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Propos amorphes – Jacques Rigaut

Propos amorphes – Jacques Rigaut

Grimpé sur mon piano, je suis l’Antéchrist coiffé d’un entonnoir de gramophone. Triomphant, j’entre en sautant sur la tête dans le hall du Péra-Palace de Constantinople et je fais tourner avec mes orteils une crécelle géante. Dieu vous bénisse, bourriques de clair de lune !

Prestige de la démence ! Faire une chose qui soit complètement inutile — un geste pur de causes et d’effets. Jusqu’ici — comme ailleurs celui de la pesanteur — c’est le règne de l’utilité ; désormais par l’absurde je vais m’évader…

Je recommence. C’est comme si j’étais seul au monde. Événements de moi seul nés, de moi seul visibles ; la glace en oublie de refléter mon image. Nu, jusqu’à avoir perdu chair, os et toute consistance. Baignant sans effort (non pas au cœur d’un pauvre Rigaut) au cœur des choses. Étonné de l’existence indépendante et contradictoire de ce Rigaut qui se jauge faussement à son raisonnement ou à sa connaissance.

M’y voici. J’y suis. Ici au sein de cette conscience, j’emplis mes poumons d’un oxygène consumpteur mais qui rend l’air, ailleurs, irrespirable. Hors de cette pureté, tout est égal, toutes valeurs égales et il n’importe pas que je sois ministre ou portier. Ici, mes amis (mes amis, ai-je dit ?) ne me suivront pas. Et où nous joindrons-nous ? Il n’y a plus à présent, entre nous, de possibilité d’échange ou de communication.

Fatale, valide et légitime Immobilité. (L’Inde n’est pas ni loin.) Moi le plus bel ornement de cette chambre aussi vivant que la lampe et que le fauteuil !

L’orgueil amer de se sentir sans origines. Creux comme un mirliton, je circule à l’incertaine poursuite de tout ce qui pourrait remplir cette concavité. — Avidité et aridité ne se séparent que d’une petite lettre —. Sans but, cela va de soi, mais les autres savent s’en tenir à leur maison, à leur chambre ; sans maison sans racines. ma place pas plus et pas moins, dans ton lit ô Rosalinde, qu’au cloître, ni près d’amis que seul.

Mon ventre est intact. Je n’ai pas de nombril, pas plus qu’Adam. Sans origine.

Il est bien évident que je suis nul. Me suis-je assez moqué des mots « cœur » et « âme » pour découvrir avec pâleur, un beau matin, qu’il ne m’en restait plus ! Je n’imagine rien d’aussi sec que moi. Je ne tiens à personne ni à rien. Je n’attends rien.

Je me rappelle avoir éclaté de rire. Je me rappelle avoir eu l’échine glacée à la pensée de la gloire. Je me rappelle avoir été ardeur d’amour. Il n’y a plus aucune vie en moi. En dehors de l’ennui je ne me trouve pas, je n’ai pas de place.

Tout a été surfait ! Surfaite la guerre ! Surfaits les « paradis artificiels » ! Et l’amour donc !…

Quel coup ! Mais on vivrait. Il n’y a au monde qu’une seule chose qui ne soit pas supportable : le sentiment de sa médiocrité.

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