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Et vous, mers – Saint-John Perse

Et vous, mers – Saint-John Perse

I

Et vous, Mers, qui lisiez dans de plus vastes songes, nous laissiez-vous un soir aux rostres de la Ville, parmi la pierre publique et les pampres de bronze ?

Plus large, ô foule, notre audience sur ce versant d’un âge sans déclin : la Mer, immense et verte comme une aube à l’orient des hommes,

La Mer en fête sur ses marches comme une ode de pierre : vigile et fête à nos frontières, murmure et fête à hauteur d’hommes — la Mer elle-même notre veille, comme une promulgation divine…

L’odeur funèbre de la rose n’assiégera plus les grilles du tombeau ; l’heure vivante dans les palmes ne taira plus son âme d’étrangère … Amères, nos lèvres de vivants le furent-elles jamais ?

J’ai vu sourire aux feux du large la grande chose fériée : la Mer en fête de nos songes, comme une Pâque d’herbe verte et comme fête que l’on fête,

Toute la Mer en fête des confins, sous sa fauconnerie de nuées blanches, comme domaine de franchise et comme terre de mainmorte, comme province d’herbe folle et qui fut jouée aux dés …

Inonde, ô brise, ma naissance ! Et ma faveur s’en aille au cirque de plus vastes pupilles !.. Les sagaies de Midi vibrent aux portes de la joie. Les tambours du néant cèdent aux fifres de lumière. Et l’Océan de toute part, foulant son poids de roses mortes,

Sur nos terrasses de calcium lève sa tête de Tétrarque !

II

“… Je vous ferai pleurer, c’est trop de grâce parmi nous.

“.. . Pleurer de grâce, non de peine, dit le Chanteur du plus beau chant;

“ Et de ce pur émoi du cœur dont j’ignore la source,

“ Comme de ce pur instant de mer qui précède la brise..

Parlait ainsi homme de mer, tenant propos d’homme de mer.

Louait ainsi, louait l’amour et le désir de mer

Et vers la Mer, de toute part, ce ruissellement encore des sources du plaisir

“ C’est une histoire que je dirai, c’est une histoire qu’on entendra.

“ C’est une histoire que je dirai comme il convient quelle soit dite,

“ Et de telle grâce sera-t-elle dite qu’il faudra bien qu’on s’en réjouisse.

“ Certes, une histoire qu’on veuille entendre, dans l’insouciance encore de la mort,

“ Et telle et telle, en sa fraîcheur, au cœur de l’homme sans mémoire,

“ Qu’elle nous soit faveur nouvelle et comme brise d’estuaire en vue des lampes de la terre.

“ Et de ceux-là qui l’entendront, assis sous le grand arbre du chagrin,

“ Il en est peu qui ne se lèvent, qui ne se lèvent avec nous et n’aillent, souriant,

“ Dans les fougères encore de l’enfance et le déroulement des crosses de la mort.”

III

Poésie pour accompagner la marche d’une récitation en l’honneur de la Mer.

Poésie pour assister le chant d’une marche au pourtour de la Mer.

Comme l’entreprise du tour d’autel et la gravitation du chœur au circuit de la strophe.

Et c’est un chant de mer comme il n’en fut jamais chanté, et c’est la Mer en nous qui le chantera :

La Mer, en nous portée, jusqu’à la satiété du souffle et la péroraison du souffle,

La Mer, en nous, portant son bruit soyeux du large et toute sa grande fraîcheur d’aubaine par le monde.

Poésie pour apaiser la fièvre d’une veille au périple de mer. Poésie pour mieux vivre notre veille au délice de mer.

Et c’est un songe en mer comme il n’en fut jamais songé, et c’est la Mer en nous qui le songera :

La Mer, en nous tissée, jusqu’à ses ronceraies d’abîme, la Mer, en nous, tissant ses grandes heures de lumière et ses grandes pistes de ténèbre—

Toute licence, toute naissance et toute résipiscence, la Mer ! la Mer ! à son afflux de mer,

Dans l’affluence de ses bulles et la sagesse infuse de son lait, ah ! dans l’ébullition sacrée de ses voyelles — les saintes filles ! les saintes filles ! —

La Mer elle-même tout écume, comme Sibylle en fleurs sur sa chaise de fer…

IV

Ainsi louée, serez-vous ceinte, ô Mer, d’une louange sans offensa

Ainsi conviée serez-vous l’hôte dont il convient de taire le

Et de la Mer elle-même il ne sera question, mais de son règne au cœur de l’homme :

Comme il est bien, dans la requête au Prince, d’interposer l’ivoire ou bien le jade

Entre la face suzeraine et la louange courtisane.

Moi, m’inclinant en votre honneur d’une inclinaison sans bassesse,

J’épuiserai la révérence et le balancement du corps.

Et la fumée encore du plaisir enfumera la tête du fervent,

Et le délice encore du mieux dire engendrera la grâce du sourire…

Et de salutation telle serez-vous saluée, ô Mer, qu’on s’en souvienne pour longtemps comme d’une récréation du cœur

V

… Or il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, mêlant à mes propos du jour toute cette alliance, au loin, d’un grand éclat de mer — comme en bordure de forêt, entre les feuilles de laque noire, le gisement soudain d’azur et de ciel gemme : écaille vive, entre les mailles, d’un grand poisson pris par les ouïes !

Et qui donc m’eût surpris dans mon propos secret ? gardé par le sourire et par la courtoisie ; parlant, parlant langue d’aubain parmi les hommes de mon sang — à l’angle peut-être d’un Jardin Public, ou bien aux grilles effilées d’or de quelque Chancellerie ; la face peut-être de profil et le regard au loin, entre mes phrases, à tel oiseau chantant son lai sur la Capitainerie du Port.

Car il y avait un si long temps que j’avais goût de ce poème, et ce fut tel sourire en moi de lui garder ma prévenance : tout envahi, tout investi, tout menacé du grand poème, comme d’un lait de madrépores ; à son afflux, docile, comme à la quête de minuit, dans un soulèvement très lent des grandes eaux du songe, quand les pulsations du large tirent avec douceur sur nos aussières et sur nos câbles.

Et comment il nous vint à l’esprit d’engager ce poème, c’est ce qu’il faudrait dire. Mais n’est-ce pas assez d’y trouver son plaisir ? Et bien fût-il, ô dieux ! que j’en prisse soin, avant qu’il ne nous fût repris … Va voir, enfant, au tournant de la rue, comme les Filles de Halley, les belles visiteuses célestes en habit de Vestales, engagées dans la nuit à l’hameçon d’ivoire, sont promptes à se reprendre au tournant de l’ellipse.

Morganatique au loin l’Epouse, et l’alliance, clandestine !… Chant d’épousailles, ô Mer, sera pour vous le chant : “ Mon dernier chant ! mon dernier chant ! et qui sera d’homme de mer…” Et si ce n’est ce chant, je vous le demande, qu’est-ce qui témoignerait en faveur de la Mer — la Mer sans stèles ni portiques, sans Alyscamps ni Propylées ; la Mer sans dignitaires de pierre à ses terrasses circulaires, ni rang de bêtes bâtées d’ailes à l’aplomb des chaussées ?

Moi j’ai pris charge de l’écrit, j’honorerai l’écrit. Comme à la fondation d’une grande œuvre votive, celui qui s’est offert à rédiger le texte et la notice ; et fut prié par l’Assemblée des Donateurs, y ayant seul vocation. Et nul n’a su comment il s’est mis à l’ouvrage : dans un quartier, vous dira-t-on, d’équarrisseurs ou de fondeurs — par temps d’émeute populaire — entre les cloches du couvre-feu et les tambours d’une aube militaire.

Et au matin déjà la Mer cérémonielle et neuve lui sourit au-dessus des corniches. Et voici qu’en sa page se mire l’Etrangère… Car il y avait un si long temps qu’il avait goût de ce poème; y ayant telle vocation… Et ce fut telle douceur un soir de lui marquer sa prévenance ; et d’y céder, telle impatience. Et le sourire aussi fut tel de lui prêter alliance… “ Mon dernier chant ! mon dernier chant !.. et qui sera d’homme de mer…“

VI

Et c’est la Mer qui vint à nous sur les degrés de pierre du drame :

Avec ses Princes, ses Régents, ses Messagers vêtus d’emphase et de métal, ses grands Acteurs aux yeux crevés et ses Prophètes à la chaîne, ses Magiciennes trépignant sur leurs socques de bois, la bouche pleine de caillots noirs, et ses tributs de Vierges cheminant dans les labours de l’hymne, Avec ses Pâtres, ses Pirates et ses Nourrices d’enfants-rois, ses vieux Nomades en exil et ses Princesses d’élégie, ses grandes Veuves silencieuses sous des cendres illustres, ses grands Usurpateurs de trônes et Fondateurs de colonies lointaines, ses Prébendiers et ses Marchands, ses grands Concessionnaires de provinces d’étain, et ses grands Sages voyageurs à dos de buffles de rizières,

Avec tout son cheptel de monstres et d’humains, ah ! tout son croît de fables immortelles, nouant à ses ruées d’esclaves et d’ilotes ses grands Bâtards divins et ses grandes filles d’étalons — une foule en hâte se levant aux travées de l’Histoire et se portant en masse vers l’arène, dans le premier frisson du soir au parfum de fucus,

Récitation en marche vers l’Auteur et vers la bouche peinte de son masque.

Ainsi la Mer vint-elle à nous dans son grand âge et dans ses grands plissements hercyniens — toute la mer à son affront de mer, d’un seul tenant et d’une seule tranche ! Et comme un peuple jusqu’à nous dont la langue est nouvelle, et comme une langue jusqu’à nous dont la phrase est nouvelle, menant à ses tables d’airain ses commandements suprêmes,

Par grands soulèvements d’humeur et grandes intumescences du langage, par grands reliefs d’images et versants d’ombres lumineuses, courant à ses splendeurs massives d’un très beau style périodique, et telle, en ses grands feux d’écailles et d’éclairs, qu’au sein des meutes héroïques,

La Mer mouvante et qui chemine au glissement de ses grands muscles errants, la Mer gluante au glissement de plèvre, et toute à son afflux de mer, s’en vint à nous sur ses anneaux de python noir,

Très grande chose en marche vers le soir et la transgression

Et ce fut au couchant, dans les premiers frissons du soir encombré de viscères, quand sur les temples frettés d’or et dans les Colisées de vieille fonte ébréchés de lumière, l’esprit sacré s’éveille aux nids d’effraies, parmi l’animation soudaine de l’ample flore pariétale.

Et comme nous courions à la promesse de nos songes, sur un très haut versant de terre rouge chargé d’offrandes et d’aumaille, et comme nous foulions la terre rouge du sacrifice, parée de pampres et d’épices, comme un front de bélier sous les crépines d’or et sous les ganses, nous avons vu monter au loin cette autre face de nos songes : la chose sainte à son étiage, la Mer, étrange, là, et qui veillait sa veille d’Etrangère — inconciliable, et singulière, et à jamais inappariée — la Mer errante prise au piège de son aberration.

Élevant l’anse de nos bras à l’appui de notre “ Aââh… ”, nous avons eu ce cri de l’homme à la limite de l’humain ; nous avons eu, sur notre front, cette charge royale de l’offrande : toute la Mer fumante de nos vœux comme une cuve de fiel noir, comme un grand bac d’entrailles et d’abats aux cours pavées du Sacrificateur I Nous avons eu, nous avons eu… Ah ! dites-le encore, était-ce bien ainsi ?… Nous avons eu — et ce fut telle splendeur de fiels et de vins noirs ! — la Mer plus haut que notre face, à hauteur de notre âme ; et dans sa crudité sans nom à hauteur de notre âme, toute sa dépouille à vif sur le tambour du ciel, comme aux grands murs d’argile désertés,

Sur quatre pieux de bois, tendue ! une peau de buffle mise en croix.

… Et de plus haut, et de plus haut déjà, n’avions-nous vu la Mer plus haute à notre escient,

Face lavée d’oubli dans l’effacement des signes, pierre affranchie pour nous de son relief et de son grain ? — et de plus haut encore et de plus loin, la Mer plus haute et plus lointaine… inallusive et pure de tout chiffre, la tendre page lumineuse contre la nuit sans tain des choses ?…

Ah ! quel grand arbre de lumière prenait ici la source de son lait !… Nous n’avons pas été nourris de ce lait-là ! Nous n’avons pas été nommés pour ce rang-là ! Et filles de mortelles furent nos compagnes éphémères, menacées dans leur chair… Rêve, ô rêve tout haut ton rêve d’homme et d’immortel !… “Ah ! qu’un Scribe s’approche et je lui dicterai…”

Nul Asiarque chargé d’un ordre de fêtes et de jeux eût-il jamais rêvé pareille rêverie d’espace et de loisir ? Et qu’il y eût en nous un tel désir de vivre à cet accès, n’est-ce point là, ô dieux ! ce qui nous qualifiait ?… Ne vous refermez point, paupière, que vous n’ayez saisi l’instant d’une telle équité ! “ Ah ! qu’un autre s’approche et je lui dicterai..

Le Ciel qui vire au bleu de mouette nous restitue déjà notre présence, et sur les golfes assaillis vont nos millions de lampes d’offrande, s’égarant — comme quand le cinabre est jeté dans la flamme pour exalter la vision.

Car tu nous reviendras, présence ! au premier vent du soir,

Dans ta substance et dans ta chair et dans ton poids de mer, ô glaise ! dans ta couleur de pierre d’étable et de dolmen, ô Mer ! — parmi les hommes engendrés et leurs contrées de chênes rouvres, toi Mer de force et de labour, Mer au parfum d’entraille femelle et de phosphore, dans les grands fouets claquants du rapt ! Mer saisissable au feu des plus beaux actes de l’esprit !.. (Quand les Barbares sont à la Cour pour un très bref séjour, l’union avec les filles de serfs rehausse-t-elle d’un si haut ton le tumulte du sang ?… )

“Guide-moi, plaisir, sur les chemins de toute mer; au frémissement de toute brise où s’alerte l’instant, comme l’oiseau vêtu de son vêtement d’ailes … Je vais, je vais un chemin d’ailes, où la tristesse elle-même n’est plus qu’aile… Le beau pays natal est à reconquérir, le beau pays du Roi qu’il n’a revu depuis l’enfance, et sa défense est dans mon chant. Commande, ô fifre, l’action, et cette grâce encore d’un amour qui ne nous mette en mains que les glaives de joie !..”

Et vous, qu’êtes-vous donc, ô Sages ? pour nous réprimander, ô Sages ! Si la fortune de mer nourrit encore, en sa saison, un grand poème hors de raison, m’en refuserez-vous l’accès ? Terre de ma seigneurie, et que j’y entre, moi ! N’ayant nulle honte à mon plaisir… “Ah ! qu’un Scribe s’approche et je lui dicterai…” Et qui donc, né de l’homme, se tiendrait sans offense aux côtés de ma joie ?

– Ceux-là qui, de naissance, tiennent leur connaissance au-dessus du savoir.

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