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Le naufrage du Titanic – Joseph Conrad

Le naufrage du Titanic – Joseph Conrad

Il me faut reconnaître avec une certaine amertume que feu le S. S. Titanic eut une « bonne presse ». Je n’ai sans doute pas une très grande habitude des journaux (jamais je n’en avais vu autant s’empiler dans ma chambre), mais je trouve que tous ces gros titres, avec leurs belles majuscules, ont un air inconvenant de fête ; ils me donnent la pénible impression d’exploiter fiévreusement une sorte de divine aubaine. Et si jamais naufrage en mer répondit à la définition (en termes de droit maritime) d’« intervention divine », l’ampleur, la gravité et la soudaineté de celui-ci devraient quelque peu tempérer la confiance que l’humanité place en elle-même.

Je dis cela avec tout le sérieux que de telles circonstances exigent, moi qui n’ai ni la compétence, ni le désir d’examiner dans une perspective théologique cet immense malheur, qui a expédié un si grand nombre d’âmes régler leurs comptes dans l’au-delà. Je ne propose ici qu’une « réflexion » spontanée. Il m’en vient d’ailleurs une autre, issue elle aussi de la terminologie du droit maritime, c’est que les « Ennemis du Roi » plus ou moins déclarés ne m’ont guère paru attristés qu’une telle mésaventure frappât la plus grande marine marchande du monde. Et je crois que certains imprimés en caractères gothiques, à moins d’un millier de milles de nos côtes, n’ont pas été sans trahir leur contentement par des commentaires – pour le dire sobrement – plutôt déplaisants.

Quant à savoir sous quelle lumière il faut considérer les agissements du Sénat américain, voilà qui est plus difficile à déterminer. D’un certain point de vue, le spectacle que donnent les vénérables sénateurs d’une grande puissance se pressant à New York pour tourmenter le malheureux Yamsi semble apporter une touche de comique shakespearien à la noyade tragique de tous ces gens qui, jusqu’au dernier instant, eurent le malheur de se fier à la simple dimension, de croire les propos outranciers de vulgaires hommes d’affaires et de simples techniciens, et de prendre pour argent comptant les articles irresponsables de journaux qui n’ont eu de cesse d’exagérer encore les dimensions de ce navire ! Oui, une sombre touche de comédie !

Que peuvent espérer ces hommes d’une si provinciale démonstration d’autorité ? Je prie mes bons amis américains de me pardonner d’appeler ces zélés sénateurs des hommes. Je ne souhaite en rien me montrer irrespectueux. Peut-être ont-ils en effet – j’en sais si peu à leur sujet – la stature de demi-dieux ; mais, vus depuis les côtes d’une Europe décadente, et devant tant de victimes innocentes, leur taille paraît bien petite. Que cherchent-ils ? Qu’espèrent-ils découvrir ? Nous savons ce qui s’est passé. Le navire toucha par le flanc un morceau de glace, puis sombra après être resté à flot deux heures et demie durant, engloutissant une foule de passagers.

Que pourront-ils trouver de plus en harcelant injustement ce malheureux Yamsi ? Le mot Yamsi, il me faut l’expliquer, est une simple expression codée. J’ai vu de près le commerce. J’en connais la valeur et je n’éprouve aucun égard particulier pour les grands magnats des affaires, mais je ne peux que m’indigner de ces procédés dignes d’un Bumble. Seraient-ils dus à un sentiment de révolte face à la perte de tant de vies humaines ? Il me semble pourtant que le train, aux États-Unis, tue en une seule année quantité de voyageurs. Alors pourquoi ces hauts dignitaires ne se tournent-ils pas vers les présidents de leurs chemins de fer, dont il est d’ailleurs impossible de dire s’il s’agit d’un moyen de transport ou d’une sorte de pari mutuel à l’usage des ploutocrates américains ? À moins d’être animés d’un désir fervent – et somme toute louable – d’information ? Mais les rapports d’enquête sur le Titanic montrent que ces vénérables sénateurs, s’ils ont soulevé maintes questions trahissant la totale innocence, voire la candide vacuité de leur esprit, ont été incapables de comprendre ce qu’a déclaré devant eux le second officier. Ainsi nous en a informés la presse de là-bas. Même une expression banale comme « les hommes de quart se tenaient à la proue du navire » est largement passée au-dessus des sénateurs du pays de l’expression graphique.

Quant à d’autres questions plus abstruses, je ne veux même pas essayer d’y penser, car je n’ai guère, pour le moment, l’esprit à rire. Les sénateurs se sont intéressés de près aux détonations entendues alors que la moitié du paquebot se trouvait déjà sous les eaux. Y eut-il une explosion ? Y en eut-il deux ? Ils avaient l’air ici de lever un beau lièvre ! Ne s’est-il donc pas trouvé une seule âme charitable pour leur dire (ce que sait tout écolier amateur d’histoires de marins) que, lorsqu’un navire coule en raison d’une voie d’eau de cette sorte, un pont ou deux ne manquent jamais d’exploser ; et que, lorsqu’un steamer s’enfonce par la proue, les chaudières peuvent se détacher dans un bruit semblable à une explosion ? Et il arrive qu’elles explosent en effet, pour autant que je sache. La seule fois que je vis sombrer un navire, il se produisit bien un bruit de ce genre, mais je n’ai pas plongé pour mener l’enquête. Ce navire ne faisait pas quarante-cinq mille tonnes, il n’avait pas été déclaré insubmersible, mais le spectacle me parut suffisamment impressionnant.

Je n’oublierai jamais cette détonation mystérieuse, assourdie, ni l’agitation soudaine de la mer autour de la poupe qui se dressait avec lenteur, et j’ai encore devant les yeux la vision de l’hélice, parfaitement immobile sur la clarté du soir. Mais peut-être le second officier leur a-t-il depuis expliqué ce détail, ainsi que quelques autres. Même si je ne comprends pas pourquoi un officier de la marine marchande britannique est obligé de répondre aux questions d’un roi, d’un empereur ou d’un sénateur d’une puissance étrangère (pour un événement qui concerne uniquement un navire britannique, et qui ne s’est pas produit dans les eaux territoriales de ladite puissance). La seule autorité devant laquelle il devrait en répondre, c’est le Bureau du commerce. Mais que pourrait bien trouver à dire ce Bureau qui, après avoir élaboré la réglementation des navires de plus de dix mille tonnes, a mis sa chère vieille tête chauve sous son aile pendant dix années, ne s’éveillant que pour ajourner un rapport d’importance4 avant de murmurer « insubmersible» et de s’endormir à nouveau dans l’espoir de ne plus être sollicité pendant les dix années suivantes ? Et quel visage fera-t-il lorsqu’il interrogera cet officier du Titanic, qui a fait son devoir, sur les circonstances du désastre et sa conduite professionnelle ? J’avoue que je l’ignore !

J’ai le plus grand respect pour les autorités établies. Je suis un homme discipliné, et j’éprouve une sorte d’indulgence spontanée pour les faiblesses des institutions humaines. J’avoue cependant qu’il m’est parfois arrivé de regretter – comment dirais-je ? – leur impondérabilité. Qu’est-ce donc qu’un Bureau du commerce ? (Je crois que le speaker du Parlement irlandais compte parmi ses membres.) Un fantôme ; moins que cela : une pâle réminiscence ; une salle pleine de meubles réglementaires et confortables, et d’une foule de messieurs irresponsables, confinés, comme dans du coton, dans une douce et paisible atmosphère, l’esprit vide de toute préoccupation. Car il ne peut y avoir préoccupation là où il n’y a pas responsabilité personnelle – comme celle, par exemple, qui pèse sur les marins, hommes auxquels cette institution irresponsable peut à tout moment retirer le pain de la bouche à titre de sanction disciplinaire. Oui, c’est là ce qu’on peut trouver dans ce Bureau douillet. Et quoi d’autre encore ? Un politicien, un homme de parti ! C’est-à-dire moins que rien : le néant ! Sans même cette ombre de responsabilité que projette la lumière où se meuvent les masses, ces hommes laborieux qui se confrontent avec les choses et qui font face aux réalités – et pas seulement aux mots – de l’existence.

Il y a des années de cela, je me souviens avoir surpris deux loups de mer de la vieille école parler d’un capitaine qui, s’il n’était pas à proprement parler incompétent, ne se hissait pas au niveau de ce que ces hommes considéraient, en toute rigueur, comme un marin accompli. L’un d’eux, résumant la discussion sur un étrange ton de procureur, avait conclu en ces termes : « Le Bureau du commerce devait être ivre quand il lui a donné son certificat. »

J’avoue que l’idée d’un Bureau du commerce doté d’un cerveau susceptible d’être étourdi par des vapeurs d’alcool m’a excessivement charmé. Cela changeait de ces sociétés anonymes, dont certain esprit excédé a dit un jour qu’elles n’ont ni âmes à sauver, ni corps à fustiger, et se trouvent donc exemptes, dans ce monde et dans l’autre, des sanctions qu’encourt toute action consciente. Hélas, le jugement pittoresque que j’avais surpris n’était qu’une de ces saillies typiques du marin contrarié. Notre cher Bureau se compose en effet de départements sans substance. Il n’a ni ossature ni visage, sans quoi il eût sans doute payé aux victimes du Titanic, au cours de l’enquête, l’humble-tribut d’une rougeur au front. Je me suis moi-même demandé si son département de la Marine avait réellement cru, quand il décida de suspendre quelque temps son rapport sur l’équipement du Titanic, qu’un navire de quarante-cinq mille tonnes – et même tout autre navire – pût devenir indestructible par la seule vertu de cloisons étanches. Cela paraît proprement incroyable à quiconque a un peu réfléchi aux propriétés de matériaux comme le bois
ou l’acier.

Il est impossible, quoi qu’en disent les constructeurs, qu’un navire de cette dimension puisse être aussi solide, en proportion, qu’un bâtiment plus petit. Les chocs que nos vieux baleiniers devaient encaisser dans les eaux parsemées de glace de la baie de Baffin étaient absolument stupéfiants, sans parler de l’habileté qu’exigeait leur pilotage, et ces navires ont pourtant duré des années. Or le Titanic, si l’on en croit les derniers rapports, n’a jamais fait qu’effleurer un morceau de glace qui, je le soupçonne, n’était pas un iceberg énorme – et par conséquent bien visible mais le bord d’une banquise à peine émergée, et il s’en est allé par le fond. En prenant tout son temps, Dieu le sait – et ici les cloisons ont pu jouer leur rôle au mieux –, car le temps est un bon camarade, un soutien précieux, même si, dans ce cas désolant, ces cloisons ne servirent qu’à prolonger l’agonie de passagers qui ne pouvaient pas être sauvés. Car il s’en est allé par le fond, provoquant, en dehors du chagrin et de la pitié qu’inspire la perte de tant d’existences, une sorte de consternation stupéfaite : comment une telle chose a-t-elle été possible ? Et pourquoi ?

Vous construisez un hôtel de quarante-cinq mille tonnes, fait de fines tôles d’acier, pour assurer la sécurité d’une clientèle, disons, de quelques centaines de riches particuliers (car s’il ne s’était agi que d’immigrés, de telles exagérations de taille n’auraient jamais été commises) ; vous le décorez dans un style Pharaon ou Louis XV – j’ignore lequel – et, pour plaire à cette petite poignée d’idiots qui possèdent plus d’argent qu’ils n’en peuvent dépenser, vous lancez cette masse sur les eaux, sous les applaudissements de deux continents, avec deux mille personnes à bord et à une vitesse de vingt et un nœuds – démonstration de cette foi aveugle dans la modernité de simples machines et d’ineptes matériaux. Puis le drame se produit. Tumulte général. La foi aveugle qu’on vouait aux machines et aux matériaux reçoit un coup fatal. (Je ne dirai rien de la crédulité avec laquelle furent avalées toutes les déclarations que les spécialistes, les techniciens et les bureaucrates se plurent à répandre, à des fins de gloire ou de profit.) Et l’on demeure là, stupéfait, blessé dans sa sensibilité la plus profonde. Mais, compte tenu des circonstances, à quoi d’autre pouvait-on s’attendre ?

Pour ma part, je serais plus enclin à croire insubmersible un navire de trois mille tonnes qu’un de quarante mille. Cela fait partie des choses qui tombent sous le sens. On ne peut accroître indéfiniment l’épaisseur des tôles et des rivets. Et le seul poids qu’engendre pareille démesure est un handicap supplémentaire. À la lecture des rapports, ce qui nous vient à l’esprit, c’est que, si ce malheureux navire avait été plus court de quelques centaines de pieds, il aurait très probablement échappé au pire. Il est vrai qu’il n’y aurait eu alors ni piscine ni café français ; c’est là, bien entendu, un fait à prendre sérieusement en considération. Je sais que les responsables de la fatale brièveté de l’existence du Titanic nous prient instamment de croire, avec des accents désolés, que s’il avait touché l’obstacle de plein fouet il en eût réchappé. Ce qui, par une sorte d’insidieuse implication, semble signifier que l’officier de quart eut le grand tort (il est aujourd’hui décédé) de vouloir éviter l’obstacle.

Nous voyons apparaître ici, pour la seule défense des intérêts de l’industrie et du commerce, un genre inédit de navigation. Un genre nouveau et « progressiste ». Si vous apercevez quoi que ce soit sur votre route, n’essayez en aucun cas de l’éviter ; heurtez-le « de plein fouet ». Alors et seulement alors vous pourrez assister au triomphe du matériau, de la machine intelligente, de la boîte à magie du petit ingénieur, et vous verrez se couvrir de gloire un type d’intérêt commercial qui ne souffre pas d’équivoque : un grand trust, un vaste chantier naval justement renommé pour la sur-excellence de ses matériaux et de sa main-d’oeuvre. Insubmersible ! Vous voyez ? Je vous avais dit qu’il était insubmersible, à condition d’être manœuvré dans le respect des principes de la navigation nouvelle. Tout est là. Et, sans doute, notre cher Bureau du commerce, approché de manière adéquate, consentirait à donner les instructions requises aux examinateurs des capitaines et des officiers.

Pénétrons dans la salle d’examen du futur. Un jeune homme d’aspect modeste se présente devant un examinateur grisonnant : « Êtes-vous au fait de la navigation moderne ? — Je l’espère, monsieur. — Hum, voyons. Vous êtes de quart de nuit sur le pont d’un navire de cent cinquante mille tonnes, équipé d’une piste de course, d’une salle de concert avec grandes orgues, etc., avec un plein chargement de passagers, un équipage composé de mille cinq cents garçons de café, deux marins, un mousse et trois canots démontables selon les normes de nos bureaux, le tout marchant aux trois quarts de sa pleine vitesse, disons à une quarantaine de nœuds. Vous apercevez soudain, droit devant, tout proche, quelque chose qui ressemble à un iceberg. Que faites-vous ? — Je mets la barre droit dessus. — Fort bien. Mais pour quelle raison ? — Pour le heurter de plein fouet. — Sur quelles bases devez-vous vous efforcer de le heurter de plein fouet ? — Parce que nos maîtres et constructeurs nous enseignent que, plus le choc est brutal, moindres sont les dégâts ; et parce que les exigences du matériau doivent être respectées. » Etc. Le principe de la nouvelle navigation : en cas de doute, foncez – quoi qu’il y ait devant vous. Simplissime. Si seulement le Titanic avait foncé droit sur ce morceau de glace (qui n’était pas un énorme iceberg), chaque feuillet de nos journaux bouffis de pédanterie aurait peut-être trouvé justification auprès du grand public crédule – celui qui paie son billet. Mais en aurait-il été réellement ainsi ? J’en doute. Je sais bien que, dans les années 1880, le steamer Arizona, un de ces « lévriers de l’océan », pour parler le jargon du temps, heurta en effet de plein fouet ce qui était à l’évidence un iceberg et réussit à rentrer au port grâce à la cloison étanche placée derrière l’étrave. Mais l’Arizona, si j’ai bonne mémoire, n’atteignait pas cinq mille tonnes – nous sommes loin de quarante-cinq mille –, et il avançait à moins de vingt nœuds. Après tout ce temps, je ne puis guère être plus précis, mais sa vitesse n’excédait pas quatorze nœuds. Ce qui explique qu’il réussit à s’en sortir. Et, même s’il était allé à vingt nœuds, sa vitesse n’aurait pas entraîné une masse aussi énorme, ni ce poids terrifiant, voué au moindre contact à se détruire lui-même avec tout ce qui se trouve sur son chemin.

Ce n’est pas pour le vain plaisir de parler de mes modestes expériences, mais simplement pour illustrer ce que j’avance, que je vais relater ici un incident très peu sensationnel dont je fus le témoin, il y a aujourd’hui plus de vingt ans, à Sydney, en Australie.

Les bateaux, d’année en année, étaient plus impressionnants, même si, bien entendu, nul alors n’eût rêvé de leurs dimensions actuelles. Je me tenais sur Circular Quay, aux côtés d’un pilote du crû ; nous observions un grand steamer assurant le service postal de l’une de nos compagnies les plus célèbres, qui se préparait à l’accostage. Nous admirions ses lignes et la noblesse de son allure, fort impressionnés par sa taille – même si sa longueur, j’en suis conscient, était loin d’atteindre la moitié de celle du Titanic.

Il entra dans la Cove (c’est ainsi que l’on nomme cette partie du port) à très petite allure et stoppa les machines à une centaine de pieds environ du quai. Celui-ci, qui était en bois, formait une belle structure de poteaux et de solives supportant une chaussée – un édifice d’une grande robustesse. Le navire, donc, s’immobilisa à une centaine de pieds du quai. Puis ses machines se remirent lentement en marche et, de nouveau, furent soudainement stoppées. Disons que l’hélice fit encore cinq tours. Il avança très lentement, glissant, pour ainsi dire, sans faire une ride, progressant avec la plus grande douceur. Je continuai de l’observer, profondément intéressé, quand l’homme à mes cotés, le pilote, marmonna dans un souffle : « Trop vite, trop vite. » Son jugement exercé l’avait alerté de ce que je n’avais pas même soupçonné. Je crois cependant que ni lui ni moi n’étions réellement préparés à ce qui arriva. Il y eut une légère commotion dans le sol sous nos pieds, un craquement de poutres, un claquement de rivets d’acier qui sautent, et dans un bruit de déchirure et de détonation, comme lorsqu’un arbre est abattu par le vent, une énorme solive – un madrier équarri – fut projetée sur plusieurs pieds comme par enchantement. Je regardai mon compagnon avec ébahissement. « Je ne l’aurais pas cru, déclarai-je. — Non, dit-il. Vous n’auriez pas cru qu’il aurait pu casser un œuf, hein ? » Et en effet je n’aurais pas cru cela possible. Il hocha la tête et ajouta : « Ah ! ces grands et gros engins, il faut savoir les manœuvrer ! »

Quelques mois plus tard, je retournai à Sydney. Le même pilote me ramenait du large. Je retrouvai le même steamer, ou un autre qui lui ressemblait beaucoup, ancré non loin de nous. Le pilote me dit qu’il était arrivé la veille et que c’était lui qui le mènerait à quai le lendemain. Je lui rappelai en riant les dommages alors causés au quai. « Oh ! dit-il, nous n’avons plus le droit de manœuvrer seul dans le port. Nous utilisons des remorqueurs. » Sage réglementation. Et c’est là que je veux en venir : la taille est, dans une certaine mesure, un facteur de faiblesse. Plus gros est le navire, plus il doit être manœuvré avec délicatesse. Songez à ce contact dont, selon les propres mots du pilote, personne n’aurait pensé qu’il pût casser un œuf, et à ce surprenant résultat : quelque quatre-vingts pieds d’un solide quai en bois entièrement disloqués, ses ferrures brisées et un énorme madrier réduit en pièces. Imaginons maintenant que ce quai eût été en granit (comme il l’est sans doute aujourd’hui) – ou qu’en guise de quai se fût trouvé là, au milieu d’un brouillard nord atlantique, disons, un iceberg arrivé à maturité, attendant d’entrer sagement en contact avec un navire voguant à l’aveugle ? Sans doute y aurait-il eu quelques dégâts. Mais pas seulement sur l’iceberg.

Apparemment, il y a un stade de développement où le progrès cesse d’être un progrès – non seulement dans les affaires, le sport ou le merveilleux artisanat des hommes, mais aussi dans leurs demandes et leurs désirs, et dans leurs aspirations morales et spirituelles. Il y a un stade où le progrès, pour constituer encore une avancée, doit légèrement infléchir sa trajectoire. Mais cela est une vaste question.

Ce que je veux souligner ici, c’est que le vieil Arizona, cette merveille en son temps, était proportionnellement plus solide, plus agile et mieux équipé que ce triomphe de l’architecture navale moderne dont la perte demeurera, dans le jargon du jour, la sensation de l’année. Le bruit fait par la presse a certes été à la hauteur de son tonnage, des hymnes de triomphe qui saluèrent sa coque aujourd’hui engloutie, des éloges outranciers et des descriptions interminables de sa glorieuse splendeur. Il y eut un grand déballage de nouvelles (et quelles nouvelles, mon Dieu !) et de commentaires passionnés autour de la catastrophe, bien qu’un ton moins tapageur eût été plus convenable devant tant de victimes réduites à se débattre dans les flots, tant de vies misérablement gaspillées pour rien, et même moins que rien : pour répondre à de fallacieux critères de réussite et satisfaire une clique de quidams fortunés et leur vulgaire besoin de luxe hôtelier (le seul luxe qu’ils goûtent), et parce que les grands paquebots, d’une façon ou d’une autre, rapportent – en argent et en publicité.

Il s’agit là, à maints égards, d’une vilaine affaire, et qu’a suffi à révéler une simple éraflure faite au flanc du navire – éraflure si légère qu’on n’interrompit même pas, s’il faut en croire les rapports, la partie de cartes organisée dans le fumoir magnifiquement aménagé (mais de bon aloi) – ou était-ce dans le délicieux café français ? Tous les passagers vivaient dans un sentiment de fausse sécurité. Fausse à quel point ? Cela a été suffisamment démontré. Et la réticence, indubitable, de certains d’entre eux à monter dans les canots quand on les en pria montre toute la force de cette erreur.

Cela montre aussi, incidemment, le genre de discipline en vigueur sur ces navires, la licence laissée aux passagers face à la mer inexorable. Ces gens ont pu s’imaginer qu’il s’agissait d’une simple option ; alors que l’ordre d’abandonner le navire doit être des plus stricts, et qu’on doit y obéir promptement et sans poser de questions – un ordre qui suppose qu’on dispose des hommes nécessaires pour l’exécuter sur-le-champ et le mener à bien avec méthode et célérité. Et inutile de prétendre que cela ne peut être fait puisque cela se peut, que cela a déjà été fait. La seule condition requise, c’est l’aptitude du navire lui-même et celle des foules qu’il transporte à être dirigés. Un capitaine doit être capable de tenir son navire et toute chose à bord dans le creux de sa main. Mais cette stupide foi moderne dans le matériel et les palaces flottants l’interdit désormais. Un homme peut faire de son mieux, mais il ne peut accomplir une tâche qui, par cupidité, ou plus probablement par simple bêtise, a été conçue pour excéder ses forces.

Les lecteurs de The English Review, qui ont, il y a près de six ans, jeté un œil amical sur mes Souvenirs, et qui savent maintenant ce que la marine, les bateaux et les marins représentent pour moi, comprendront mon indignation à l’idée que ces hommes, auxquels je ne puis penser aujourd’hui (je ne dis pas cela par sentimentalisme mais sous l’emprise d’un sentiment sincère) que comme à des frères, furent placés par leurs commerçants d’employeurs dans l’impossibilité d’accomplir convenablement leur devoir ; et cela pour des raisons que je n’énumérerai pas ici, mais dont la médiocrité a été pleinement révélée par l’ampleur, la misérable ampleur du désastre. Certains d’entre eux sont morts. Mourir au nom du commerce est déjà très ingrat, mais disparaître au fond d’une mer que l’on a été formé à combattre avec le sentiment d’avoir échoué dans le suprême devoir exigé par sa vocation, voilà en vérité un destin bien amer. Mais c’est ainsi qu’ils ont disparu, et la responsabilité en incombe aux vivants, qui n’auront aucun mal à leur trouver des remplaçants aussi bons et aux mêmes salaires. Ce fut là leur triste destinée.

Quant à moi, qui puis me pencher sur ces âpres années où leur devoir était mon devoir, et leurs sentiments mes sentiments, je me rappelle certains d’entre eux, qui, il était une fois, eurent une fin plus heureuse. C’est d’eux que je voudrais parler, en partie pour mon propre réconfort, et aussi parce que je souhaite rester au plus près de mon propos et illustrer une question que je viens de soulever, celle de la capacité à être maître d’un navire. Puisque le souvenir de l’heureux Arizona a été évoqué par d’autres que moi, et que je l’ai utilisé pour mon propre dessein, permettez-moi d’invoquer à l’appui de mon raisonnement le spectre d’un autre navire de ces jours lointains, dont la destinée moins favorable nous offrira un autre enseignement.

Le Douro, bâtiment de la Royal Mail Steam Packet Company, mesurait à peu près un dixième du Titanic. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître à ces indicibles dandys d’hôtel qui forment le gros des passagers transatlantiques de première classe, bien des personnes éminentes, riches et raffinées ne trouvaient pas intolérable d’y voyager, même depuis l’Amérique du Sud – puisque c’était à ce service qu’il était affecté. De sa vitesse, j’ignore tout, mais elle devait être proche de la moyenne de l’époque, et les décorations de ses salons étaient, j’ose le dire, ce qui se faisait alors de mieux ; je doute cependant que sa naissance ait été aussi pompeusement encensée par la presse, puisque ce n’était pas encore la mode. Le Douro n’était pas une masse de matériau splendidement meublée et décorée. C’était un navire. Et il n’était pas, pour reprendre les termes d’un article du commandant C. Crutchley, R. N. R.5, que je viens de lire, « dirigé par un syndicat d’hôtellerie composé d’un ingénieur en chef, d’un commissaire de bord et d’un capitaine, comme le sont ces monstrueux transatlantiques ». Il était réellement commandé, peuplé et équipé comme doit l’être tout bâtiment destiné à tenir la mer : c’était d’abord, et dans toute l’acception du terme, un navire. Ce que je vais relater va le démontrer.

Le Douro naviguait au large de la côte espagnole, sur la route du retour, et, comme le Titanic, il était plein à craquer ; en outre, la proportion de l’équipage et des passagers était, je me le rappelle très bien, sensiblement la même. J’ai oublié combien d’âmes précisément se trouvaient à bord ; peut-être trois cents, mais certainement pas davantage. La nuit était éclairée parla lune, mais brumeuse ; le temps était beau, avec une lourde houle arrivant par l’ouest, ce qui signifie que le navire devait tanguer beaucoup ; à cet égard, les conditions étaient bien pires que dans le cas du Titanic. Un peu avant ou après minuit, si je m’en souviens bien, il fut heurté par le travers et à angle droit par un gros steamer, qui, après le choc, fit machine arrière et, lui-même endommagé, demeura sans mouvement à quelque distance.

Mon souvenir est qu’après la collision le Douro resta à flot pendant quinze minutes environ. Ou peut-être fut-ce vingt, mais sûrement moins d’une demi-heure. Dans ce laps de temps, on mit les canots à la mer et on y embarqua les passagers, qui purent tous prendre le large. Mais les passagers seulement. Tout l’équipage du Douro alla avec lui par le fond, littéralement sans un murmure. Quand il coula, il s’enfonça lourdement, comme une pierre. Les seuls membres d’équipage qui survécurent furent le troisième officier, à qui l’ordre avait été donné, dès le début, de s’occuper des canots, et les marins chargés de les manœuvrer, soit deux par canot. Personne d’autre. Un bosco, un de ceux qui en réchappèrent en faisant leur devoir, à qui je parlai un mois après environ, me dit qu’ils étaient revenus sur les lieux, mais qu’ils n’avaient pas vu une seule tête, ni entendu le moindre cri.

Non, j’oubliais : un passager mourut noyé. C’était la femme de chambre d’une lady qui, folle de terreur, refusa de quitter le navire. Un des canots attendit près du bord jusqu’à ce que l’officier en chef, lui-même absolument incapable d’arracher la jeune femme au bastingage auquel elle s’accrochait furieusement, donna l’ordre au canot de se mettre à l’abri. Le bosco me dit que l’homme leur avait parlé de sa voix ordinaire et ce fut le dernier son qu’ils entendirent avant que le bateau fût englouti.

Tout le reste est silence.

J’ose ajouter qu’eut lieu ensuite l’habituelle enquête officielle, mais qui s’en souciait ? Ces choses parlent d’elles-mêmes et d’une voix sans équivoque ; pourtant, je me souviens que les journaux ne consacrèrent à l’événement à peu près aucune place ; pas de gros titres – pas de titres du tout. Ce n’était, voyez-vous, pas la mode à l’époque ; une simple affaire de marins dont j’aime
à chérir la mémoire en ce moment plus que jamais.

Le Douro était un navire proprement commandé, peuplé, équipé – pas une sorte de Ritz aquatique proclamé insubmersible et expédié à l’aventure sur les océans avec une foule insouciante de passagers, et un nombre insuffisant de canots et de marins (mais avec un café parisien et quatre cents pauvres diables de serveurs), pour affronter les dangers qui, quoi que prétendent les ingénieurs, ne cesseront jamais de rôder au milieu des mers – expédié le cœur léger, avec une foi aveugle dans le matériel, vers un désastre des plus lamentables et des plus stupides.

Et, bien sûr, tout au long de son déroulement, cette tragédie eut également son lot de vilenies : la précipitation de l’enquête sénatoriale avant même que les pauvres hères échappés des griffes de la mort aient eu le temps de reprendre leur souffle ; la violence qui fut « faite à un homme qui n’était pas plus coupable que d’autres dans cette affaire ; et le soupçon que ce vain scandale n’était qu’une manœuvre politique pour s’en prendre à la M.T. Company que, pour parler vulgairement, le gouvernement des États-Unis avait prise à la gorge – je ne prétends pas comprendre pourquoi, même si, comme tout le monde, je suis informé du fait. Peut-être y a-t-il une raison excellente et valable à tout cela ; mais j’ose suggérer que profiter de tant de malheureux cadavres n’est tout simplement pas beau.

Quant à l’exploitation de l’événement par la presse, sa profusion d’ingénieuses cruautés, sa folie du sensationnel, ce n’est pas bien beau non plus. Tout comme la surabondance de mensonges radiodiffusés, qui n’ont pas été envoyés sur les ondes sans raison, et à propos desquels il serait nauséabond d’enquêter plus avant. Enfin, le mensonge calomnieux, insidieux, infondé et gratuit, accusant le pauvre capitaine Smith d’avoir déserté son poste pour se suicider est la chose la plus vile et la plus laide de ce déchaînement journalistique dénué de sentiment, dénué de décence et dénué d’honneur.

Mais il y a une morale à tout cela. Et l’autre naufrage que j’ai raconté ici, et au souvenir duquel chaque marin peut songer avec soulagement et gratitude, a lui aussi la sienne. Oui, le matériel peut faillir, et les hommes aussi – quelquefois ; mais les hommes, le plus souvent, si on leur en donne la possibilité, sont plus fiables que l’acier, ce mince et merveilleux acier avec lequel les flancs et, les cloisons de nos modernes Léviathans des mers sont maintenant fabriqués.

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