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Rien de racoleur chez Maupassant – Joseph Conrad

Rien de racoleur chez Maupassant – Joseph Conrad

Ce serait une moquerie inutile que de présenter Maupassant aux lecteurs de langue anglaise avec des explications ayant tout l’air de justifications, comme si l’art de cet écrivain était obscur et comme si son oeuvre avait une tendance immorale.

La conception qu’a Maupassant de son art est celle que l’on peut attendre d’un esprit pratique et résolu ; mais sa technique est tellement parfaite dans sa simplicité qu’elle en devient imperceptible. C’est là une de ses plus grandes qualités et, comme toutes les vertus ayant quelque grandeur, elle repose essentiellement sur l’abnégation.

Prononcer un jugement sur la tendance générale d’un auteur est un exercice difficile. On ne peut s’appuyer sur la raison seule, et cependant l’on ne peut pas se fier entièrement à ses émotions. Si on les met ensemble, la raison et les émotions vont le plus souvent se contredire, parce que les émotions ont une logique implacable qui leur est propre. Notre capacité à l’émotion est limitée et le champ de notre intelligence est restreint. La faculté de réagir à chaque sentiment, associée à la pénétration de chaque subterfuge intellectuel ne peut manquer de déboucher non sur le jugement mais sur l’absolution universelle. Tout comprendre, c’est tout pardonner. Et dans cette neutralité bienveillante envers les erreurs inconciliables de la nature humaine on verrait disparaître toute lumière provenant de l’art comme de la vie.

Nous sommes donc libres d’être en désaccord avec l’attitude de Maupassant à l’égard du monde, dans lequel il a, tout comme le reste des hommes, la part que ses sens peuvent lui procurer. Mais il n’est pas nécessaire d’être en désaccord profond avec lui. S’il se trouve que nos sentiments (qui sont à fleur de peau) sont heurtés parce qu’il n’exerce pas son talent à faire l’éloge de l’humanité ou à la consoler, notre intelligence (qui est grande) devrait nous faire percevoir qu’il y a en lui un magnifique pécheur, comme tous ceux qui, dans cette vallée de compromis, s’égarent par un excès de foi en la vérité qu’ils portent en eux. Son déterminisme, qui ignore louange, blâme et consolation, a tout le mérite d’un art consciencieux. Les convictions n’ont de valeur qu’en vertu de la fermeté avec laquelle elles sont maintenues. Mis à part ses conceptions personnelles, qui, dans le cas d’un artiste aussi accompli, n’ont aucune importance (sauf pour les esprits graves et ingénus), de tous les romanciers il est celui dont les lecteurs seront les plus indulgents. Il n’a pas besoin d’être pardonné, parce qu’il n’est jamais fade.

L’intérêt qu’éprouve un lecteur pour un ouvrage d’imagination est soit moral soit issu de la simple curiosité, deux intérêts parfaitement légitimes puisqu’une peinture fidèle de la vie peut à la fois combler notre sens moral et susciter notre curiosité. Or, dans les ouvrages de Maupassant, celle-ci tient une grande place ; il y a aussi la morale qui en toute logique n’est jamais occultée aux profits d’une gratification personnelle. Le spectacle de cet immense talent, servi par des facultés exceptionnelles, triomphant des sujets les plus ingrats grâce à une détermination inébranlable, est en soi une admirable leçon sur la puissance de l’honnêteté, on peut aller jusqu’à dire de la vertu, dans l’art. La grandeur inhérente de cet homme consiste en ceci que, grâce à sa clairvoyance, il ne se laisse détourner du droit chemin par aucune des fascinations qui assiègent un écrivain travaillant dans la solitude. Il ne sera pas mené à sa perte par les diverses séductions du sentiment, de l’éloquence, de l’ironie, du pathétique, de tout ce magnifique déploiement de défauts qui, sur la feuille vierge, s’interposent entre l’écrivain et sa probité, tels un cortège scintillant de péchés capitaux défilant devant un austère anachorète dans l’air désertique de la Thébaïde. Cela ne veut pas dire que la rigueur de Maupassant n’a jamais failli ; mais le fait demeure qu’aucun démon tentateur n’a jamais réussi à le jeter à bas de son piédestal tout aussi étroit que haut.

Ce qui est en jeu, bien entendu, c’est la rigueur de son talent. Que l’on demande au lecteur doté de discernement, qui peut bien de temps à autre consacrer un moment ou deux à la considération et à l’appréciation de l’excellence artistique, de réfléchir un peu à la matière de deux nouvelles incluses dans le volume en question : La Ficelle et Une vente. Combien d’occasions s’offraient à l’auteur, dans la deuxième nouvelle, pour faire un étalage gratuit d’esprit ou de bouffonnerie adroite, et dans la première pour un étalage démesuré de sentimentalité. La plus piètre intelligence aurait été sensible à la sentimentalité et à la bouffonnerie, ceci au détriment de la vérité. C’est ici que la rigueur de Maupassant entre en scène. Il ne cède pas à la tentation de mettre en valeur son habileté, car cela porterait tort à la simple éloquence des faits. Ces nouvelles ne manquent pas d’ironie et de pathos, mais l’immensité de son talent et le raffinement de sa conscience sont tels que ses grandes qualités d’artiste semblent appartenir aux choses mêmes dont il parle, comme si elles étaient totalement indépendantes de la présentation qu’il en fait. Les faits et encore les faits sont son unique préoccupation. C’est pour cela qu’il n’est pas toujours bien compris. Les faits dont il parle sont rendus de façon si parfaite que, comme les réalités de la vie même, ils exigent du lecteur cette faculté d’observation qui est si rare, le pouvoir d’apprécier qui fait généralement défaut à la plupart d’entre nous quand nous nous laissons guider par des phrases creuses qui ne demandent pas le moindre effort, qui n’exigent pas d’autre qualité de lecteur qu’une vague capacité à l’émotion. Nul n’a jamais conquis les applaudissements démesurés de la multitude par l’exposition simple et claire de faits vitaux. Un enfilage de mots convenus nous fascine, comme un enfilage de perles de verroterie peut charmer nos semblables, les indigènes candides des îles. Or Maupassant, dont on a dit qu’il est le maître absolu du mot juste, n’a jamais été un serveur de mots. Il ne produit pas de la verroterie mais bien des joyaux raffinés : ses pierres ne sont peut-être pas les plus rares et les plus précieuses, mais, chacune dans son espèce, elles sont de la plus belle eau.

Il s’est donné du mal avec ses pierres précieuses, prises à l’état brut et polies sur chaque facette avec patience, et la publication de ces deux volumes posthumes le prouve amplement. Je crois que cela confirme mon propos selon lequel il n’était nullement un marchand de mots. En examinant les médiocres esquisses dont il a tiré tant de nouvelles parfaites, l’on découvre que ce qu’il a mené à maturité, amélioré, porté à la perfection par des efforts inlassables, ce n’est pas le style du récit, mais sa vision de la forme vraie avec ses détails. Ces premières tentatives ne sont pas hésitantes ni incertaines dans leur expression. C’est leur conception qui est fautive. Le sujet n’en a pas encore été vu correctement. Il ne procédait pas en groupant des mots expressifs qui ne signifient rien autour de formes brumeuses et mystérieuses chères aux intelligences confuses, qui ne sont ni de ce monde ni de l’autre. Par une attention scrupuleuse, prolongée et dédiée envers les aspects du monde visible, sa vision finissait par découvrir les mots qu’il fallait, comme s’ils avaient été miraculeusement imprimés pour lui sur la face des choses et des événements. Telle était la forme particulière prise par son inspiration ; elle lui venait directement, honnêtement à la lumière du jour et non dans les sombres et tortueuses routes de la méditation. Ses réalités coulaient pour lui d’une source authentique, de cet univers d’apparences vaines où nous trouvons, nous les hommes, tout ce qui nous rend fiers, exaltés et humbles.

Le renom de Maupassant est universel, mais son succès auprès du public est restreint. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Maupassant est un écrivain intensément national. Il l’est si intensément dans sa logique, dans sa clarté, dans ses conceptions esthétiques et morales qu’il a été accepté par ses compatriotes sans avoir à payer le tribut de la flatterie, ni à la nation ni à aucune classe, sphère ou division de celle-ci. La vérité de son écriture parle avec une force irrésistible ; et il n’a pas à faire des effets de manche patriotiques : il est tout excusé de ce devoir. C’est un Français entre tous les Français, sans le moindre doute ni argument, et avec cela il est assez simple pour être universellement compris. Ce qu’il lui faudrait pour être plus largement connu du grand public, c’est se complaire dans une sentimentalité évidente et émouvante. Il néglige de tempérer sa rigueur avec une pointe de douceur facile ; il ne pense pas à répandre des roses artificielles sur les tombes. En dédaignant ces convenances sociales, il prête le flanc aux accusations de cruauté, de cynisme, de dureté. Et pourtant l’on peut affirmer en toute sécurité que cet homme écrivait avec un cœur débordant de compassion. Il est sans merci et pourtant il est doux avec ses semblables ; il ne se répand pas en invectives sur leurs craintes pusillanimes et sur leurs artifices mesquins ; il ne méprise pas leurs efforts. Il me paraît à moi que le regard qu’il jette sur leurs afflictions, leurs déceptions et leur misère est empreint d’une pitié profonde. Mais il contemple tout le monde – et il ne détourne pas le regard. En fait, il est courageux.

Le courage et l’esprit de justice ne sont pas des vertus bien considérées. La pratique d’une stricte justice est choquante pour la multitude qui voudrait toujours (peut-être en raison d’un obscur sentiment de culpabilité) qu’elle soit synonyme de mansuétude. Chez la majorité d’entre nous, qui ne veulent pas être dérangés dans leurs illusions, le courage inspire une alarme un peu vague. C’est ce que l’on ressent avec Maupassant.

Pour user de l’expression charmante si répandue, ses qualités ne sont pas aimables. Comme le courage est une force, il ne se déguise pas sous une délicatesse et une retenue affectées. Mais si son courage n’est pas empreint de chevalerie, l’on doit reconnaître qu’il n’est jamais brutal dans le but de faire de l’effet. L’auteur de ces quelques réflexions, qui se targue d’une longue et intime familiarité avec les ouvrages de Maupassant, a été frappé de voir à quel point un grand nombre de femmes dotées de tendresse et d’intelligence apprécient cet auteur. Leur âme délicate et audacieuse est un excellent juge du courage. Avec leur pénétration supérieure, elles ont découvert sa masculinité authentique et sans ostentation, sa virilité sans pose. Elles ont su discerner dans son fidèle traitement du monde ce tempérament entreprenant et intrépide, aux idées peu communes, mais riche en puissance, qui est le plus attrayant pour l’esprit féminin.

On ne peut nier qu’il pense très peu. Chez lui, l’extrême énergie de perception, telle l’énergie de la force et du désir chez les hommes d’action, parvient à de grands résultats. Sa vision des problèmes intellectuels est peut-être plus simple que leur nature ne le justifierait ; cependant, un homme qui a écrit Yvette ne peut pas être accusé de manquer de subtilité. Mais il faut insister sur le fait que sa subtilité, l’ironie, la sévérité, qui lui sont incontestablement propres apparaissent toujours comme si elles faisaient partie de la vie, telles qu’on les trouve dans la nature, dont les beautés et les cruautés exhalent l’esprit de la sereine inconscience.

Chez Maupassant, la philosophie de la vie est plus une affaire de tempérament qu’une question rationnelle. Il n’attend rien ni des dieux ni des hommes. Il se fie à ses sens pour son information et à son instinct pour ses déductions. Il semblerait qu’il fait peu d’usage de son esprit. Mais que je me fasse bien comprendre : sa sensibilité est réellement très grande ; et il est impossible d’être sensible si l’on ne pense pas avec vivacité, si l’on ne pense pas correctement, partant de prémisses compréhensibles, pour parvenir à une conclusion simple.

Telle est l’honnêteté en littérature. On peut remarquer qu’elle ne diffère pas grandement de l’honnêteté idéale de la majorité respectable, de celle des légistes, des guerriers, des rois ou des maçons ; de tous ceux qui expriment leur sentiment fondamental dans le cours ordinaire de leurs activités, à travers l’ouvrage de leurs mains. L’ouvrage des mains de Maupassant est honnête. Sa pensée est suffisante pour concrétiser ses conclusions intrépides dans des exemples lumineux. Il les rend avec cette connaissance exacte des moyens, avec cette dévotion absolue à la nécessité de créer un effet véridique – qui sont l’essence de l’art. C’est le plus accompli des narrateurs. Il est évident que Maupassant considérait l’humanité dans un autre esprit que ces écrivains qui se hâtent de submerger, sous un flot d’hypothèses fausses et sentimentales, les complexités et les difficultés inhérentes à notre place dans l’ordre des choses.

Maupassant avait pour notre terre une passion véritable et respectueuse. Il déclare lui-même dans un de ses passages descriptifs : « Nous autres que séduit la terre… » C’était vrai. La terre avait pour lui un charme puissant. Il contemple son visage auguste et sillonné avec la pénétration féroce de la passion véritable. Il a le pouvoir de déceler la qualité immuable, celle qui compte, dans les aspects changeants de la nature et sous la surface constamment mouvante de la vie. Dire qu’il ne pouvait pas embrasser d’un seul regard toute sa magnificence et toute sa misère est seulement dire qu’il était humain. Il ne prétend à aucune chose que sa vision inégalée ne se soit appropriée. Cet artiste créatif a l’imagination vraie ; il ne condescend jamais à inventer quoi que ce soit ; il ne fait pas semblant. Et il ne s’abaisse à aucune petitesse dans son art – et surtout pas à la petite vanité des expressions racoleuses.

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