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Le retour – Emmanuel Bove

Le retour – Emmanuel Bove

« Dans une demi-heure, je serai arrivé », dit Charles Becquet à haute voix. Il marchait sur la grande route que bordait, de chaque côté, une rangée de pommiers. On était au début de juillet. Le soleil brillait dans le ciel, blanchissant l’espace autour de lui. On apercevait au loin une petite route que, de temps en temps, la poussière soulevée par une auto grossissait, des collines, des bois, et le village de Semanche, avec son clocher, ses maisons, ses fumées transparentes.

Charles Becquet avait ralenti le pas. Il portait un baluchon au bout d’une canne, ce qui lui donnait l’aspect qu’on prête ordinairement aux vagabonds. La peau hâlée, ridée, de son visage, collait aux os. Les pommettes étaient si proéminentes qu’on eût dit celles d’un Mongol. C’était le type du malheureux qui se tient droit, dont les épaules sont larges, mais maigres, qui quoique ayant la taille mince, relève son pantalon à chaque instant. On voyait alors le bout des chaussures à tige, semblables à des entonnoirs d’où sortaient des coins d’étoffe grisâtre. De son aisance passée, il n’avait gardé que ce qui s’use le moins vite : le gilet, un gilet de velours marron à boutons de chasse.

L’instant était émouvant pour cet homme. Il y avait quatorze ans qu’il avait quitté Semanche, quatorze ans qu’il n’avait pas revu ce village où il avait connu le bonheur, où il avait eu un foyer, une situation – modeste, il est vrai – à la scierie d’Auguste Crin, des camarades. Chaque arbre, sur son chemin, lui rappelait un souvenir.

Dans cette clairière, il avait tué deux lapins du même coup de fusil. À ce carrefour, il avait aidé une jolie automobiliste à sortir du caniveau. Pour la peine, elle l’avait fait asseoir à côté d’elle et l’avait ramené au village. Dans ce bâtiment de ferme abandonné, il avait conduit trois soirs de suite la gérante du Familistère.

Aujourd’hui, Charles Becquet avait trente-huit ans. C’était toute sa jeunesse qu’il revoyait surgir à chaque pas, une jeunesse qui avait été précédée par deux ans de guerre et un an et demi de Syrie.

Soudain, il s’arrêta. Il venait d’apercevoir, à l’entrée du village, une bâtisse blanche qu’il ne connaissait pas, à l’endroit où il n’y avait eu qu’une carrière. Il resta un instant indécis, puis reprit sa route. Maintenant il avait peur. L’affaire qui l’avait obligé à quitter le pays lui était revenue à l’esprit. Elle n’était pas à son avantage. Cette même route, il se souvenait à présent de l’avoir faite dans l’autre sens, entre deux gendarmes, pour se rendre au chef-lieu de canton. Il se souvenait de tous les détails de l’affaire. Il se souvenait qu’un soir, alors qu’il était resté le dernier à la scierie, sans l’avoir voulu, une idée à laquelle il n’avait jamais songé l’avait poursuivi. C’était peu de temps après la guerre, en 1922 exactement. Les bureaux de la scierie se trouvaient dans une baraque Adrian. C’était à la fin d’une après-midi de juillet, comme aujourd’hui. Dans le calme et à la lumière, la scierie vide semblait abandonnée, comme une usine des pays dévastés. Charles s’était arrêté devant la baraque. Il avait tourné le bouton de la porte, un bouton de porcelaine blanche. La porte était fermée à clef. Il donna un simple coup d’épaule en maintenant le bouton tourné et la porte céda, sans laisser de traces de l’effraction. Charles entra. Dans un tiroir, il découvrit trois billets de mille francs. Il n’en prit qu’un, puis repartit. Mais, en voulant refermer la porte, il s’aperçut que le pêne était sorti. Il se contenta de la tirer le plus possible. Il ne rentra pas dîner chez lui. Il se rendit à la cantine de Massolle. Les Polonais qui travaillaient dans les environs s’y retrouvaient le soir. Il y avait un piano mécanique, des femmes. On dansait. On jouait aux cartes. Il offrit à boire à tout le monde et s’enivra. À deux heures du matin, il rentra en titubant chez lui. Il lui restait sept cents francs. Il les remit à sa femme. Le lendemain, il retourna à la scierie comme si rien ne s’était passé. Il remarqua tout de suite que la porte de la baraque Adrian ne fermait toujours pas. Dans la matinée, une automobile s’arrêta devant les bureaux. Il y eut des allées et venues. Mais il ne leva pas la tête de son travail. Le soir, quand la sirène retentit, il éprouva un profond soulagement. Il quitta son atelier, dans les premiers, cette fois, et se hâta de rentrer.

« Où as-tu mis l’argent ? » demanda-t-il tout de suite à sa femme. Elle ne répondit pas. Elle savait qu’il buvait et elle ne voulait pas le lui rendre. Il se fâcha, dut battre sa femme pour qu’elle consentît à lui dire où elle avait mis l’argent. Il le prit sans le compter et sortit. Il se rendit dans un champ, fit un trou avec ses mains, recouvrit les billets de terre et s’en retourna soulagé.

Le lendemain, il ne nota rien d’anormal à la scierie. Mais le surlendemain, une automobile s’arrêta de nouveau dans la cour et deux hommes portant chacun une serviette en descendirent.

À la suite de cet événement, quatre jours s’écoulèrent sans que rien vînt éveiller son inquiétude. Il avait repris confiance. Après tout, puisqu’il n’avait pas pris tout l’argent, il pouvait très bien se faire qu’on pensât que le billet de mille francs disparu avait été perdu. Il pouvait y avoir une erreur dans les comptes. Il y avait bien le pêne, mais à cela, Charles ne voulait pas penser.

Il entrevoyait déjà le jour où il irait chercher l’argent qu’il avait enterré lorsqu’un matin, en arrivant à son travail, il aperçut, à travers les vitres de mica de la baraque Adrian, les galons blancs des képis de deux gendarmes. Cette fois, il fut pris de panique. Un instant, il songea à faire demi-tour, à aller chercher l’argent et à fuir. Il n’en fit rien. « Il n’y a pas plus de preuves contre moi que contre tous les autres ouvriers », se dit-il pour se donner du courage. Il se mit au travail.

Une heure plus tard, comme il empilait des planches dans un hangar, il aperçut le comptable qui venait dans sa direction. Charles se retourna, regarda les quelques ouvriers qui travaillaient près de lui. Était-ce l’un d’eux qu’on venait chercher ?

— Becquet, dit le comptable, voulez-vous venir un instant au bureau ?

Charles rougit. Il posa la planche qu’il tenait entre ses mains.

— C’est pourquoi ? demanda-t-il.

— Vous le verrez bien.

Becquet regarda de nouveau ses compagnons de travail.

— Si c’est pour passer à la caisse, fit l’un d’eux, je ne demande pas mieux de venir aussi.

— Il ne s’agit pas de cela, dit sèchement le comptable.

Il y avait une cinquantaine de mètres à parcourir avant d’arriver aux bureaux. Le grand espace était vide et l’automobile sombre qu’il apercevait devant la baraque Adrian symbolisait aux yeux de Charles, la Justice. Il marchait à côté du comptable sans dire un mot. On entendait le bourdonnement des scies mécaniques comme celui d’un avion dans le ciel bleu. Charles faisait de plus grandes enjambées que d’habitude. Il lui semblait qu’ainsi il montrait qu’il n’avait pas peur. Il tira même une cigarette de sa poche.

— Est-ce que vous avez du feu ? demanda-t-il au comptable.

— Je n’ai pas de feu. D’ailleurs, ce n’est pas le moment de fumer.

— Heureusement qu’il n’y a pas beaucoup de travail aujourd’hui, continua Charles en s’efforçant de ne pas paraître se demander une seconde pourquoi on le faisait venir.

— Ne vous occupez pas du travail qu’il y a à faire.

Le comptable ouvrit la porte, cette fameuse porte qu’une simple poussée avait permis de forcer. Il entra le premier, attendit que Charles l’eût imité, puis ferma la porte.

Il y avait des cloisons de bois blanc partout. Au bout d’un couloir, on apercevait un ancien réfectoire transformé en dépôt de pièces mécaniques.

— Le voilà, dit le comptable en pénétrant dans le bureau du patron ; cela sur le ton de l’employé qui, quoi qu’on lui demande, donne toujours satisfaction.

Charles aperçut alors, tout de suite, au milieu de cinq ou six personnes qu’il ne songea même pas à regarder, les uniformes de deux gendarmes. Ensuite seulement, il vit sa femme. Seule elle était assise. Elle avait la tête basse, les mains sur ses genoux, les pieds ramenés sous la chaise.

Auguste Vrin, le propriétaire de la scierie, s’approcha de Becquet. C’était un gros homme portant une bague-cachet en or massif qu’il avait pris l’habitude d’appliquer sans cesse sur toutes les surfaces où elle pouvait laisser une trace. Il était sans veston. Il portait une chemise bleue, toute neuve, qui gardait encore ses plis, qui se refusait à mouler la poitrine.

— Alors, c’est toi, Becquet, qui as fait le coup ?

C’était la première fois que Charles se trouvait dans le bureau de son patron sans casquette à tenir entre ses mains. Il était embarrassé.

— Quel coup ? parvint-il à dire.

— Ne fais pas l’imbécile. Tu trouves cela intelligent ?

— Quoi ?

À ce moment, un homme à barbiche intervint.

— Je crois qu’il est inutile d’insister, n’est-ce pas, monsieur Vrin ? Je crois que le plus simple est de le faire conduire au chef-lieu. Dans le cabinet du juge, il changera sans doute d’attitude.

  1. Vrin ne répondit pas au substitut. Il regardait toujours fixement Charles Becquet dans les yeux.

— C’est toi qui as pris les mille francs. Nous le savons. Nous avons des preuves, des témoignages. Pourquoi as-tu pris les mille francs ?

— Je ne les ai pas pris.

  1. Vrin ne se fâcha pas. Il continua avec la même patience :

— Vendredi dernier, jour où tu as fracturé la porte des bureaux et où tu as pris mille francs, tu as été à Massolle. Mme Klein a déclaré à la police que tu as offert à boire à tout le monde et que tu as payé avec un billet de mille francs. Elle t’a rendu sept cents francs. Ces sept cents francs, tu les as donnés à ta femme, puis tu les as repris.

— Ce n’est pas vrai.

— Est-ce que tu es fou ?

— Ce n’est pas moi qui ai fait le coup.

Auguste Vrin sourit. Il se tourna vers le substitut et lui dit :

— Je trouve cela désarmant.

Puis, s’adressant de nouveau à Charles.

— Si tu n’as pas encore dépensé les sept cents francs qui restent, je t’en fais cadeau. Ils te rendront service à ta sortie de prison, mais avoue. Il n’y a rien de déshonorant à avouer.

— Ce n’est pas moi, répondit encore Charles.

Il était convaincu que, du moment qu’on ne l’avait pas vu prendre l’argent, il n’y avait pas de preuves contre lui.

Les gendarmes le prirent par le bras. Charles se crut obligé de protester pour la forme. « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi », fut tout ce qu’il trouva à dire. Comme il sortait du bureau, toujours encadré par les gendarmes, en gesticulant, pour se donner des airs d’innocent, Auguste Vrin lui dit :

— Allons, allons, assez. Tu es un pauvre type.

Et aujourd’hui, après quatorze ans de misère, par une journée radieuse, il retournait à Semanche. Déjà le paratonnerre du clocher était visible, ainsi que les oiseaux qui volaient autour. Déjà, il entendait la fontaine qui coulait jour et nuit sur la petite place. Il se souvint que, quatre jours après avoir quitté le village, il avait avoué. Deux mois plus tard, grâce à sa bonne conduite au front il avait bénéficié de l’indulgence du tribunal et n’avait été condamné qu’à treize mois de prison. C’était pendant qu’il avait purgé sa peine que sa femme était partie avec un Polonais. Une fois libre, il n’avait pas voulu retourner à Semanche. Il avait travaillé dans des usines de Lyon, puis comme garçon de ferme. Pendant ces quatorze années, la vie qu’il avait menée à Semanche, le souvenir de sa maisonnette, de son jardin plein de fleurs, de sa situation à la scierie, le sentiment qu’il avait eu de travailler pour l’avenir et surtout cette parole à laquelle il avait songé chaque jour, cette parole derrière laquelle il avait cru sentir une bonté profonde : « Tu es un pauvre type », l’avaient poursuivi sans cesse.

Il traversa le village. La rue principale était déserte. Aux fenêtres, aucun visage de connaissance. Il avait suffi de quatorze années pour faire de Semanche un autre village. Enfin, il aperçut la scierie. Au-dessus de l’entrée, le panneau, en forme d’arceau, portant le nom d’Auguste Vrin, était toujours là.

Charles Becquet longea la palissade qui clôturait la scierie. La baraque Adrian avait disparu. Elle avait été remplacée par un pavillon de ciment. De vastes hangars, parfaitement alignés, recouvraient à présent les tas de planches jadis en plein air. Au centre de la grande cour, il y avait une guérite, de ciment également, où se tenait le contremaître. Charles ne pouvait détacher son regard de cette cour ensoleillée qu’il avait traversée tant de fois. Jamais, même quand il était sorti de prison, il ne s’était senti si seul et si perdu. La vie avait continué sans lui. La scierie s’était agrandie, embellie, et il n’était pour rien dans ces changements.

« Pourquoi suis-je donc revenu ici ? » murmura-t-il.

Il n’osait toujours pas pénétrer dans la scierie. Il avait beau répéter : « Tu es un pauvre type, tu es un pauvre type », sur le ton qui l’avait tant frappé il ne pouvait pas. Il alla se promener autour du village. « Peut-être que l’argent est encore là », pensa-t-il en passant devant le champ où il avait enterré les sept cents francs. Les ouvriers polonais étaient partis. À la place de la cantine où l’on avait dansé, il y avait à présent une auberge avec pompe à essence et tables abritées par des parasols. Il entra, but un verre de vin rouge au comptoir, mangea un morceau de pain avec du pâté, puis ressortit. Il était midi. La sirène de la scierie mugit. Machinalement, il se dirigea vers la grande porte. Les ouvriers sortaient à présent. Il n’en reconnut aucun. Il eut alors l’impression que même la façon de sortir des ouvriers avait changé. Il lui sembla que jadis, on sortait par groupe, on s’attendait, on s’appelait. À présent, chacun allait de son côté, d’un pas rapide.

Bientôt, la route redevint déserte.

Charles s’était approché de la grande porte. Il ne pouvait se résoudre à partir. On refermait la grille de bois même à midi, alors qu’avant elle restait parfois ouverte toute la nuit. Un instant, il eut la pensée que c’était à cause de lui qu’on avait pris cette décision. À travers les barreaux, il voyait toujours cette grande cour blanche. À la fin, il n’y tint plus. Il ouvrit une petite porte encastrée dans la palissade, entra dans la scierie. Ce seul pas avait fait de lui un autre homme. Un chien enchaîné aboya. Puis presque aussitôt, une femme avec un tablier rouge et jaune, un corsage de toile imprimé, parut sur le perron.

— Qu’est-ce que vous voulez ? s’écria-t-elle à la vue d’un vagabond.

— Je voudrais parler au patron.

Le mari de la femme parut à son tour. C’était un jeune homme chaussé de pantoufles.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Il tutoyait le vagabond pour montrer à sa femme qu’il n’avait peur de personne.

— Je voudrais parler au patron.

— Au patron ?…

Le jeune ménage toisa Charles Becquet.

— Allez, allez, ce n’est pas la peine d’insister. Le patron a autre chose à faire. Allez, file !…

À ce moment, Charles aperçut M. Vrin qui sortait des bureaux et se dirigeait vers la grande porte. Charles referma la porte, fit quelques pas, s’arrêta et attendit. Il sentait comme un doigt posé sur chacune de ses tempes. En ces quatorze années, il s’était persuadé que M. Vrin avait une affection particulière pour lui, qu’il avait été obligé de le faire arrêter, mais qu’il en avait été peiné. La petite porte s’ouvrit. M. Vrin parut. Il avait encore grossi. Plus que dans le passé, on sentait qu’il était le propriétaire de la scierie. Elle n’était plus, comme jadis, un bien entre cent. On devinait aujourd’hui que c’était le seul bien, celui auquel on se consacrait entièrement.

— Monsieur Vrin…

Le propriétaire se retourna, regarda Charles Becquet.

— Vous ne me reconnaissez pas ?…

— Tu viens demander du travail ?

— Je suis Charles Becquet. Vous vous rappelez ?

  1. Vrin réfléchit un instant.

— Ah ! c’est toi.

— Oui, Monsieur. Je suis revenu. Il fallait bien que je revienne un jour.

— Et alors, qu’est-ce que tu me veux ?

Charles ne répondit pas. Il ne savait pas exactement ce qu’il attendait de son ancien patron. Ce qu’il savait, c’est qu’il avait plus de liens avec cet homme puissant qu’avec tous ceux qu’il avait rencontrés depuis que son père était mort.

— Tu m’as l’air bien misérable, continua M. Vrin en examinant Charles des pieds à la tête. Tu vois où ça mène la malhonnêteté ! Tu vois ! Si tu étais resté un brave homme, aujourd’hui tu serais contremaître ici. Je t’aurais réservé une des petites maisons qu’on construit là-haut, pour moi. Enfin, puisque cela n’est pas, n’en parlons plus ! Au fait, il y a combien de temps que tu as quitté le pays ?

— Quatorze ans, Monsieur.

— C’est ce que je te disais : c’est le passé.

Charles Becquet regardait son ancien patron avec une admiration touchante. Durant sa vie entière, il n’avait rencontré que dureté et méchanceté, et la seule fois où il avait commis une faute, il s’était trouvé en présence d’un homme qui, au lieu de l’accabler, lui avait parlé avec douceur.

— Est-ce que vous ne me reprendriez pas à la scierie ? demanda-t-il finalement, mais sans pouvoir ajouter un mot qui montrât combien grandes eussent été sa reconnaissance, sa joie.

Auguste Vrin sursauta.

— Qu’est-ce que tu me demandes ?

— Je voudrais travailler.

— Mais, mon pauvre vieux, tu ne te rends pas compte que c’est impossible, ici, à Semanche. Tout le monde te connaît.

— Je ne crois pas, répondit timidement Charles. Je n’ai rencontré personne.

— Ah ! tu crois cela. Ah ! tu t’imagines qu’on oublie aussi vite. Non, non, Becquet. Encore une fois, ce n’est pas possible. Je vais même te donner un conseil, et c’est dans ton intérêt, ne traîne pas trop longtemps dans le pays.

Malgré ce refus, Charles regardait toujours M. Vrin avec la même admiration profonde.

— Pourtant, vous auriez été content de moi.

— Oui, je me doute que tu as dû changer. Mais mets-toi à ma place. Si je te reprends, cela fera des histoires. Il y aura des jaloux. Je ne le peux pas… Je ne le peux pas…

— C’est peut-être à cause de ce que j’ai fait ?

— Naturellement que c’est à cause de cela !

Charles serra l’intérieur de ses lèvres. L’exclamation de son ancien patron l’avait bouleversé. Il ne pouvait croire encore que ce protecteur mystérieux, à qui il avait fini par donner une réalité, dont les actes devaient être imprévisibles, mais favorables, que cet être étrange fabriqué pendant quatorze années de privations et de durs travaux fût un homme comme tous les hommes. Il examina Auguste Vrin comme on l’avait, lui, Charles, tant de fois examiné, des pieds à la tête. Il ne vit ni le panama, ni les leggins, ni les bajoues. Il vit un homme inconnu, cependant que le vrai Auguste Vrin souriait et lui disait en lui posant la main sur l’épaule, sur un ton paternel : « Tu es un pauvre type. »

— C’est peut-être à cause de ce que j’ai fait, répéta Becquet.

Cette fois, Auguste Vrin fut pris d’une légère crainte. Une étrange expression de son interlocuteur l’avait frappé. Jusqu’à ce jour, il avait considéré avec le détachement d’un homme qui n’en est pas à mille francs, ce qui s’était passé. À cet instant, l’argent volé disparut derrière l’acte. Pour la première fois, il se rendit compte que cet homme qui se trouvait devant lui avait volé sans préméditation, simplement parce que l’idée lui en était venue un soir, qu’il avait ensuite nié contre l’évidence, qu’il avait été condamné, qu’il vivait misérablement depuis.

— Reviens me voir ce soir. Je vais tâcher de faire quelque chose pour toi, dit Auguste Vrin en tendant la main à Charles Becquet.

Ce dernier laissa partir le propriétaire de la scierie sans prononcer un mot. Longtemps, il resta immobile devant la grande porte. Enfin, il se dirigea vers le village. La chaleur du soleil était plus lourde. La scierie était silencieuse. Des insectes volaient par essaims, de place en place, très près du sol. L’herbe des bas-côtés de la route était luisante. Il semblait n’y avoir personne dans les maisons. Charles prit une ruelle. Il voulait revoir la maison qu’il avait habitée avec sa femme, mais il fut incapable de la trouver. Il traversa alors la petite place de l’église. Aucun enfant n’y jouait. Le feuillage des marronniers était si bas qu’on pouvait le toucher en levant la main. Il revint sur ses pas. De temps en temps, le bruit d’un camion passant sur la route nationale venait jusqu’à lui. Puis la sirène retentit de nouveau et le fit songer à son ancien patron. Si même celui-ci ne voulait pas l’employer, où trouverait-il du travail ?

— Il a dit : « Reviens me voir ce soir », murmura Charles. Il sortit du village, toujours sans rencontrer personne, alla s’étendre dans le bois le plus proche. Jusqu’au soir, il demeura adossé à un arbre, les yeux perdus dans le vague. Auguste Vrin demeurait toujours pour lui le seul homme au monde de qui il pouvait attendre quelque chose, le seul homme qui lui avait témoigné un peu d’indulgence.

Quand la sirène retentit, Charles se leva, retourna à pas lents vers la scierie. Quand il arriva, elle était déserte, comme le soir où il avait forcé la porte de la baraque Adrian. Il sonna.

— Ah ! c’est vous, dit le gardien. Suivez-moi. Vous n’êtes pas en avance.

Il conduisit Charles dans le nouveau pavillon.

— J’allais partir, dit Auguste Vrin. Eh bien ! comme je te l’ai dit, je ne peux pas te prendre à mon service. Mais je vais te donner un peu d’argent. Cela te permettra de vivre jusqu’au jour où tu trouveras du travail.

En disant ces mots, il tendit trois billets de cent francs à Charles.

— Maintenant, je te laisse. Au revoir et bonne chance.

Peu après, Charles Becquet quittait le pays. Les espoirs qu’il avait eus en y arrivant avaient été trop vagues pour qu’il fût particulièrement déçu. Quinze jours plus tard, il était embauché comme manœuvre à la tuilerie de Rémy, bourgade située à soixante-cinq kilomètres de Semanche.

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