Sélectionner une page

On finit par se heurter à ses quatre murs – Charles Bukowski

On finit par se heurter à ses quatre murs – Charles Bukowski

où que l’on se trouve sur cette planète, on finit par se heurter à ses quatre murs et, alors que je me débats au plus profond de ma gueule de bois, me reviennent en mémoire deux de mes amis qui sont mes conseillers en matière de suicide. entre nous, existe-t-il une meilleure preuve de fraternité agissante ? sur chaque veine de son bras gauche, le premier porte les marques indélébiles de la lame de rasoir. quant au second, énorme barbe noire, il préfère l’absorption à jets continus, de comprimés. l’un et l’autre écrivent des poèmes. à croire que les gens de cet acabit ne peuvent que flirter avec l’abîme. mais je parierais fort que nous atteindrons, tous les trois, la quatre-vingt-dixième année. 2010. et alors, à quoi ressemblera le monde en 2010 ? tout sera fonction, bien sûr, de ce qu’on aura fait de la Bombe. mais je suppose qu’on mangera encore des œufs au petit déjeuner, que le sexe posera toujours autant de problèmes, et qu’on continuera à écrire des poèmes et à se suicider.

il me semble que c’est en 1954 que j’ai tenté pour la dernière fois de mettre fin à mes jours. j’habitais au deuxième étage d’un immeuble locatif sur North Mariposa Avenue. après avoir fermé les fenêtres, j’ai ouvert le gaz, tous les brûleurs, y compris celui du four, sans craquer une allumette, ça va de soi. puis je me suis étendu sur le lit. sachez que lorsque le gaz s’échappe librement, il émet un son des plus reposants. et qu’il n’existe rien de tel pour sombrer dans le sommeil. ça aurait donc dû marcher, sauf que de respirer tout ce gaz m’a refilé un tel mal de tête que je me suis réveillé. j’ai sauté du lit en me marrant et en ne cessant de me répéter : « arrête avec ça, vieux fou, tu ne veux pas te tuer ! » j’ai fermé les robinets et ouvert les fenêtres. sans que le fou rire me quitte. faut reconnaître que c’était fendard comme plan. à un détail près toutefois : si la veilleuse de la gazinière n’avait pas été déglinguée, sa petite flamme m’aurait définitivement privé de mon inestimable et minuscule Saison en Enfer.

quelques années auparavant, émergeant d’une semaine de beuverie, j’avais déjà envisagé de me supprimer. en ce temps-là, une délicieuse petite chose me tenait compagnie. mais j’étais sans travail. pas loin du point zéro, financièrement, et il y avait beau temps que je ne payais plus mon loyer. reste qu’aurais-je été capable de me dégoter le plus petit boulot pourri que ça n’aurait été qu’une autre façon de mourir ! aussi me fut-il facile de me décider. sitôt qu’elle foutrait le nez dehors, je ferais le grand saut. or, parce qu’elle ne semblait pas vouloir s’aérer, c’est moi qui suis sorti prendre l’air, légèrement désireux – mais légèrement seulement – de savoir quel jour on était. lorsqu’on picole, les jours et les nuits se suivent sans qu’on parvienne à les distinguer. et nous, on n’avait fait que se beurrer et baiser. à vue de nez, il ne devait pas être loin de midi quand j’ai commencé de descendre la colline à la recherche d’un kiosque. et c’est ainsi que j’ai appris que nous étions un vendredi. tout bien pesé, vendredi valait bien n’importe quel jour. au-dessous de la date, un gros titre a attiré mon attention : UNE CHUTE DE PIERRES BLESSE À LA TÊTE LE COUSIN DE MILTON BERLE. avouez que c’était le genre de nouvelle à vous décourager de vous suicider, non ? ayant acheté le journal, je suis rentré à la maison.

— devine ce qui est arrivé.

— dis voir.

— le cousin de Milton Berle s’est pris un rocher sur la tête.

— non, MERDE !

— eh, vouais.

— je me demande bien à quoi ressemble un tel rocher ?

— sans doute, le bloc compact, quasiment sphérique et jaunâtre.

— tu dois avoir raison.

— et de quelle couleur peuvent être les yeux du cousin de Milton Berle ?

— a priori, je dirais marron, mais d’un marron très clair.

— des yeux marron et une pierre jaune !

— SCHPLAF !

— SCHPLAF !

je suis ressorti acheter deux bouteilles de raide, de sorte que la journée s’est mieux terminée qu’elle n’avait commencé. je crois me souvenir que le canard qui avait fait sa une avec cet accident s’appelait The Express, ou bien alors The Evening Herald. mais je ne jurerais de rien. quoi qu’il en soit, et quel qu’il soit, je tiens à lui exprimer mes remerciements, ainsi qu’au cousin de Milton Berle et à son rocher sphérique, compact et jaunâtre.

cela rappelé, et puisque le sujet de cette chronique semble être le suicide, une autre histoire me revient en mémoire. elle remonte à l’époque où je travaillais sur les docks de Frisco. on avait pour habitude – assis sur le rebord du quai et les pieds pendant dans le vide – de prendre sur place notre repas de midi. or donc, comme j’étais en train de casser la croûte, voici qu’un mec se ramène sur le quai, et qu’illico il retire ses chaussures et ses chaussettes, qu’il les range bien proprement entre nous deux, puis qu’il s’assied à côté de moi. tout à coup, j’entends le bruit d’un plongeon : il avait sauté ! le plus surprenant, c’est qu’il a appelé au secours comme sa tête disparaissait sous l’eau. après quoi, il s’est enfoncé sans que ça me remue des masses, je me suis contenté d’observer les bulles d’air qui remontaient à la surface. c’est alors qu’un gus s’est précipité vers moi en hurlant :

— FAITES QUELQUE CHOSE ! VOUS NE VOYEZ PAS QUE C’EST UN SUICIDE ?

— qu’est-ce que je peux y faire, bordel ?

— trouvez une corde, jetez-la-lui. une corde ou n’importe quoi d’autre qui puisse…

je me suis levé et j’ai couru jusqu’à la baraque où un vieux débris passait son temps à emballer des cartons.

— DONNE-MOI UNE CORDE.

il m’a lancé un regard torve.

— BORDEL DE DIEU, FILE-MOI UNE CORDE, Y A UN HOMME QUI SE NOIE, FAUT L’EN SORTIR !

le vieux débris s’est retourné vers son merdier et a attrapé quelque chose dedans, avant de me le tendre – un tout petit bout de ficelle effrangée qu’il tenait entre deux doigts.

— MAUDITE SOIT LA PUTE QUI T’A DONNÉ LE JOUR !

entre-temps, un jeune homme s’était déshabillé, avait plongé et ramené à quai notre candidat au suicide. pour récompenser le sauveteur, on lui a donné, sans réduction de salaire, quartier libre pour le reste de l’après-midi. quant au désespéré, il a prétendu qu’il s’agissait d’une chute involontaire, sans pouvoir cependant expliquer comment il avait pu ôter chaussures et chaussettes avant de glisser. je ne l’ai jamais revu, peut-être qu’il a remis ça le soir même ? on ne peut jamais savoir ce qui ronge un homme. les choses les plus banales peuvent se révéler fatales quand on a du vague à l’âme. et la pire de toutes les faiblesses/inquiétudes/angoisses, c’est celle que vous ne pouvez expliquer, comprendre, voire formuler. une dalle de béton s’abat sur vous, et impossible de la repousser. même lorsqu’on se fait 25 dollars de l’heure. j’en parle d’expérience. ah, le suicide, qu’est-ce qu’on peut en dire, tant qu’on ne l’a pas envisagé pour soi-même ? mais inutile de cotiser au Syndicat des Poètes pour se joindre à la fête. jadis, quand je débutais dans la vie, j’ai vécu moi aussi dans un de ces hôtels minables, et j’avais pour ami un décati qu’avait tâté de la taule, et qui finissait sa course en nettoyant l’intérieur des machines à fabriquer du sucre d’orge. allez savoir ce qui pouvait encore le faire tenir debout ! n’empêche que, pour boire assez souvent ensemble, il me plaisait, ce vieux grand gamin de 45 balais, avec ses manières euphoriques, sans chichis et pas viceloques pour deux ronds. il s’appelait Lou. ex-casseur de cailloux. avec un nez busqué, et d’énormes battoirs salement amochés. pompes en piteux état et cheveux jamais peignés. et pas aussi sympa que je l’étais – du moins à l’époque – avec les nanas. or un jour, comme il avait eu une panne de réveil suite à une sévère biture, les gros manitous du sucre d’orge l’ont viré comme un malpropre. il est venu m’en toucher deux mots. je lui ai conseillé de ne pas s’en faire – le travail, que je lui ai dit, a toujours empêché l’homme de jouir des meilleurs moments de la journée. quand il est reparti, il ne paraissait pas très convaincu par ma philosophie de comptoir. deux heures plus tard, c’est moi qui suis descendu taper à sa porte, histoire de lui piquer des tiges. comme il ne répondait pas, je me suis dit qu’il avait dû se noircir en conséquence. j’ai tourné la poignée, et la porte s’est ouverte. il gisait sur son pieu, avec en fond sonore le sifflement du gaz. à propos, la Southern California Gas Co. sait-elle à combien d’usagers elle rend vraiment service ? pour ma part, je pense que non. reste que j’ai ouvert les fenêtres et fermé le gaz de son réchaud et de son radiateur. il n’avait pas de gazinière. ce n’était qu’un ancien taulard qui avait été licencié pour avoir manqué un jour de travail. « le patron me répète sans arrêt que je suis son meilleur élément, m’avait-il dit. le problème, ce sont mes absences – deux, rien que le mois dernier. il m’a donc menacé de la porte si je recommençais, ne serait-ce qu’une fois. »

me penchant sur lui, je l’ai secoué avec énergie :

— hé, enfoiré de merde !

— kwoa ?

— dis donc, enfoiré de mes deux, t’avise pas de me refaire un tel coup sinon je te fais traverser cette putain de ville à coups de pompe dans le derche.

— Ski, TU M’AS SAUVÉ LA VIE ! JE TE DOIS UNE FIÈRE CHANDELLE ! JE TE DOIS LA VIE !

la chanson – « tu-m’as-sauvé-la-vie ! » –, il l’a poussée deux semaines durant, deux semaines de soûleries ininterrompues. de temps en temps, tout nez dehors, il se penchait vers ma légitime et laissait tomber sa grosse paluche couturée sur sa gentille menotte, ou pis sur son genou, et lui serinait que la couille de fourmi – c’est-à-dire moi – lui avait sauvé la vie :

— DIS, T’ES AU COURANT ? finissait-il par lui beugler aux oreilles.

— écrase, Lou, ça fait bien cent fois que tu me le dis !

— D’ACCORD, MAIS C’EST COMME ÇA, IL M’A SAUVÉ LA VIE !

au bout du compte, il a disparu, en oubliant de payer ses deux semaines de loyer, et plus jamais je n’ai entendu parler de lui.

ça y est, j’entrevois le bout du tunnel, quelle gueule de bois ! n’empêche qu’il vaut mieux disserter sur le suicide que de s’y coller. mais peut-être que c’est le suicide qui est préférable à la parlote ? il me reste encore une bière à finir, et la radio, qui est par terre, joue de la musique japonaise. mais voici que le téléphone sonne. c’est un collègue en ivrognerie. il appelle de loin. de New York :

— salut, mon vieux, tant qu’ils n’éditeront qu’un Bukowski tous les cinquante ans, j’en viendrai à bout.

je me suis autorisé à prendre ça pour un compliment, pour un hommage à mon talent, sans doute parce que j’ai les yeux bleu foncé et que je suis d’un tempérament anxieux.

— est-ce que tu te rappelles nos virées d’enfer, hein, mon vieux ?

— tu parles !

— et tu bosses sur quoi en ce moment ?

— sur le suicide.

— le suicide !

— tel quel. faut que je tombe une chronique. est-ce qu’on t’a dit que je marnais pour un nouveau canard, OPEN CITY ?

— et tu penses que le suicide va les brancher ?

— j’en sais foutre rien.

on a encore causé un moment, puis on a raccroché. ma gueule de bois s’achève. ma chronique aussi. quand je portais des culottes courtes, la chanson à la mode s’intitulait BLUE MONDAY. c’était hongrois, me semble-t-il. et chaque fois qu’ils la passaient à la radio, y en avait un qui se suicidait. ils ont fini par l’interdire de diffusion, quoique ce que j’entends en ce moment précis à la radio n’est guère plus réjouissant. moyennant quoi, si la semaine prochaine vous ne lisez pas cette chronique, ne mettez pas en cause mon seul manque d’inspiration : je ne suis pas prêt de prendre la place de Coates et de Weinstock.

Archives par mois