Jouets soviétiques – Dziga Vertov
Dans le panthéon des cinéastes soviétiques qui ont révolutionné l’art cinématographique, Dziga Vertov occupe une place de choix. Connu principalement pour son chef-d’œuvre « L’Homme à la caméra » (1929), Vertov a exploré tout au long de sa carrière les possibilités du médium cinématographique avec une vision avant-gardiste remarquable. Parmi ses œuvres moins connues mais tout aussi fascinantes, « Jouets soviétiques » mérite une attention particulière pour l’originalité de son approche et la richesse de sa vision créative.
Un cinéaste visionnaire
Né Denis Kaufman en 1896, Dziga Vertov (pseudonyme qui évoque en ukrainien le mouvement perpétuel d’une toupie) a développé une théorie du cinéma qu’il nommait le « Ciné-Œil ». Cette approche révolutionnaire rejetait les conventions narratives du cinéma de fiction pour embrasser la « vérité » captée par la caméra, considérée comme un œil mécanique plus parfait que l’œil humain. Pour Vertov, le montage n’était pas simplement un outil technique, mais une méthode pour révéler une réalité plus profonde à travers l’agencement des images.
« Jouets soviétiques » : une expérimentation audacieuse
« Jouets soviétiques » représente parfaitement cette vision novatrice. Dans cette œuvre, Vertov utilise le prétexte des jouets produits dans l’Union soviétique pour déployer une réflexion visuelle sur la société nouvelle que le régime communiste entendait construire. Le film alterne entre des séquences documentaires montrant la fabrication des jouets dans les usines soviétiques et des segments où ces jouets prennent vie, créant ainsi un dialogue fascinant entre le réel et l’imaginaire.
Le génie de Vertov se manifeste particulièrement dans son utilisation du montage rythmique et des superpositions d’images. Les jouets deviennent sous son regard des métaphores de la transformation sociale et industrielle en cours. Une poupée n’est jamais simplement une poupée, mais un vecteur d’éducation idéologique; un train miniature évoque les avancées technologiques de l’État soviétique.
Une technique révolutionnaire au service d’une vision
La virtuosité technique de Vertov dans « Jouets soviétiques » est stupéfiante, surtout si l’on considère les moyens limités dont il disposait à l’époque. Son utilisation des angles de caméra inattendus, des ralentis, des accélérés et des arrêts sur image transforme des objets du quotidien en éléments poétiques. Les jouets filmés en gros plan acquièrent une présence presque inquiétante, défamiliarisés par le regard mécanique de la caméra.
L’une des séquences les plus marquantes montre un jouet mécanique représentant un ouvrier, dont les mouvements répétitifs sont d’abord présentés comme une merveille technique, puis progressivement transformés par le montage en commentaire sur l’aliénation potentielle du travail industriel – ambiguïté remarquable pour un film produit dans le contexte soviétique.
Un film pour tous les publics
Si « Jouets soviétiques » s’inscrit dans une démarche expérimentale, il reste étonnamment accessible. Les enfants peuvent y voir un monde merveilleux où les jouets s’animent, tandis que les adultes apprécieront la complexité du montage et les multiples niveaux de lecture.
La musique joue un rôle crucial dans cette accessibilité. Contrairement à beaucoup de ses contemporains qui utilisaient des partitions dissonantes pour leurs films d’avant-garde, Vertov a choisi pour « Jouets soviétiques » des thèmes folkloriques russes réarrangés de façon moderne, créant une bande sonore qui guide le spectateur à travers les séquences les plus expérimentales.
L’héritage de Vertov aujourd’hui
L’influence de Dziga Vertov sur le cinéma moderne est considérable. Des cinéastes aussi divers que Jean-Luc Godard, Chris Marker ou même Michel Gondry reconnaissent leur dette envers ses innovations techniques et conceptuelles. Dans « Jouets soviétiques », on peut voir en germe des idées qui seront plus tard développées dans les vidéoclips, les publicités et le cinéma expérimental contemporain.
À l’heure où les frontières entre documentaire et fiction s’estompent de plus en plus, où les technologies numériques permettent des manipulations d’images inimaginables à l’époque de Vertov, son approche visionnaire du montage et sa conception du cinéma comme révélateur d’une vérité cachée résonnent avec une actualité frappante.
Conclusion
« Jouets soviétiques » de Dziga Vertov mérite d’être redécouvert par le public contemporain. Au-delà de son contexte historique et idéologique, le film continue de fasciner par sa créativité débordante et son audace formelle. Il nous rappelle que le cinéma, avant d’être une industrie du divertissement, est un art capable de transformer notre perception du monde.
Pour les cinéphiles avides de découvrir les racines de la modernité cinématographique, comme pour les néophytes curieux d’explorer des œuvres qui ont changé l’histoire du 7ème art, « Jouets soviétiques » constitue une expérience visuelle unique – un témoignage du génie créatif d’un réalisateur qui voyait dans la caméra non pas un simple outil d’enregistrement, mais un instrument de révélation.