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Rapport aux gonzesses, je suis hors circuit – Charles Bukowski

Rapport aux gonzesses, je suis hors circuit – Charles Bukowski

— Red, ai-je dit au gamin, rapport aux gonzesses, je suis hors circuit. et j’ai beaucoup fait pour ça. en fuyant comme la peste les soirées dansantes, les ventes de charité, les lectures poétiques, les fêtes, toute cette merde. or c’est dans ce genre d’endroits qu’elles frétillent de la fesse. autrefois, tu pouvais tremper le biscuit dans les bars ou dans les trains qui te ramenaient de Del Mar, disons partout où l’on savait boire sec. tandis qu’à présent, les bars me sortent par les narines. comment ne pas verser de larmes sur le genre humain quand tu vois ces types avachis sur leurs tabourets, en tête à tête avec eux-mêmes, qui attendent que ça passe mais qui n’en continuent pas moins d’espérer qu’un trou vérolé va rappliquer ?

Red a lancé en l’air une cannette avant de la rattraper et de la décapsuler sur le rebord de la table basse.

— tout ça, Bukowski, ça se passe dans ta tête. preuve que t’en as rien à branler des bonnes femmes.

— Red, c’est au bout de ma queue que ça se passe, et elle aimerait autre chose que mes cinq doigts.

— une fois, on a chopé une vieille poivrote. et après l’avoir attachée aux montants d’un lit, on l’a mise en perce pour 50 cents le cou., tous les estropiés, tous les cinglés, et tous les tarés du quartier l’ont baisée. en trois jours et trois nuits, pas loin de cinq cents michés lui sont passés dessus.

— bon sang, Red, tu me files la nausée.

— j’avais cru comprendre que t’étais le Vieux Saldingue.

— ça tient au fait que je ne change pas tous les jours de chaussettes. mais, dis-moi, est-ce que vous la laissiez se lever pour uriner et déféquer.

— déféquer ? je pige pas !

— putain, merde ! vous l’avez tout de même nourrie ?

— les ivrognasses, ça ne becte pas. mais on lui donnait sa ration de pinard.

— ça y est, je me sens mal.

— mais pourquoi ?

— vous n’avez pas agi en êtres humains, vous avez agi en bêtes sauvages. même pas d’ailleurs, vous avez fait pire, car les bêtes sauvages ne se comportent pas ainsi.

— sauf qu’on s’est ramassé 250 dollars.

— et elle, elle a touché quoi ?

— que dalle ! comme il restait encore deux jours de loyer payés d’avance, on l’a abandonnée dans cette piaule.

— après l’avoir détachée, j’imagine ?

— bien sûr. on avait pas envie de se retrouver avec un avis de recherche pour meurtre.

— que dieu vous bénisse !

— tu causes comme un pasteur.

— sers-toi une autre bière.

— tu veux que je te dégotte une chatte ?

— pour combien ? Pour 50 cents ?

— ah non, ce sera plus chérot.

— merci, sans façon.

— qu’est-ce que je te disais ? t’en as rien à branler.

— tu as peut-être raison.

On s’est repris chacun une bière, puis on s’est rassis. pour sécher une cannette, il s’y entendait plutôt bien. mais lorsqu’elle a rendu l’âme, il s’est remis debout :

— tu vois, ce petit rasoir, là, sous la ceinture, eh bien, il ne me quitte jamais. la plupart des trimards présentent mal. pas moi. je suis équipé. mieux, quand je fais la route, j’enfile deux futals l’un sur l’autre – tiens, vérifie –, et une fois en ville j’enlève celui de dessus, je me rase, et je lave dans le lavabo la chemise infroissable que je porte sous ma bleu marine, je noue par-dessus une lavallière, je brosse mes pompes, puis je me déniche chez un fripier la veste qui va avec le futal, et dans les quarante-huit heures me voici pointant chez les pingouins. qui ne sauront jamais que je viens de sauter d’un train de marchandises. mais ça ne dure pas. à la première occasion, je me remets en marche.

ne sachant quel commentaire faire, je me suis tu et j’ai continué à boire.

— et j’ai toujours aussi ce petit pic à glace sous ma manche, a alors ajouté Red. vise un peu le matos. c’est cet élastique qui le retient.

— ah, vouais, pas mal ! tu sais, j’ai un pote qui prétend qu’un décapsuleur peut se transformer en arme redoutable.

— exact ! mais écoute la suite. chaque fois que les flics me coincent, je crie : NE TIREZ PAS ! et pendant que je lève les bras au ciel, clac, le pic à glace s’envole. (et Red de joindre le geste à la parole.) peuvent toujours me fouiller ensuite, ils trouveront que fifre. n’empêche que je serais bien incapable de te dire combien de pics à glace j’ai semés sur mon passage. inchiffrable !

— et tu t’en es déjà servi de ce machin, Red ?

il m’a jeté le regard qui invite à changer de sujet.

— o.k. passons à autre chose.

de sorte qu’on s’est remis à siroter nos bières.

— l’autre nuit, dans ce meublé où j’ai réussi à me caser, je suis tombé sur une de tes vieilles chroniques. eh bien, laisse-moi te dire que tu es un grand écrivain.

— merci.

— j’ai moi-même essayé de m’y mettre, mais ça ne vient pas. j’ai beau être assis à une table, la page reste blanche.

— quel âge as-tu ?

— 21 ans.

— t’as encore le temps.

je l’ai laissé réfléchir au meilleur moyen de devenir écrivain. puis, au bout d’un moment, il a fouillé dans sa poche-revolver.

— ils m’ont donné ça pour que je la ferme.

c’était un portefeuille en cuir tressé.

— qui « ils » ?

— les deux qu’ont massacré ce mec.

— et pourquoi l’ont-ils fait ?

— pour les 7 dollars qu’il avait dans son portefeuille.

— et comment s’y sont-ils pris ?

— avec une pierre. ils ont attendu qu’il ait descendu tout son vin, et ensuite ils lui ont éclaté la tronche à coups de pierre. j’étais là, j’ai tout vu.

— mais qu’est-ce qu’ils ont fabriqué du corps ?

— tôt, le matin, quand le train s’est arrêté pour faire de l’eau, ils ont descendu le corps et l’ont jeté sous une passerelle, comme ça, en pleine nature, après quoi, ils sont remontés dans le wagon, et vogue la galère !

— hummmm.

— tu devines la suite, hein ? une fois qu’ils auront découvert le cadavre, les flics vont constater qu’ils ont affaire à un alcoolo, d’autant que dans ses poches ils ne découvriront pas le moindre papier d’identité. forcément, ils classeront l’affaire. un clodo de plus ou de moins, qui s’en soucie ?

les heures ont défilé, les cannettes de bière aussi, et j’en ai moi-même raconté quelques-unes, mais nettement moins bonnes. il y a eu aussi des moments de silence, durant lesquels chacun de nous s’est laissé envahir par ses pensées.

finalement, Red a bondi sur ses pieds.

— bon, c’est pas tout ça, mon vieux, faut que je me rentre. mais quelle nuit d’enfer !

à mon tour, je me suis levé.

— tu l’as dit, Red.

— putain, c’est bien vrai ! allez, à la revoyure.

— sûr, vouais.

mais on ne semblait pas vouloir se quitter, comme si la nuit avait été réellement une grande chose.

— à te revoir, p’tit gars !

— d’accord, Bukowski.

je l’ai regardé contourner la haie par la gauche, cap sur Normandie, et Vermont, où il avait encore cette chambre pour trois, quatre jours. quand il a disparu, un vieux reste de lune a voulu participer à la tristesse de la scène et y est parvenu. j’ai refermé la porte, lampé un fond de bière éventée, éteint les lumières, rejoint mon lit et, une fois déloqué, je me suis glissé dedans. tandis que là-bas, dans cette gare de triage, ils traversaient les voies pour se choisir un wagon, un endroit où dormir, où rêver d’une ville meilleure, d’un sort meilleur, d’un amour meilleur, d’une chance meilleure, de tout ce qu’il pouvait y avoir de meilleur. sauf que jamais ils n’y auraient droit, et qu’ils n’arrêteraient donc jamais de chercher.

c’est alors que je me suis endormi.

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