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Serigne Khali et le voleur – Birago Diop

Serigne Khali et le voleur – Birago Diop

Serigne Khali avait été le maître, l’initiateur aux préceptes de l’Islam et à la Loi Coranique de beaucoup de navétanes ; de ces jeunes hommes du Soudan, fils et petits-fils de mécréants qui venaient au Sénégal à la période des labours pour aider à la culture des arachides ; qui y passaient la saison des pluies, le temps de navète et qui la récolte faite, les graines vendues, leurs parts touchées et presque tout leur argent reconverti en flacons de parfums, en cantines aux multiples couleurs, en parasols, en boubous, caftans et chaussures, s’en retournaient chez eux, au Pinkou, jusqu’aux prochains labours et semailles.

L’âge venant, quelque mieux-être assuré, un peu de sagesse aidant, ces travailleurs saisonniers prenaient femmes et s’installaient la plupart dans leurs villages ; nombre d’entre eux cependant préférant habiter les villes, Kayes, Bafoulabé, Kita, Bamako.

Continuant à suivre la voie du Salut, semée d’embûches certes, mais que borde aussi la considération ; se perfectionnant même parfois dans l’étude du Coran, certains de ses disciples avaient supplié et fait prier à maintes reprises et en beaucoup d’occasions, Serigne Khali, leur Marabout, de leur faire visite pour leur porter avec ses bénédictions, quelque surcroît de savoir et du renouveau de ferveur.

Serigne Khali n’avait pas pu répondre à toutes les invitations que ses anciens disciples reconnaissants et fidèles lui avaient faites de vive voix en le quittant pour rejoindre définitivement peut-être leur pays natal et qu’ils lui renouvelaient très souvent une fois installés, par écrit, ou par des messagers complaisants qui revenant du Soudan au Sénégal repassaient par le village et par la demeure du Grand Marabout des Navétanes.

Il avait cependant fait visite à certains de ses nombreux disciples, notamment à ceux d’entre eux habitant des villes traversées par le chemin de fer qui menait par Tambacounda, Kayes et Bamako, vers Koulikoro et le Grand Fleuve du Soudan, le Niger.

Non seulement Serigne Khali avait été accueilli et traité comme tout hôte étranger peut l’être en pays bambara, avec bienveillance, tact et générosité, mais il avait été respectueusement choyé, vénéré par ses disciples, par les parents jeunes et vieux, grands et petits de ses disciples, par les amis hommes et femmes de ses disciples qui n’avaient plus su avec quelle coudée auner l’honneur que leur avait fait le Maître en franchissant le seuil de leur demeure ; en priant dans la cour de leur maison ; en dormant sous leur toit. Disciples, parents et amis qui se demandaient durant tout le séjour du Grand Marabout parmi eux, avec quelle calebasse mesurer la bénédiction qu’apportait sa présence.

Serigne Khali s’en revenait au pays accompagné par un jeune élève, fils d’un de ses plus fervents disciples que ses parents lui avaient confié pour qu’il l’éduque, l’instruise et le guide sur le rude chemin du Salut. L’enfant, Tjéni, portait sur sa tête la tassoufra du Maître, son sac en peau ouvragée gonflé d’habits précieux ; sous l’aisselle gauche il serrait du bras la peau de prières du

Maître, et à la main droite il tenait l’anse de la bouilloire toujours remplie d’eau pour les ablutions du Maître et pour la soif du Maître et de l’élève.

Sur la poitrine et sur le dos du Maître, maintenant les longs plis de son boubou, se croisaient deux gros cordons tressés soutenant contre ses flancs, l’un à droite son sicara, sa petite besace de cuir souple contenant sa fortune et ses livres de chevet, l’autre à gauche un petit sabre, don de son disciple Karamoko, le père du petit élève Tjéni. Karamoko, en vrai descendant de guerriers mécréants, quoique bon croyant pour sa part, avait plus confiance en la puissance d’une arme en cas de désagréables et même mauvaises rencontres, bêtes ou gens, qu’au pouvoir de la plus exorciseuse des prières, ou à l’efficacité d’un bâton de berger peulh contre la témérité des fauves de la brousse dont beaucoup non encore abreuvés suffisamment aux sources de la Foi ne savaient pas encore distinguer un vrai et vénérable marabout d’un quelconque passant croyant ou non croyant.

Son chemin du retour avait bifurqué un long moment vers les sources de tous les Grands Fleuves et de la Falémé où les eaux jeunes, claires et turbulentes couraient et folâtraient et où les collines rouges cachaient dans leurs flancs des pépites d’or.

Le sage et savant marabout avait accepté de ses disciples reconnaissants qui vivaient en Pays de N’Galam quelques pincées de poudre d’or, quelques pépites et quelques anneaux d’or pour ses femmes et ses filles, et non pour lui-même car le port de bijoux en or est interdit à tout homme fait croyant ou mécréant par les Génies auxquels il faut offrir du sang pour leur prendre leur bien dans l’eau ou sous terre.

Les sachets de poudre et de pépites d’or et les livres sacrés du Marabout se calaient mutuellement dans les deux poches de la besace qui battait le flanc droit du Maître.

Le petit Tjéni commençait à sentir plus lourde sa fatigue car il n’entendait plus depuis une bonne journée les saluts dits jusque-là en sa langue maternelle. Saluts bambaras dont le plus prévenant « Toi et la fatigue » s’inquiète justement de la lassitude du passant porteur de charge que l’on rencontre ou des travailleurs trouvés en plein labeur.

Les saluts, bien sûr, étaient adressés au Vénérable Marabout qui n’avait comme fardeau que son gros chapelet à la main droite tandis que sa main gauche s’appuyait sur la tête de son petit sabre ; mais le petit disciple trottant chargé sur les talons de son maître en avait pris pour sa part durant tout le voyage au pays des siens. Il répondait même plus intelligiblement que son maître dont le bambara était moins solide que l’arabe ; et plus congrûment, comme tout enfant bien élevé.

Les gens que le Maître et l’élève croisaient maintenant, qu’ils rattrapaient sur leur chemin, qui les dépassaient ou qu’ils trouvaient à leurs haltes quotidiennes, s’informaient — longuement même d’ailleurs — de la nuit qu’ils avaient passée, de la journée qu’ils venaient de vivre, des gens qu’ils avaient laissés au dernier village qu’ils avaient quitté. Les saluts étaient dits dans la langue du Maître que le petit élève bambara ne tarderait sans doute pas à entendre et à parler plus vite que la langue sacrée de la religion que son père avait embrassée sous l’égide de Serigne Khali, mais que pour le moment il ignorait totalement, ne comprenant même pas « Viens que je te tue » en wolof.

Le Maître et l’élève étaient donc depuis quelques jours non loin de Tambacounda, au Sénégal, en pays de connaissance pour Serigne Khali, en terre inconnue pour Tjéni le petit Soudanais.

Le Vénérable Marabout avait été accueilli dans la demeure d’un de ses anciens et toujours fidèles disciples. Il y avait conduit toutes les prières de la journée et tenu d’édifiants propos.

La chaleur étouffante de la nuit avait fait ressortir le Maître de la case d’hôtes qui avait été arrangée pour lui et où dormait son jeune élève dont la tête à son tour reposait sur la grosse tassoufra qu’elle portait tout le long du long voyage le jour durant.

Serigne Khali s’était plusieurs fois assoupi entre deux chapelets et entre deux tranches de pastèques découpées et épépinées que Tara, la plus jeune des femmes de son hôte, avait déposées sur un linge mouillé qui les rafraîchissait encore dans une cuvette émaillée à portée de la main droite du Maître.

La première partie de la nuit avait lentement passé, et la deuxième commençait à refroidir la terre. L’aube était encore loin cependant. Mais le corps et l’esprit d’un bon croyant, d’un fervent pratiquant, n’ont point besoin des cris du coq pour sentir l’approche des heures de prières et pour s’éveiller à leur appel.

Serigne Khali venait de rassembler au creux de sa main droite tous les grains de son chapelet ; et main droite et chapelet en guise d’oreiller, après avoir frotté son front ridé, il s’était allongé à nouveau sur la natte nue qui lui servait de couche et qui se rafraîchissait à l’air de la deuxième partie de la nuit. Ses yeux qui allaient se refermer distinguèrent alors dans la pénombre dense une forme plus sombre que son court horizon. Une forme comme un tronc d’arbre qui s’avançait près de sa natte. Ses narines perçurent une odeur d’huile. La forme se penchait sur le crochet de la porte de la case d’hôtes.

Le Marabout avait assez vécu, beaucoup vu et suffisamment appris pour avoir entendu depuis longtemps que dans le pays qu’il traversait, où malheureusement les écoles coraniques se comptaient sur les doigts d’une seule main, il existait des villages et des coins de brousse où l’on apprenait aux jeunes et à de moins jeunes, à voler, à subtiliser, à dévaliser le bien d’autrui avec tous les moyens et manières de se faire attraper le moins souvent possible.

Serigne Khali avait donc deviné, savait donc que la forme sombre qui était arrêtée tout près de sa natte, qui se penchait sur le crochet de la porte de la case d’hôte et qui dégageait cette odeur, était un homme, un voleur qui s’était enduit tout le corps d’huile. Il était donc inutile, même si l’envie vous en prenait ou si l’audace vous y poussait, de tenter de le saisir, de le prendre, de l’empoigner, de l’embrasser en un endroit quelconque, cou, tronc, bras ou jambes, mains ou pieds. Il vous glisserait des doigts, des mains, des bras comme un silure sortant de la vase et enduit d’argile mouillée.

Serigne Khali s’était légèrement retourné sur le côté droit qui reposait sur la natte refroidie à l’air de la deuxième nuit ; il avait plongé la main gauche dans la cuvette émaillée contenant le linge mouillé sur lequel rafraîchissaient les tranches de pastèques épépinées par Tara la plus jeune des épouses de son hôte. Il avait saisi une tranche de pastèque, puis se retournant brusquement sur sa couche et étendant le bras gauche, il avait passé la tranche de pastèque fraîche et juteuse sur l’échine et le bas du dos du voleur penché tout près de sa natte sur le crochet de la porte de la case d’hôtes.

L’homme au contact du froid humide avec le bas de son dos fit un bond si haut qu’il défonça une bonne partie de la toiture de la case d’hôtes, retomba sur ses pieds et détala dans la nuit qui s’achevait en hurlant :

— Voye ! Yayo ! Voye ! sama n’Dèye ! (O ! maman ! O ! ma mère !) un génie m’a léché la fesse ! Un génie m’a léché la fesse !

Serigne Khali s’était levé et commençait ses ablutions pour la prière du fadjar, tandis que le village éveillé par les cris de terreur du voleur, s’agitait avant l’appel du coq.

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