Sayat Nova – La couleur de la grenade – Sergei Paradjanov
Que raconte Sayat Nova – La couleur de la grenade ? Voici bien la question qui trouble le plus les spectateurs désorientés. Œuvre cryptique prétentieuse, nécessitant un diplôme en Histoire de l’Art pour une approche satisfaisante ? Trip ésotérique, dans la lignée des expériences midnight movies des années 60-70 ? Plus qu’aucun autre film, il est nécessaire ici de lâcher prise, de nous détacher de notre accoutumance au cinéma narratif conventionnel, au dynamisme de la mise en scène du cinéma américain.
Cela aurait aussi pu être un biopic dans les clous de l’idéologie socialiste. Expliquant au monde quelle fut la place de Sayat Nova dans le folklore transcaucasien, en quoi ce poète-troubadour populaire (en arménien, dites « achough ») est un exemple pour les républiques socialistes. Les pistes conventionnelles étaient là. Mais Paradjanov n’a pris aucune de ces voies, annonçant dès le préambule qu’il ne serait pas question de l’histoire d’un homme mais de la conscience d’un poète, de son univers.
Les comités de censure russes ne l’ont pas loupé, suspectant cette hétérodoxie esthétique venant d’un mystique orthodoxe, craignant le développement d’un nationalisme transcaucasien. Suivra quelques années plus tard la condamnation aux travaux forcés, sur des motifs qui vont du commerce illicite d’œuvres d’art à l’homosexualité. Un parcours qui nous renvoie à un autre cinéaste de poésie en conflit avec son temps, Pasolini, dont Paradjanov n’a cessé de clamer son admiration.
Quel est donc le projet de Sayat Nova ? Au commencement sur l’écran de la vie de l’achough, celui-ci reçoit des vénérables la mission de veiller sur les livres, sans lesquels le monde sombrerait dans l’ignorance. Et une obligation sociale: « Lisez à haute voix pour le peuple. Car chacun ne peut apprendre à lire. » Les ouvrages regorgent d’eau, tel de la sève. Au milieu des livres ouverts séchant au Soleil et au vent, l’enfant feuillette et s’intéresse moins aux mots qu’aux miniatures primitives. De cette séquence inoubliable se dessine la vocation de l’œuvre tout entière, celle de la Tradition retrouvée, revivifiée. Faire d’un film l’équivalent moderne des miniatures, des vitraux, des fresques. Découle alors une mise en scène épurée: statique, frontale, sollicitant rarement le hors-champ, dans une construction spatiale à la perspective simple où les dispositions des symboles importent davantage que les rapports de puissance.
Dans ce cadre simple, c’est une profusion de signes. Paradjanov a hérité de son père antiquaire une conception profonde de la symbolique matérielle et un goût pour les bibelots, bijoux, tissus. De même que l’achough chante pour ceux qui ne savent pas lire, il colle côte à côte ces objets pour leur redonner une puissance spirituelle, faire de chaque scène un temple de l’imaginaire matériel. Les personnages, à l’expression minimaliste, sont eux aussi au service du rituel d’exposition des matières, par des gestes courts et précis qui renvoient au mime. Cette direction d’acteur coïncide avec le principe archéologique selon lequel un peuple ancien se connaît principalement par le biais de ses vestiges matériels. Retrouver le réel par la suppression du jeu d’acteur modélisé par l’époque, la grammaire paradjanovienne trouve par là une association avec les modèles bressoniens.
A l’intérieur des images comme dans leur succession, c’est une mosaïque splendide d’images qui se dessine, cohérente de bout en bout. Ainsi, les trois grenades en introduction, symbole spatial de la Transcaucasie unie (Arménie, Géorgie, Chirvan/Azerbaïdjan), se retrouve en conclusion découpées par un poignard, témoignage à la fois explicite du triomphe historique des Kadjars en 1795 (où Sayat Nova trouvera la mort) que de l’emprise soviétique contemporaine. Paradjanov fait ainsi jaillir d’éléments épars et immobiles un ordre cosmique et politique d’une grande rigueur, qui imprègne durablement l’esprit.