Les voyages de Gulliver – Dave Fleischer
Après le naufrage de son bateau, par une nuit de forte tempête, Gulliver est projeté sur le rivage du royaume de Lilliput. Il finit par s’endormir et est découvert par un veilleur de nuit, qui part aussitôt avertir le roi. Le pays est en liesse. En effet, la princesse Glory, fille du monarque Little III, va épouser un beau prince, le fils du roi Bombo. Mais à cause d’une rivalité concernant les hymnes nationaux, la cérémonie est interrompue. Les habitants de Lilliput découvrent alors la présence de Gulliver, qui est pour eux un géant. Ils le capturent et l’attachent solidement, avant de le transporter jusqu’au palais royal…
Les voyages de Gulliver a eu la primeur d’être diffusé le 20 décembre 1944 en exclusivité à Paris distribué par Les Films Paramount, puis en 1945 dans le reste de la France. Le film ressort ensuite en 1967, le 25 août 1976, le 20 décembre 1993 et le 14 juin 2000. Bien qu’il s’agisse à la base d’un long métrage, le film a connu un remontage d’à peine 28mn sous le titre de Le voyage de Gulliver au singulier et édité par le CNC. La Paramount ayant décidé de ne pas renouveler la licence d’exploitation de ce film, Les voyages de Gulliver est dans le domaine public, le film peut donc être téléchargé légalement.
A ce jour, on lui connait quatre doublages français différents, on suppose d’ailleurs qu’il en existait sans doute un autre en 1944. Petite curiosité des versions francophones de Les voyages de Gulliver : quelle que soit la version française écoutée (1976, années 90, 2003), on remarque un étonnant point commun. Tous les doublages n’utilisent pas systématiquement la bande sonore et les effets de la version anglaise. Apparemment, il n’existe aucune version internationale du film (comprenez avec les musiques et bruitages isolés), du coup, les diverses adaptations en français ont donc nécessité des arrangements sur la partition, l’intégration de nouveaux bruitages ou plus étonnant encore, l’ajout de nouvelles musiques totalement inédites !
S’il y avait déjà eu des longs métrages d’animation au cinéma, Blanche-Neige et les sept nains était devenu le premier long métrage animé, sonorisé et colorisé de l’histoire du cinéma. Lorsqu’il est sorti sur les écrans en 1937, tout Hollywood fut en émoi. Absolument personne n’avait cru au projet de Walt Disney, encore moins nombreux étaient ceux qui avaient anticipé le raz-de-marée populaire autour du film ! Un studio en particulier est à ce moment là totalement prit de court : les studios Fleischer. Dave et Max Fleischer sont à cette époque des précurseurs à la pointe en manière d’animation (ce sont eux qui proposèrent les premiers dessins animés sonorisés de l’histoire du cinéma), et nombres de leurs cartoons rivalisent d’ingéniosité face à ceux de Walt Disney. Sans compter qu’ils ont également dans leur manche des personnages emblématiques : Betty Boop et Popeye. Galvanisé par le succès de Blanche-Neige et les sept nains, la Paramount – alors distributeur des cartoons Fleischer – impose à Dave et Max Fleischer de réaliser au plus vite un long métrage d’animation de la même trempe.
Malheureusement, la production du film va se révéler tout simplement catastrophique. La Paramount met en effet une énorme pression sur les épaules de Max et Dave Fleischer, car elle veut à tout prix sortir Les voyages de Gulliver avant Pinocchio, afin de s’octroyer au passage le statut de second long métrage d’animation sonorisé et colorisé du cinéma américain. Elle impose donc une cadence infernale à l’équipe de production du film. Les conséquences qui vont en découler sont se révéler désastreuses, d’autant que le déménagement des studios Fleisher en Floride à la suite du long conflit social de 1937 avait quasiment vidé leur trésorerie… Alors que Walt Disney avait longuement réfléchi à son film, tout en se donnant du temps (4 années) et les moyens (1 500 000 dollars), la situations des frères Fleisher est tout autre ! Ils ne disposent que de 18 mois et d’une somme trois fois moindre (500 000 dollars) pour réaliser leur film ! De plus, n’ayant qu’une expérience dans les courts et moyens métrages, Les voyages de Gulliver va alors surtout se contenter de recopier bien des points à Blanche-Neige et les sept nains, qui est devenu entre temps le nouveau standard de perfection pour un film d’animation.
Devant la démesure du projet, la Paramount engage à tour de bras nombres de jeunes artistes tout juste diplômés qui pour la majorité sont sans aucune expérience en animation. Les chiffres donnent d’ailleurs le tournis : sur les 200 artistes d’origine des studios Fleischer, plus d’une centaine de nouveaux membres furent recrutés. Insuffisant devant la tâche colossale que représente Les voyages de Gulliver. A ces 300 artistes, on fait donc appel à plus de 400 étudiants de l’école des beaux arts pour les épauler ! Cette équipe impressionnante réalisera pas moins de 640 000 dessins, employa 16 tonnes de papier et utilisa 12 000 litres de peinture ! Pour gagner du temps précieux, il fut aussi décidé que les personnages de Gulliver, de la princesse Glory et du prince David seraient animés en rotoscopie. Ce procédé qui fut inventé par les frères Fleischer en 1915 consistait à recopier image par image une séquence filmée sous forme de dessins (c’est l’ancêtre du motion capture actuel).
Le procédé fut intelligemment utilisé sur Blanche-Neige notamment, mais Walt Disney ne tomba pas dans le travers rencontré dans Les voyages de Gulliver. Le personnage de Gulliver ne s’incruste absolument pas dans le film, car son aspect réaliste semble dissocié de l’univers du film beaucoup plus cartoon. L’illusion du réel en animation est étonnamment plus agréable à regarder que le réel tout court. Et c’est là ce qui cloche le plus dans Les voyages de Gulliver.
Hormis l’utilisation abusive de la rotoscopie sur Gulliver, Glory et David, Les voyages de Gulliver se cherche aussi désespérément un style. Il n’arrive jamais à se décider s’il doit être réaliste (les 3 personnages cités), s’il doit être cartoon (des personnages ont des attitudes burlesques typiques) ou s’il doit se contenter de copier sans imagination le film de Walt Disney. D’autant que dans ce dernier cas, le mimétisme est bien trop flagrant. Des décors, les vêtements des futurs mariés, l’attitude de la princesse Glory sur le balcon, les oiseaux bleus, les Liliputiens ressemblant aux sept nains… tout ou presque rappelle furieusement Blanche-Neige et les sept nains. Les critiques de l’époque furent d’ailleurs unanimes sur ce point.
Tout comme son aspect visuel, le scénario du film ne brille pas lui non plus. Artificiellement étiré, il n’est que prétexte à de trop longues séquences souvent totalement inutiles au récit. On passe ainsi presque 15 minutes à voir le peuple de Liliput s’évertuer à ramener Gulliver dans leur ville, alors qu’une simple chansonnette amusante aurait largement pu résumer ça en à peine trois petites minutes. Imaginez que vous deviez voir Blanche-Neige passer son balais dans la chaumière des nains pendant 15 minutes et vous saurez à quel point cela peut être ennuyeux au possible ! Et des séquences comme ça, on en compte plusieurs dans Les voyages de Gulliver. Même certains gags tombent à plat à trop vouloir tirer sur la corde (l’échange verbal entre le roi Bombo et le roi Little, Gabby s’efforçant de dire qu’il y a un géant sur la plage…). On sent dès lors automatiquement que Les voyages de Gulliver ne fut originellement pas envisagé comme un long métrage, et toutes les difficultés que cela a impliqué de vouloir allonger le moyen métrage originel de 20mn en un film de 1h15.
Bien que le film semble être consternant à première vue, Les voyages de Gulliver réussit pourtant à être agréable à regarder. Malgré ses innombrables défauts, force est de reconnaître qu’on se laisse happer par le film. Il faut dire que la bande son est tellement réjouissante, qu’on prend presque plaisir à accepter de regarder un film imparfait. Le film fait même appel à des chanteurs célèbres pour interpréter les chansons du film : Lanny Ross pour le prince David et Jessica Dragonette pour la princesse Glory. Certains personnages ressortent véritablement du lot et sont extrêmement charismatiques. Le bouillonnant Gabby est ainsi irrésistible, tout comme le triplet d’espions et leur pigeon-voyageur au fort strabisme ! Et puis surtout, on n’arrête pas de se dire qu’un film aussi ancien reste quand même ambitieux pour son époque, peu importe le contexte de sa réalisation.
De nos jours, Les voyages de Gulliver est tombé dans le domaine public depuis de nombreuses années. La Paramount a en effet décidé de ne pas renouveler la licence d’exploitation du film, du coup, il peut être librement partagé, téléchargé, reformaté, loué ou vendu par tout le monde. Nombres de petits éditeurs peu scrupuleux se sont empressés de sortir d’innombrables éditions VHS et DVD toutes plus lamentables les unes que les autres. La plupart du temps la source utilisée étant déjà mauvaise, chaque édition vidéo est réellement épouvantable. Les pires du lot sont pourtant affublées d’un effroyable « Version restaurée » qui n’en est absolument pas une, et plus atroce pour les francophones, des DVD comportent un redoublage effectué par dessus la jambe par des non professionnels du doublage !
Je recommande d’ailleurs de bien vous accrocher à votre siège si vous avez l’occasion de voir l’éprouvant remontage de 28 minutes du film qui est un « vrai bijou » de tout ce qui se fait de plus affreux en matière de doublage amateur (un seul comédien qui fait toutes les voix, mélanges de VO et de VF, nouveaux bruitages ou ajout de musiques inédites sans aucun rapport avec la partition d’origine…). Encore plus inadmissible, les descendants des frères Fleisher ont voulu mettre leur nez dans la version Blu-Ray du film et sont la cause d’un reformatage et d’un recadrage inesthétique du film ! L’image y est en effet tronquée et étirée, déformant les personnages et les paysages. Ne vous laissez donc pas abuser par les jaquettes aguichantes du film ! A ce jour, une seule et unique édition DVD vaut le coup, celle éditée aux Etats-Unis par Winstar en 1999 et dont une partie de l’équipe Disney, fort de son expérience dans le domaine, prêta un coup de main à la restauration effectuée à partir de pellicule en nitrate d’époque. Toutes les autres éditions sont à fuir à toutes jambes, tenez-le vous pour dit !
Si Les voyages de Gulliver connu un démarrage plutôt favorable, son exploitation fut largement inférieure aux prévisions même s’il rapporta autant que Pinocchio. Son succès relatif ne fut pas suffisant pour renflouer les studios Fleisher. Malgré la réalisation d’une série d’animation autour de Superman remportant un certain succès, leur second long métrage (Douce et Criquet s’aimaient d’amour tendre) fait un flop retentissant, le studio se retrouve dès lors inévitablement en situation de banqueroute. Couplé à un contexte de réalisation difficile et aux difficultés économiques rencontrées, Max Fleisher et Dave Fleisher se brouillèrent à vie définitivement. Il faut dire que le rachat par la Paramount puis la liquidation, leur licenciement de leur propre studio et le dépouillement de toutes leurs œuvres en 1942 n’arrangea pas les choses… Tandis que Walt Disney continuait sur sa lancée, les frères Fleisher devinrent de simples employés du cinéma dans le quasi-anonymat et on ne leur connu plus aucune réalisation de la même trempe qu’autrefois. En fin de compte, leur premier long métrage reste incontestablement un film d’animation désuet et à la technique aujourd’hui totalement éventée. Ce film est aussi une bonne occasion de se rendre d’autant plus compte du coup de génie offert par Walt Disney avec Blanche-Neige et les sept nains qui a su lui traverser les décennies sans vieillir. Les voyages de Gulliver n’a pas eu cette même chance, et c’est bien dommage.