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Le papier monnaie est de la fausse monnaie – Frédéric Passy

Le papier monnaie est de la fausse monnaie – Frédéric Passy

(Extraits)

I.

Le rôle de la monnaie, c’est de faciliter les transactions : c’est, pour le dire d’un mot, d’être l’instrument par excellence de l’échange. L’échange, ce n’est pas ici, on le comprend, le moment de faire l’histoire de ce grand phénomène et d’en développer complètement l’important mécanisme. Mais je ne puis m’empêcher de dire au moins qu’il est le fond même de la société, son trait caractéristique et essentiel, et que ce n’est pas à tort que l’on a défini l’homme « un animal qui échange. » L’homme, en effet – c’est presque une naïveté de le redire, – l’homme réduit à lui-même n’a que des ressources inférieures à ses besoins : l’homme uni à ses semblables a des ressources qui dépassent et qui tendent à dépasser de plus en plus les exigences de ses besoins. Les unités humaines, comme les chiffres, voient leur valeur se multiplier par le groupement ; et c’est par l’union que chacun de nous devient pour ainsi dire légion.

(…)

Oui, nous sommes tous incomplets ; nous sommes tous, au moral ou au physique, aveugles et perclus en quelque chose ; et c’est en nous éclairant et en nous soutenant les uns les autres que nous arrivons à corriger ou à atténuer nos infirmités naturelles. C’est ainsi que nous nous dotons mutuellement de ressources, de facultés, de forces, qui, dans l’isolement, feraient irrémédiablement défaut à la plupart. Aucun ne saurait se suffire ; mais « à nous tous nous possédons le bien à chacun nécessaire » : la nécessité, en nous poussant les uns vers les autres, nous force à nous aider ; la bienveillance en naît ou s’y joint, et « la charge de la vie en devient plus légère. »

(…)

Tout, donc, est dans le progrès de l’échange ; tout est dans cette assistance incessante, dans cet agrandissement mutuel qui ajoute aux forces de chacun les forces de ses voisins, et successivement les forces de tous ; qui conserve au jour présent les forces d’hier, et qui prépare, pour le jour de demain, et celles d’hier et celles d’aujourd’hui. Tout est dans le progrès de cet échange ; et cependant le début de cet échange est bien modeste, et c’est sous des apparences bien obscures, bien humbles, que nous voyons apparaître d’abord ce grand instrument, cet organe spécial de l’échange dont nous allons nous occuper avec plus de détail : la monnaie.

(…)

II.

« Les deux plus grandes inventions des hommes, » disait, au siècle dernier, le père du célèbre Mirabeau, « sont l’écriture et la monnaie, c’est-à-dire la langue commune des idées et la langue commune des intérêts. » (…) Par une coïncidence qui n’est pas apparemment un pur effet du hasard, il se trouve que c’est à un peuple éminemment commerçant, éminemment échangeant, au peuple navigateur et  intermédiaire par excellence de l’antiquité, aux Phéniciens, que l’on s’accorde généralement à attribuer l’invention de ces deux langues communes : l’invention de la monnaie et l’invention de l’écriture. Je ne dirai rien de cette dernière ; ma tâche est assez vaste sans  l’accroître encore. Mais comment s’est formée la première ? Comment a commencé cette langue commune des intérêts ?

Elle a commencé par le plus vulgaire des actes, par le moins digne d’occuper l’attention des savants, à ce qu’il semblerait : par ce qu’on appelle le troc, le simple troc en nature. Deux hommes sont en face l’un de l’autre. L’un possède plus de blé qu’il n’en peut manger, l’autre plus de bois qu’il n’en peut brûler. Le premier, à côté de ce blé surabondant, est exposé à mourir de froid ; le second, à côté de ce bois dont il ne sait que faire, est exposé à mourir de faim. Ils troquent une certaine quantité de ce blé, inutile à l’un, contre une certaine quantité de ce bois, inutile à l’autre ; et d’un même coup deux choses qui étaient sans emploi deviennent utiles et deux besoins qui n’étaient pas satisfaits peuvent l’être.

(…)

Évidemment donc, ce troc en nature, ce troc simple est utile, précieux, fécond ; et, comme l’a dit excellemment Bastiat, il porte avec lui, dans sa spontanéité même, sa justification sans réplique. « Il s’accomplit » librement et d’un commun accord, « donc il est bon, » et bon aux deux parties qui l’effectuent. Mais, évidemment aussi, il n’est pas parfait, et à côté de ses incontestables avantages, il a d’incontestables inconvénients : parlons mieux, des insuffisances et des lacunes qu’il semble, au premier abord, difficile de combler. Il est fondé sur l’échange de deux excédents correspondant à deux besoins. Mais il n’est guère supposable que ce que l’un possédera en trop se trouve toujours être précisément, – et en nature et en qualité et en quantité, – ce dont manquera son voisin. J’aurai trop de blé, et ce ne sera pas du blé, mais des vêtements que désirera celui qui pourrait me fournir le bois dont j’ai besoin moi-même ; il me faudra donc, avant de m’adresser à celui-ci, avoir recours à un troisième, à un quatrième, à un cinquième peut-être, et convertir ainsi le troc simple en un troc circulaire, qui étendra bien loin et compliquera étrangement les opérations de cette transmission indispensable.

Et puis, lors même que l’on pourrait parvenir, plus ou moins difficilement, à rencontrer directement ou indirectement l’homme avec lequel on peut troquer, comment imaginer qu’il y ait habituellement une équivalence, même approchée, entre les choses à échanger et que ces choses puissent, au gré de chacun, se diviser ou se réunir en lots convenables ? Comment, par exemple, celui qui n’a qu’un bœuf ou qu’un cheval, pourra-t-il, avec cet animal, se procurer le panier, la bêche, le litre d’huile ou de vin dont il a besoin ? Il faut donc, si l’on veut que le troc devienne plus facile, plus rapide, plus exact, plus fréquent par conséquent, qu’il intervienne entre ces deux besoins, qui se cherchent et s’ignorent, un moyen de se rencontrer, un trait d’union toujours visible ; et ce trait d’union ne peut être qu’une marchandise intermédiaire, acceptée également de l’un et de l’autre, une sorte d’équivalent, reconnu pour tel par tout le monde, et qui permette à celui qui veut se défaire d’un objet, aujourd’hui, de s’en défaire sans crainte, quoiqu’il n’ait pas encore sous la main la chose qui pourrait répondre aux besoins qu’il éprouve ; quoique peut-être il ne sache pas encore à quels besoins il appliquera plus tard l’équivalent de la ressource dont on lui demande de se dessaisir.

Cet équivalent, cette marchandise commune, acceptée pareillement des uns et des autres et venant, en attendant le jour où le besoin définitif sera satisfait, tenir la place de l’objet dont on se défait par avance, c’est LA MONNAIE.

Il y a longtemps (bien que pendant de longs siècles les plus fausses doctrines aient régné, qu’elles règnent encore, hélas ! sur ce point) il y a longtemps et très longtemps que des idées parfaitement justes ont été émises sur ce sujet par un homme qui s’est trompé parfois sans doute, qui s’est trompé notamment d’une façon bien grave dans une question voisine, la question de la productivité du capital, ou de l’intérêt, mais qui n’en reste pas moins un des plus remarquables représentants de la puissance de l’esprit humain, et dont plus de vingt siècles n’ont pas affaibli la légitime autorité. « On convint, » dit le célèbre Aristote, « de donner et de recevoir dans les échanges une matière, qui, UTILE PAR ELLE-MÊME, fût aisément maniable dans les usages habituels de la vie. Ce fut du fer, par exemple ou de l’argent, ou telle autre substance analogue, dont on détermina d’abord la dimension et le poids, et qu’enfin, pour se délivrer des embarras d’un continuel mesurage, on marqua d’une empreinte particulière, signe de sa valeur. »

Plus tard dans le recueil des lois romaines, dans le Digeste, le jurisconsulte Paul donnait, avec plus de détails et de précision encore, cette définition, que je demande la permission de reproduire en entier, malgré sa longueur :

« La vente, dit Paul, commença par l’échange. Jadis il n’y avait pas de monnaie ; rien ne distinguait la marchandise du prix. Chacun, selon la nécessité du temps et des choses, troquait ce qui lui était inutile contre ce qui pouvait lui présenter de l’utilité : car on voit le plus souvent ce que l’un possède en trop manquer à l’autre. Mais, comme il n’arrivait pas toujours, ni aisément, que l’un possédât ce que l’autre désirait, et réciproquement, on choisit une matière dont la constatation publique et durable permit de subvenir aux difficultés communes de l’échange par l’identité de l’évaluation. Cette matière, revêtue d’une empreinte officielle, ne porte plus le nom de marchandise, mais celui de prix. »

(…)

Quelle fut d’abord cette matière destinée à faciliter l’échange par l’identité de l’évaluation ? Et comment arriva-t-on graduellement à la forme sous laquelle nous connaissons aujourd’hui la monnaie ? C’est une histoire pleine d’intérêt, mais que je ne puis qu’esquisser, car elle est longue. Encore convient-il, pour ne pas faire dégénérer en leçons ces courts chapitres, de remettre, au prochain, cette curieuse esquisse.

III.

Quelle fut, ai-je dit, la matière destinée, à l’origine, à faciliter l’échange par l’identité de l’évaluation ? J’aurais dû dire quelles furent les matières investies d’abord de ce rôle ; car ce ne fut pas une seule et unique marchandise, mais un grand nombre, qui plus ou moins imparfaitement remplirent la fonction de monnaie ; et l’histoire, comme je l’indiquais, en est longue et curieuse en même temps.

Une foule de choses, d’un usage plus ou moins général, d’une utilité plus ou moins universellement reconnue, acceptées, par conséquent, ou pouvant être acceptées par tous, ou par beaucoup, en représentation des objets dont ils se défaisaient ; une foule de substances, dis-je, douées de qualités plus ou moins appréciées, remplirent tour à tour, avec plus ou moins d’avantages, l’office de marchandise intermédiaire, de dénominateur commun des valeurs et de prix.

Ce fut, par exemple, chez les uns, le sel ; chez d’autres, la morue ; des clous dans quelques villages d’Écosse, au dire d’AdamS mith, et même, de nos jours encore, dans quelques cantons du midi de la France ; ailleurs, du cacao, du poivre, des coquillages, du sucre, du rhum, du blé, du cuir, des fourrures : ce fut même, à l’époque de la conquête saxonne, en Angleterre, des hommes que l’on appelait la monnaie vivante, living money. Ce fut, en Amérique, du tabac ; et c’était hier encore, au dire du célèbre voyageur Livingstone, le mètre de coton écru, dans une partie de l’Amérique parcourue par cet intrépide explorateur.

(…)

IV.

Les monnaies primitives, avons-nous dit, avaient leurs bons côtés : elles avaient leurs défauts aussi, et leurs défauts graves. Elles étaient, et c’était leur mérite, des contre-valeurs et des équivalents ; mais des équivalents peu maniables et souvent peu sûrs. Envoyez au loin, je vous prie, à des centaines ou à des milliers de lieues, que dis-je ? à quelques lieues seulement, une cargaison de blé ou de tabac, sans connaître à l’avance l’état du pays et à quels besoins précis elle ira répondre. Jetez même du jour au lendemain sur votre propre marché, à votre porte, une de ces marchandises utiles à tous, c’est vrai, mais non pas utiles tous les jours et à toute heure ; ou bien gardez dans vos greniers, – vous dont ce n’est pas le métier, – ces choses qui se détériorent et s’altèrent, ce blé qui germe ou se pourrit, après lequel tant d’animaux sont acharnés, et dont la garde, d’après les calculs des hommes les plus expérimentés, ne coûte pas moins, le plus souvent, de 12, de 15 et parfois de 20 % de sa valeur dans le cours d’une année ; ce blé si encombrant, d’ailleurs, si difficile à loger, et qui exige des locaux spéciaux et des soins continuels. Soyez, je le répète, réduit à mettre toutes ces choses en magasin pour en attendre le placement, réduit à les céder bon gré mal gré le jour où vous aurez une acquisition à faire ; et vous verrez ce qui vous restera au bout de l’opération.

(…)

La détérioration matérielle n’est pas tout, d’ailleurs, et ces denrées ont un autre inconvénient : c’est la dépréciation éventuelle et la mobilité de leurs cours. (…) Les métaux précieux, allez-vous me dire, sont sujets à variation, eux aussi. C’est vrai, et c’est là leur côté faible. Ils varient même, à de longs intervalles, dans des proportions plus fortes peut-être que les grains. Mais ces variations ne se produisent que lentement et sous l’influence de causes persistantes ; et pour de courtes périodes leur valeur reste sensiblement la même. Ce n’est pas assez pour que nulle chance ne s’attache à leur possession ; mais c’est assez pour qu’entre le jour où on les reçoit et le jour où on s’en défait, entre le jour où l’on commence le troc par la vente et le jour où on le termine par l’achat, on n’ait, habituellement au moins, que de légères oscillations à craindre dans la valeur de son gage.

Par toutes ces raisons, ces premières monnaies ne pouvaient se prêter qu’à des échanges médiocrement étendus et dans le temps
et dans l’espace. Pour que les transactions humaines arrivassent à cette expansion, pour ainsi dire indéfinie, à laquelle je faisais allusion il n’y a qu’un moment ; pour que tout homme, à toute heure, pût être assuré de puiser sur le marché, les choses dont il a besoin et enhardi à apporter sur ce même marché, moyennant un équivalent toujours prêt, les choses dont il peut se passer ; pour que les opérations industrielles et commerciales en vinssent à embrasser les générations et les siècles, à relier les continents et à franchir les mers, et qu’il n’y eût plus, pour ainsi dire, de bornes dans le temps ni dans l’espace, il fallait une autre monnaie plus parfaite à la fois et plus sûre, un gage plus stable en même temps que plus réalisable, une reconnaissance, en un mot, qui ne fût jamais exposée, je ne dirai pas seulement à être protestée à présentation, mais à se voir diminuée et dépréciée dans une proportion importante.

Cette monnaie meilleure, plus égale, plus rapide et réunissant en elle, au plus haut degré possible, tous les avantages imparfaitement possédés par les autres, les hommes, dans tous les pays et dans tous les siècles, se sont accordés à la voir dans les métaux dits précieux, dans l’or et l’argent. Un tel accord, sans doute, est fondé sur des raisons sérieuses et solides, et ce n’est pas au hasard que s’est établie cette pratique universelle.

(…)

V.

La matière monétaire doit être douée d’une valeur incontestable et certaine ; mais, ce n’est pas assez, il lui faut une valeur considérable : car, je l’ai dit plus haut, comment suffire à des transactions nombreuses et lointaines, si la garde, le transport, l’envoi
de l’équivalent et de l’instrument habituel des échanges sont difficiles et onéreux ? Comment, au contraire, ne pas être frappé de ce qu’il y a d’important et d’essentiel dans cette mobilité qui résulte de ce que la valeur est ramassée sous un petit volume ? Et l’idéal de la monnaie ne vous apparaît-il pas comme une valeur en quelque façon infinie, une valeur qui se déplacerait sans peine et sans frais, une valeur dont on pourrait dire ce que disait si bien un sage de l’antiquité, des talents et des vertus qui sont notre capital par excellence, notre capital personnel et inaliénable : « Je porte tout avec moi – omnia mecum porto. » (…) L’or et l’argent ont une autre qualité (…) c’est qu’ils sont inaltérables ou peu s’en faut.

VI.

Ce n’est pas tout, et nous ne pouvons encore quitter ces détails de si grande conséquence par leurs effets. Les métaux dits précieux ont un autre avantage, un grand avantage que j’ai indiqué déjà indirectement en signalant son absence dans les autres. Ils sont homogènes, c’est- à-dire, comme on l’a vu au paragraphe précédent, que quelle que soit leur provenance, ils ont la même nature et la même constitution intime. (…) Est-ce fini, cette fois ? Pas encore. Voilà les métaux précieux pourvus par eux-mêmes de tant de qualités qui les prédestinaient en quelque façon au rôle d’équivalents et d’intermédiaires universels des échanges. Malgré toutes ces qualités, on n’échapperait pas aux erreurs, aux illusions, aux fraudes même, si ces métaux ne possédaient pas, en plus de leurs mérites intérieurs, certains caractères extérieurs et apparents qui les fassent reconnaître aisément entre tous, qui constituent leur identité, leur signalement, pour ainsi dire, et s’il n’était pas facile en outre de les marquer distinctement de signes qui, une fois admis et connus, ne permettent à personne ni de se tromper ni de tromper soit sur leur poids, soit sur leur pureté. Quand vous vendez ou quand vous achetez des marchandises dont la sophistication est facile, et au sujet desquelles il est permis de craindre ou une altération préjudiciable ou des réclamations mal fondées, que faites-vous ? Vous les marquez ou vous marquez l’échantillon qui doit faire foi. Vous mettez ou vous exigez qu’on mette sur un sac de guano, par exemple, qui du Pérou doit arriver intact jusqu’à la ferme du cultivateur Européen, le sceau du gouvernement expéditeur qui en garantit la pureté ; vous apposez sur un sac de blé ou sur un flacon de vin destiné à servir de type un cachet ou un plombage ; vous revêtez les objets sortis de vos mains d’une estampille, d’un signe indélébile, d’une marque de fabrique ; et cette estampille, cette marque, ce cachet signifient, pour tous ceux qui les voient (à la condition toutefois que la bonne foi du fabricant, de l’expéditeur ou de l’expert ne soit pas suspectée), que l’objet ainsi marqué est de telle nature, de telle provenance, de telle qualité ou en telle quantité.

(…)

Combien ne vaut-il pas mieux qu’un signe bien connu, faisant preuve pour tout le monde, soit apposé une fois pour toutes sur des lingots de poids et de titre déterminés, et qu’on ait ainsi, sous le nom de pièces de monnaie, un système simple d’unités monétaires et de multiples toujours semblables et faciles à additionner. C’est, du moins, ce qu’on a généralement pensé ; et c’est le rôle que, chez la plupart des nations, – des nations civilisées veux-je dire, – remplit, et remplit depuis longtemps la puissance publique. Plût à Dieu, faut-il se hâter d’ajouter, qu’elle se fût toujours bornée à ce rôle manifestement utile et nécessaire, et que cette empreinte même, destinée à mettre solennellement la foi privée sous l’égide de la foi publique, n’eût pas été trop souvent convertie en un moyen éhonté de fraude, d’altération et de vol ! Plût à Dieu, comme le disait énergiquement, il y a plusieurs siècles, à un prince digne de l’entendre, un homme qui déjà dans ce temps émettait heureusement en lumière les principes trop méconnus de la législation monétaire, le conseiller, sinon le précepteur du roi Charles-le-Sage, Nicole Oresme ; – plût à Dieu que les souverains, sous prétexte de veiller à la sécurité des transactions, ne se fussent pas faits les violateurs par excellence de toute probité et de toute loyauté, et qu’ils ne se fussent pas livrés officiellement à ces exactions, à ces mensonges et à ces « brigandages publics » qui pendant des siècles ont porté si loin la perturbation et la ruine qu’à l’exemple des grands fléaux trop communs à cette époque, on appelait cette calamité une épidémie et une peste, la peste monétaire, morbus numericus !

Le rôle de la puissance publique, c’est un rôle de protection et de sauvegarde, un rôle d’honnêteté, un rôle de police. L’État ne fait pas la monnaie ; l’État n’institue pas la monnaie ; l’État ne donne pas à la monnaie sa force et sa valeur, non : l’État représente la foi publique, témoin et sanction de la foi privée. Il reconnaît, après vérification, que tel morceau de tel métal précieux pèse tant, est au titre de tant ; et, en vertu de cette constatation régulièrement faite, il appose sur ce disque une empreinte, qui est en quelque sorte l’attestation collective de la société. C’est le passeport de la monnaie, et, pour parler comme Hossi, « son certificat de bonne vie et mœurs » : certificat qui, pour plus de commodité et de sûreté, fait corps avec elle et sans lequel elle n’est reçue nulle part.

VII.

Loin de nous, donc, cette prétention fallacieuse et puérile qu’il y ait dans l’apposition du signe de l’État quoi que ce soit de sacramentel et de cabalistique qui change la nature du disque sur lequel cette apposition est faite ! Il y a une mesure d’ordre, il n’y a rien de plus. L’homme, dont je citais tout à l’heure quelques paroles, Nicole Oresme, a parfaitement caractérisé cette mesure en quelques mots ; et il n’y a vraiment rien à ajouter et rien à changer à cette vive et forte simplicité. « Le prince, dit-il, ne fait que signer de l’impression honnête » la pièce de monnaie qui lui est confiée pour recevoir sa marque.

(…)

C’est pourquoi, conclut-il, et conclurons-nous sans hésiter avec lui « La monnaie n’appartient pas au prince, elle est à ceux qui l’obtiennent » (pourvu, bien entendu, qu’ils l’aient obtenue honnêtement). Ils peuvent en faire ce qu’ils veulent, absolument ce qu’ils veulent, excepté la falsifier, l’altérer, la rogner et la remettre ensuite dans la circulation, c’est- à-dire abuser de cette empreinte de bonne foi, mise au nom de tous et dans l’intérêt de tous sur leur chose, pour tromper, à l’abri de la parole publique, les gens qui recevraient d’eux, sans défiance, cet objet qui leur a été livré à eux sans fraude.

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