle instance d’une occasion favorable, on perd celle qui se présente ; on reste inerte en présence d’un ennemi attentif, qui profite de tout et a tôt fait de dissiper toute espérance à un général aussi prudent. Bien­tôt manœuvré, il périra par le trop grand souci qu’il avait de conserver sa vie.
  3. Le troisième est le manque de maîtrise de soi-même. Un général qui ne sait pas se modérer ou se dominer, qui se laisse emporter par son indi­gnation ou sa colère, doit devenir la dupe de ses ennemis, lesquels sauront bien le provoquer, lui tendre mille pièges qu’il ne saura discerner et dans lesquels il tombera.
  4. La quatrième est un point d’honneur mal entendu. Un général ne doit pas avoir cette sus­ceptibilité ombrageuse. Il doit savoir dissimuler ses froissements. Après un échec, il ne faut pas se croire déshonoré et se laisser aller à des résolu­tions désespérées. Pour réparer une atteinte à son honneur, on le perd parfois irrémédiablement.
  5. Le cinquième, enfin, est une trop grande sensi­bilité pour le soldat. Un général qui, pour ne pas punir, ferme les yeux sur le désordre et l’indis­cipline, qui n’impose pas les travaux indispensables pour ne pas accabler ses troupes, n’est propre qu’à tout compromettre. Il faut que les soldats aient une vie rude, qu’ils soient toujours occupés. Il faut punir avec sévérité mais sans méchanceté ; il faut faire travailler, mais sans aller jusqu’au sur­menage.

En somme : sans trop chercher à vivre ou à mourir, le général doit se conduire avec valeur et prudence, selon les circonstances ; s’il a des raisons de se mettre en colère, qu’il le fasse avec mesure et non pas à la manière du tigre qui ne connaît aucun frein ; s’il estime son honneur blessé et qu’il veuille le réparer que ce soit avec sagesse et non en suivant une impulsion capricieuse ; il doit aimer ses soldats et les ménager, mais sans le montrer avec ostentation et, soit qu’il livre des batailles, soit qu’il déplace ses troupes, soit qu’il assiège des villes, qu’il joigne toujours la ruse à la valeur, la sagesse à la force, pensant à réparer ses fautes, s’il en a commises, à profiter de celles de l’ennemi en se préoccupant de lui en faire commettre de nouvelles.

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