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Une illusion – Emmanuel Bove

Une illusion – Emmanuel Bove

De vastes taches grises étaient déjà visibles sur les façades des maisons. Depuis le matin, une pluie fine tombait sans interruption. L’humidité avait gagné peu à peu les lieux abrités, le dessous des voûtes, les porches, les parquets des magasins, le bord des murs que protégeaient pourtant des stores ou des balcons. Max Brissaut s’approcha d’une fenêtre du salon et regarda la rue mélancolique. En face, se dressait un immeuble neuf de huit étages sans motifs d’ornement, n’étaient, pour masquer la nudité, des sortes de rigoles toutes droites encadrant les croisées. Les pierres de taille, si minces, faisaient aussitôt songer à la rapidité de confection, au laisser-aller de l’après-guerre. Elles provoquaient, chez les passants, chez les commerçants, les mêmes remarques, en particulier celle que le monde est surtout soucieux, aujourd’hui, de faire fortune rapidement. La blancheur lumineuse de cette maison, les ferronneries toutes neuves dont la pose au petit bonheur traduisait la hâte de terminer les travaux ainsi que l’indifférence des entrepreneurs rentrés dans leurs capitaux avant même d’avoir fait creuser les fondations, le dernier confort, c’est-à-dire tout ce qui, à ce jour, avait été découvert : une hygiène qui, en cette année, avait des airs provençaux à cause des murs sans papiers-tentures, des angles arrondis où la poussière n’adhère point, tout cela semblait dans la pénombre de cet après-midi d’automne, annoncer l’imminence d’un changement de temps, d’un rayon de soleil sur la ville ruisselante, d’un tintement de cloche libérant les enfants.

Max Brissaut ne s’était pas encore habillé. Il portait un complet démodé, car c’était le sort de ses vieux habits de jouer longtemps le rôle de robe de chambre. Et quand, par paresse, il lui arrivait de sortir à la nuit tombante, masquant un veston vague à une époque où on les portait cintrés sous un raglan alors que la mode était au pardessus à taille, il rasait les murs, s’appliquant à éviter toute personne de connaissance, tellement il eût eu honte d’être ainsi surpris. Il passa dans sa chambre à coucher, se changea lentement, car il fallait que sa toilette prît une heure pour qu’il ressentît, lorsqu’elle était terminée, une certaine satisfaction. L’après-midi s’achevait. Madeleine qui avait promis de venir entre cinq et sept, n’allait donc plus tarder d’arriver. Vêtu de son complet second dans l’ordre de ses préférences, car il réservait le premier pour les entretiens à venir, il retourna au salon. C’était une pièce à peine meublée, pour laquelle il n’avait pas jugé utile de faire des sacrifices, convaincu que l’essentiel était non pas qu’elle eût un aspect cossu, mais qu’elle existât.

C’était la veille que le jeune homme avait fait la connaissance de Madeleine, fortuitement, avenue de l’Opéra, où il aimait à se promener. Il l’avait croisée et remarquée. Tout en mettant ses gants, qu’il portait par coquetterie, la partie encerclant le poignet rabattue sur les doigts, il la suivit négligemment. De temps en temps, des passants la cachaient, ce qui le contraignait à presser le pas de peur de la perdre. Une sorte de pudeur l’empêchait de la dépasser, de se montrer à elle, de prouver ainsi qu’il projetait de lui parler, bien qu’il eût la certitude qu’elle n’ignorait pas qu’il la suivait. Elle avait, en outre, ce besoin étrange qu’ont les gens qui se croient observés, de simuler des distractions, des attentions pour des faits insignifiants, bref ce besoin de se montrer semblable à tout le monde, de laisser deviner une vie propre.

Rue Auber, Max se risqua pourtant à dépasser la jeune femme. Mais à peine l’eut-il fait qu’il s’arrêta distraitement devant un magasin. Cette manœuvre avait quelque chose d’une présentation. C’était comme s’il s’était montré pour permettre à l’inconnue de le regarder. Après, il oserait la dévisager, afin que, s’il lui déplaisait, elle n’eût qu’à détourner la tête. C’était une délicatesse que seuls tous deux comprenaient et qui les unissait déjà dans le flot des indifférents. À un kiosque, Max acheta un journal, pour prouver qu’il lisait, ce qui, le tirant du néant et de l’horreur de toutes les possibilités qu’il peut y avoir dans la foule où il eût évolué aux yeux de Madeleine, sans lire, le rendait tout de suite semblable à un homme qu’elle eût pu rencontrer dans un salon. Il jeta un coup d’œil sur quelques en-têtes, puis, sentant que cela suffisait à montrer qu’il était comme tout le monde, crut le moment venu, de manifester un certain désintéressement qui l’enveloppait d’élégance et corrigeait ce qu’il pouvait y avoir de grave dans l’achat d’un journal. C’est aux instants où deux êtres qui ne se connaissent pas se surveillent, que les plus petits calculs, auprès desquels ceux des pauvres qui hésitent à pénétrer dans un palais, sont enfantins, se font jour. Ainsi, durant une seconde, Max songea à rouvrir son journal et à lire ostensiblement la dernière page intérieure, la plus légère, celle où il est question des théâtres, mais il n’osa pas. Ces petits manèges se succédaient sans ordre, sans raison. Et les gestes eux-mêmes étaient à l’image du flou de ces calculs. Max s’arrêtait au bord d’un trottoir, comme pour traverser la chaussée ; puis s’apercevant que Madeleine, au même moment, s’immobilisait devant une devanture, venait dans sa direction ; comme pris de la crainte subite de se trouver face à face, il faisait demi-tour à l’instant même où elle continuait sa route. Alors, durant quelques minutes, afin de se ressaisir, il marchait d’un bon pas qui l’éloignait de tous les passants qui avaient peut-être assisté à ce manège et lui permettait de préparer une nouvelle attaque qu’il ne se décidait pourtant pas à déclencher. Ce fut alors qu’il joua une petite comédie. Profitant d’une minute où quelques promeneurs le séparaient de Madeleine, il s’arrêta et laissa courir sur son visage une profonde anxiété, cependant que, tournant la tête en tous sens, il simula d’avoir perdu de vue la jeune femme et de craindre de ne jamais plus la revoir. Il montrait ainsi ce qu’il était lorsqu’il se trouvait seul, laissant sous-entendre combien éloigné il était de mauvaises pensées. Puis, comme tout à coup son regard croisa celui de la jeune femme, au lieu d’interrompre ce manège, il le continua, tâchant de montrer qu’il ne songeait pas le moins du monde à elle. Madeleine, elle, fit semblant de ne rien remarquer et, devant l’homme qui continuait à scruter la foule avec d’autant plus de naturel qu’il ne s’était pas interrompu, passa avec hauteur, le regardant seulement une seconde, comme un promeneur ordinaire, afin de chasser l’idée qui eût pu naître chez Max qu’une telle indifférence ne pouvait être que systématique. Elle éprouvait si peu de gêne à renier aussi visiblement les œillades précédentes, que Max eut, durant un instant, l’impression que toutes ses tentatives d’approche avaient vraiment passé inaperçues.

Place Saint-Augustin, Madeleine entra dans une grande épicerie, mais ostensiblement, par la porte des chocolats, des biscuits, évitant la poissonnerie et le rayon des gibiers. Max attendit. De nouveau, mille raisonnements traversèrent son esprit. « Si elle ressort par la même porte, c’est qu’elle tient à ce que je lui parle, car maintenant, rien ne serait plus simple pour elle que de se débarrasser de moi en sortant par une autre issue. » Il s’arrangea pour favoriser cette fuite, afin de se donner plus de courage au cas où elle ne se produirait pas. De l’entrée de la jeune femme dans cette épicerie, il tirait une foule de conclusions. Elle ne devait pas vivre seule. Elle apportait un gâteau pour le dessert. Son mari, des enfants peut-être, l’attendaient. Ou bien encore, c’était une femme invitée, qui n’avait pas l’habitude de sortir ainsi et qui, exceptionnellement, parce qu’elle ne voulait pas arriver trop tôt, tuait le temps en flânant. Au bout d’un instant, elle reparut, un paquet à la main, sortant par la même porte, ce qui, d’un seul coup, rendit Max tellement courageux qu’il faillit faire comme le mari qui attend sa femme pendant qu’elle fait ses achats, s’approcher d’elle et lui parler avec la certitude de n’être pas repoussé. Mais, en même temps, il eut le sentiment très net que cela indisposerait cette inconnue, qu’il eût justement l’audace de lui parler au moment où, en sortant par la même porte qu’elle avait prise en entrant, elle lui donnait une preuve qu’elle tenait à ce qu’il le fît. Elle ne le regarda pas et prit le boulevard Malesherbes. Il la suivit encore. Une curiosité enfantine le poussait à deviner ce qu’il y avait dans le paquet qu’elle tenait à la main par un nœud ménagé à la ficelle. « Cela doit être du thé ou du café, du thé plutôt, parce que le café serait dans un paquet plus gros. Enfin, elle doit attendre que je lui parle, sans quoi elle aurait pris un taxi. À moins qu’elle n’habite par ici. » De nouveau, il la dépassa. Il craignait maintenant qu’elle ne le prit pour un timide et qu’elle ne lui en voulût de n’avoir pas répondu à ses avances. Il était six heures et demie. La foule était compacte et les rues encombrées de voitures. Un léger brouillard s’était mis à tomber et les trottoirs étaient comme couverts de mille et mille gouttelettes de pluie. « Elle ne m’a peut-être jamais regardé. Elle ne sait même pas que je la suis. Elle pense à son mari, à ses occupations, à tout, sauf à moi ! »

En effet, il avait beau s’arrêter, marcher à sa hauteur et la regarder comme s’il eût été en sa compagnie, elle ne changeait rien à son attitude et continuait sa route, sans plus se hâter ni ralentir. On eût dit une femme habituée depuis longtemps à être suivie et qui, une fois pour toutes, en a pris son parti et s’est décidée à ne jamais rien changer à ses habitudes pour quelque importun.

De pénétrer ainsi dans la vie d’une inconnue semblait à Max une chose immense. Qui était cette femme ? Quel était le son de sa voix ? Quelle serait sa manière de répondre ? Elle avait beau avoir toutes les apparences d’une personne normale, il redoutait quelque chose. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à la quitter, un peu de peur, aussi invraisemblable que cela parût, qu’elle n’eût une désillusion en ne le voyant plus derrière elle. Pour l’instant, cette femme appartenait à la foule des autres femmes. Mais le seul mot qu’il lui adresserait la tirerait de cet anonymat mystérieux, pour la rendre familière. C’était ce mot, si petit et en même temps tellement important qui pouvait lier l’homme qu’il était à la femme de ses rêves – ne l’avait-il pas choisie entre toutes celles qui existaient – qu’il fallait prononcer et qu’il ne se résolvait pas à laisser sortir de ses lèvres. Ce mot ne serait-il pas tellement plat, tellement quelconque ? Ne serait-il pas tellement différent de sa pensée ? Ne paraîtrait-il pas plutôt une excuse ou une demande de renseignement ? Deux destinées aussi dissemblables pouvaient-elles être liées par le fil aussi terne d’une phrase aussi vide, aussi nulle, aussi bête que : « Je vous demande pardon, mais est-ce que cela vous dérangerait que je vous accompagne seulement cent mètres ? », phrase qui, pourtant, malgré son insignifiance, pouvait provoquer le fracas, la colère, le mépris et le scandale.

Madeleine continuait à marcher. Abandonnant le chapeau qui descendait jusqu’aux yeux, les femmes découvraient à demi leur front, laissant toutes voir leurs sourcils, un arc de chair blanche et quelques boucles de cheveux, ce qui leur donnait, bien que l’observation de cette mode fût générale, cet air indiscipliné qu’ont les hommes quand ils portent leur chapeau en arrière. C’était le moment où elles se vêtaient de manteau d’agneau rasé, dont la teinte marron ou grise et les ombres que faisaient les poils lissés dans le mauvais sens, leur prêtaient un aspect sauvage. Cette anarchie du pelage déteignait sur elles. C’était comme si leur mari, leurs fils s’étaient fâchés et qu’habituées à ces colères, elles n’eussent pas jugé utile d’interrompre pour si peu leurs occupations. Les antiquaires avaient découvert un nouveau parchemin pour servir à la confection d’abat-jour artistiques. Et, de distance en distance, on apercevait des fleurs pâles en transparence, éclairant, ainsi que des étapes poétiques, le commerce de cette veille de fête. Le brouillard tombait, de plus en plus épais, voilant les lumières. Dans l’effervescence, elles étaient ainsi qu’on les retrouve, après les dîners d’hiver, espacées et entourées d’un halo triste.

Max était si jeune qu’il mourait d’envie de se montrer sous son vrai jour, de parler, d’agir devant cette inconnue. Si quelqu’un le frôlait, il demandait pardon assez fort pour que Madeleine l’entendît, toujours afin de montrer, comme quand il simulait de lire, qu’il était un homme pareil à ceux qu’elle connaissait. Comme ces derniers, il prenait des précautions en traversant les rues. Quand une voiture, arrivant à l’improviste, l’obligeait à courir, il se retournait tout de suite, pris soudain de crainte qu’elle ne pensât qu’il l’abandonnait à elle-même au moment du danger. Il laissait alors errer sur son visage le regret de ne pouvoir rien faire pour l’aider. Et cela le gênait d’autant plus qu’il devait, par la suite, marcher lentement afin qu’elle le rattrapât, ce qui avait alors quelque chose d’emprunté, tellement cela contrastait avec sa course.

Profitant d’un encombrement, il osa enfin s’approcher de l’inconnue et dit, en se découvrant, comme si c’eût été machinal, de crainte que son manège ne fût remarqué : « Je ne sais comment m’excuser, Madame, de vous parler ainsi ! »

Madeleine le regarda une seconde, puis dit : « Ah ! c’est vous ? » pour que les passants trouvassent naturelle cette rencontre. « Ah ! c’est vous ? » laissait supposer qu’ils se connaissaient et que le hasard les avait mis en présence. Madeleine aimait à soutenir les hommes. Elle mettait un amour-propre à être une femme différente des autres femmes et à savoir, en des circonstances où les autres s’offusqueraient, comprendre les hommes. « Ah ! c’est vous ? » sur le ton interrogateur qu’elle avait pris, semblait être un cri de surprise. On eût dit qu’elle n’avait pas remarqué l’obstination du jeune homme et qu’elle venait de reconnaître subitement en lui le passant qu’elle avait négligemment regardé auparavant.

Cette exclamation surprit Max au point qu’il crut, durant un court instant, que vraiment il connaissait cette inconnue, que c’était, au fond, la raison qui l’avait poussé à la suivre, bien qu’il ne se souvînt pas d’elle. Il crut que tous ses amis allaient apprendre ce qui s’était passé, qu’elle allait naturellement tout raconter. Il fit un effort désespéré pour donner un nom à cette inconnue, afin de lui dire : « Mais oui, c’est moi, Madame… » Et cela avec froideur, afin que, si elle était la femme d’un ami, il n’eût pas l’air de vouloir profiter de l’absence de celui-ci pour le supplanter. À travers toutes ces réflexions, perça aussi la brève satisfaction qu’elle l’eût reconnu alors que lui ne se souvenait pas d’elle. Mais, aussitôt, ces pensées s’effacèrent, tellement tout cela était invraisemblable, et il ressentit un léger soulagement qui fit que la parole qu’il prononça alors sortit de ses lèvres comme s’il eût été loin d’elle :

« Je m’excuse mille fois, Madame, mais c’était plus fort que moi ! »

Elle le regarda en souriant :

« Je ne vous comprends pas ! »

Il continua :

« Vous devez avoir une bien mauvaise opinion de moi ? » Cette phrase, parce qu’il lui apparaissait confusément que c’était plutôt à son interlocutrice à la prononcer, lui semblait devoir mettre à l’aise l’inconnue.

« Vous ne seriez pas un homme si vous agissiez autrement. »

Dans le ton sur lequel avaient été prononcés ces mots, il y avait cette nuance que l’on retrouve dans celui des gens qui, modifiant ce que l’on croit être un défaut, le transforment en qualité et vous disent, par exemple, si vous faites allusion à votre manque de courage : « Allez donc, ne vous plaignez pas, il n’y a que les imbéciles qui ont du courage. » Ce genre de phrase produisait sur Max une impression réconfortante. Doutant toujours de soi, il était heureux lorsqu’on lui affirmait ses qualités, fussent-elles même jusqu’alors à ses yeux des défauts. Et naturellement, ceux qui faisaient de ses faiblesses des avantages lui étaient sympathiques et il était enclin à les croire tout de suite.

Encadré par les maisons qui renfermaient tant de destinées diverses, par les magasins où l’on attendait patiemment les acheteurs, Max éprouvait, à côté de Madeleine, l’impression de n’être à ses yeux qu’un homme pareil à tous ceux qui les côtoyaient, les entouraient, et de ne se distinguer d’eux que parce qu’il s’était permis d’adresser la parole à cette femme. La foule rendait plus flagrant que le hasard seul les avait réunis, que, sans lui, ils eussent continué d’être l’un pour l’autre aussi étrangers que ces passants qui se croisaient sans même se regarder. Son bonheur futur, de reposer seulement sur une petite audace d’un instant, lui paraissait d’autant plus fragile que cette même audace était à la portée de tous. Et ce qui amoindrissait encore ce bonheur, c’était la rareté de ceux qui usaient de cette audace, comme si, par de tels moyens, on ne pouvait rien attendre de bon. Il se demanda si des pensées semblables traversaient l’esprit de sa compagne. Ressentait-elle également cette même impression de profonde solitude ? Car rarement il avait éprouvé une telle impression. Les liens qui les unissaient, eux qui eussent pu être des ennemis mortels en d’autres circonstances, n’existaient que par un consentement dont il n’avait pas honte, mais qui, chez Madeleine, semblait justement ce même acquiescement que les femmes, par pudeur, ne veulent jamais paraître donner. Cet acquiescement trop rapide, il le craignait, pouvait être, pour la jeune femme, un motif de lui garder rancune.

En passant devant un bar, Max dit :

« Voulez-vous que nous entrions prendre quelque chose ?

— C’est que j’aimerais mieux ne pas être vue ! » répondit-elle en s’arrêtant et en regardant autour d’elle comme si, à ce moment seulement, elle eût craint quelque chose ou plutôt parce qu’ayant avoué ce qu’elle redoutait, elle ne se gênait plus pour laisser son inquiétude percer.

« Voulez-vous que nous entrions dans ce bar ? » répéta Max en désignant la devanture voilée par des rideaux rouges et au-dessus de laquelle était peint « Le Forum ».

« Cela ne vous ennuie pas ?

— Au contraire !

— Eh bien ! soit ! »

Elle s’engouffra dans le bar et, durant une seconde, il sentit qu’elle le faisait en s’imaginant qu’elle y pénétrait seule, cela à la manière dont elle laissa la porte se refermer à moitié sur lui. Dans un tel endroit, elle eût dû, normalement, puisque c’était la première fois qu’elle y allait, se retourner vers Max, le regarder avant de s’y aventurer, alors qu’au contraire, elle avança droit devant elle, sans se soucier de personne, vraisemblablement par crainte d’être vue du dehors, car de même que l’on quitte toujours avec un sentiment étrange un lieu où on a fait tomber de la monnaie, parce qu’aussi bien que l’on ait inspecté le sol, il se peut qu’une pièce ait échappé à votre regard, de même aussi bien qu’elle eût regardé les passants, il se pouvait qu’une personne de connaissance lui eût échappé. D’autre part, en entrant dans ce bar illuminé, elle savait qu’elle serait le point de mire des gens qui s’y trouvaient, et cela sans défense possible. Pour ces deux raisons, elle avait voulu, tout de suite, prendre des distances.

Elle jeta un rapide coup d’œil sur les consommateurs et ne reconnaissant personne, se sentit sans doute tellement soulagée, qu’à cette allure hâtive, peureuse, qu’elle avait eue en entrant, succéda immédiatement un redressement, une cambrure, comme pour réparer par coquetterie le mauvais air qu’elle avait eu. Elle s’arrêta au milieu de la salle et, avec assurance, chercha une table, se montrant même dédaigneuse vis-à-vis du garçon qui lui désignait un coin faiblement éclairé.

« Je vous dis que je n’aime pas l’obscurité ! » fit-elle, comme le garçon insistait, bien que ce fût la meilleure table.

Elle se retourna vers Max.

« Où voulez-vous vous mettre ? »

Il désigna la première table. Elle eut une moue. Ils restèrent ainsi un long instant. Elle ne parvenait pas à se décider. Comme à la location d’un théâtre où toutes les rangées sont libres, où la salle, par son vide inhabituel vous sollicite de toutes parts, elle hésitait à choisir, parmi toutes ces tables, ce qui contrastait singulièrement avec sa parole de tout à l’heure : « Pour un moment seulement. » À la fin, la joie qu’elle avait eue en se sentant à l’abri s’étant dissipée, elle devint moins difficile, et s’assit à la table que le garçon lui avait désignée au début, en lui disant : « Vous aviez raison ! » avec ce sourire que l’on a quand, après avoir été absolument certain d’une chose on est obligé de convenir que l’on s’est trompé. Elle posa sur une chaise le petit paquet qu’elle avait acheté, retirant doucement son doigt de la ficelle pour que celle-ci restât dressée en l’air. Elle voulait montrer au jeune homme, par ce geste enfantin, semblable à celui d’un équilibriste, ou d’un enfant s’amusant à faire dresser le plus haut possible une baguette de mastic frais, que tout à l’heure, en ne parvenant pas à se décider, ç’avait été par un même caprice. Elle éprouvait à présent le besoin de laisser d’elle l’image d’une femme fantasque, afin que le souvenir de la démarche un peu voûtée, hâtive et inélégante qu’elle avait eue en se faufilant dans le bar et dont elle avait honte, à présent qu’elle y pensait, comme d’avoir été vue en sursautant ou en glissant, disparût de l’esprit de Max.

« Vous avez eu peur de rencontrer votre mari, sans doute ? lui demanda-t-il.

— Oh ! non, pensez-vous. Mais je connais beaucoup de monde. Vous savez ce que c’est… Cela ferait mauvais effet si on me voyait entrer avec un monsieur dans un bar. »

Elle se poudra dans une petite glace, se rougit les lèvres, ce qui changea son visage, puis se tournant vers son compagnon, dit dans un sourire : « Maintenant, Monsieur, je vous écoute ! »

Il sentit que de cet instant devait commencer leur liaison et que le reste était un mauvais souvenir qu’elle s’appliquerait à oublier le plus vite, à un tel point même qu’elle le nierait de bonne foi si, plus tard, on lui en faisait le reproche. Elle était belle et vêtue avec tant de goût ! D’avoir fait ce grand pas qui consiste à partager la même table, à avoir les apparences, aux yeux du monde, de se connaître depuis longtemps, d’avoir même un secret, puisque jamais, ni l’un ni l’autre, n’eussent dit à qui que ce fût comment ils s’étaient connus, fit que, durant un court instant, Max eut conscience de vivre comme dans un rêve. C’était un rêve, de se trouver, à la fin d’une journée pareille à toutes celles qu’il avait vécues, à côté d’une femme si belle. C’était comme quand on dit, à la suite d’un événement : « Je n’aurais jamais cru cela ce matin ! » Et, par moments, il arrivait qu’en parlant, il entendait distinctement sa voix, qu’il se voyait au milieu de ces petites lumières roses qui éclairaient toutes les tables et se reflétaient dans les glaces, à côté de ces quelques jeunes gens dont les vies lui étaient aussi inconnues que celle de sa voisine et qui, pourtant, lui semblaient, à côté d’elle, les plus lointains étrangers. Il avait l’impression de sortir de lui-même au point de se transporter dans les maisons où il imaginait que ces jeunes gens habitaient. Sans qu’il sût pourquoi, il les voyait obscures, couvertes de tapis, de meubles rares, de tentures lourdes. Quand il se retrouvait près de Madeleine, que de nouveau, après avoir pensé à la rue toute proche, il se représentait exactement ce qui était, il ressentait, au lieu de cette gêne que l’on éprouve chaque fois que, après une grande espérance, on retombe dans la réalité, un bonheur si profond, que la respiration lui manquait exactement comme lorsque l’on souffre. Mais, tout de suite, après cette oppression, à l’instant où la douleur est comprise, au lieu de cette douleur, une joie immense. Cela se répétait sans cesse, sans la parcimonie des sensations de bonheur que donnent les variations les plus subtiles de l’atmosphère ou les souvenirs, avec une profusion qui le laissait extasié. C’était comme l’enfant qui trouve la cachette des bonbons que sa mère lui donnait jusqu’alors un à un, comme la chance qui, tout à coup, vous favorise plusieurs fois de suite. C’était lui-même qui se répandait comme si une écluse fût ouverte. Il n’était plus de chair. Une sorte d’admiration de lui-même le transportait. Il trouvait ses mains belles, ses dents blanches, son visage d’une pâleur agréable, ses cheveux lisses et souples, l’homme obscur qu’il avait été se transformait. L’indifférence qu’il avait eue de sa personne physique disparaissait.

« Vous ne dites rien, Monsieur ! » fit Madeleine.

Elle ne savait sur quoi engager la conversation. Aussi, lui reprochait-elle de ne point parler. C’était si évident qu’il répondit par un sourire qui laissait entendre qu’ils étaient tous deux embarrassés. Ce fut alors qu’elle eut une attitude étrange et qui, si Max l’avait connue davantage, lui eût paru très simple. Elle continua de parler sans répondre à son sourire. Sur le moment, il n’y prit pas garde. Il serait peut-être utile, pour éclairer le caractère de Madeleine, de s’étendre sur ce point qui, à première vue, peut paraître sans grand intérêt, mais qui, malgré tout, est une des raisons qui a fait que cette idylle s’est terminée plus rapidement qu’elle n’eût dû.

Max venait de sourire lorsque, au lieu de sourire également, Madeleine garda un visage sévère, montrant ainsi visiblement qu’elle voulait ignorer ce sourire. Elle ne pouvait admettre que l’on sourît en réponse à une parole qu’elle avait prononcée avec sérieux. C’était le premier indice de sa susceptibilité. À ses yeux, il était impoli de sourire à un propos qu’elle tenait sérieusement. Pour qu’elle admît le rire, il fallait qu’il fût dans sa pensée, au moment où elle s’exprimait ; sinon, du seul fait qu’il paraissait sur un visage, elle en concluait que l’on prenait vis-à-vis d’elle une liberté qu’elle ne tolérait point. Elle avait alors un visage plus sévère encore et continuait comme si rien n’était. Cette tournure d’esprit avait fait tache d’huile.

Elle n’admettait point, également, que l’on parlât soudain sérieusement lorsqu’elle riait. Une sorte d’amour-propre faisait qu’elle voulait, dès qu’elle se trouvait en compagnie d’amis (car elle était toute différente quand on n’éprouvait pour elle aucun sentiment), mener, non pas la conversation, car elle ne s’y fût pas entendue, mais le ton sentimental. D’un sujet pitoyable, elle ne voulait pas que l’on passât à l’humour, par exemple, sans que ce fût elle qui donnât le signal. La maîtrise du sentiment, dans la conversation, était son ambition. Elle répéta :

« Alors, vous ne dites rien ?… »

Instinctivement, Max devina que son sourire l’avait blessée. Changeant aussitôt de visage, ainsi qu’un enfant sensible qui se moquerait d’un infirme et qu’une parole de ses parents éclairerait soudain sur la laideur de son acte, mais sans cette pureté ni cette conscience profonde, avec quelque chose de contracté et d’hypocrite (qui n’eût certainement pas échappé à un homme) qu’elle était loin de discerner tellement elle était contente qu’il se fût plié à son désir secret, il ajouta :

« J’ai tellement de choses à vous dire, que tout se heurte en moi et que je ne sais par laquelle commencer ! »

Il comprit que, par sa moue de scepticisme, elle se représentait très nettement l’état d’esprit qu’il venait de lui décrire, et la réponse qu’elle fit le lui confirma :

« Commencez donc par l’idée qui est la plus proche de la porte ! »

Il n’y en avait aucune. Elle eût réfléchi quelques instants qu’elle s’en fut rendu compte. Mais l’impression de vérité qu’elle avait ressentie à l’énoncé de cette parole avait été si nette, que l’idée de l’examiner davantage ne lui était pas venue et que, réellement, pour elle, les idées du jeune homme étaient séparées, formaient chacune un tout, à un tel point qu’elle s’était imaginée son cerveau comme une chambre.

« Je vous écoute, mais vous ne dites rien… On voit que vous aimez à vous faire prier !

— Vous vous trompez, Madame, je vous assure que c’est par joie que je ne sais que dire ! » répondit Max avec ce besoin de conciliation qui est un des traits de son caractère, en opposition d’ailleurs avec celui de Madeleine, qui aime, au contraire, à tout brouiller, moins par emportement que par calcul, car c’était dans la confusion, les moments de gêne, les froids, qu’elle se sentait plus à l’aise.

Ainsi qu’une actrice aime à manifester son talent dans les scènes les plus contraires pour montrer son universalité, elle se plaisait dans toutes les situations qui lui permettaient de passer tour à tour par la bouderie, la hauteur, l’intérêt, et donnaient à sa personne un relief qu’elle n’eût pas eu au cours d’une conversation paisible.

« Pourrai-je vous revoir ? demanda Max.

— Mais certainement. Ici si vous voulez. »

Cette réponse lui causa une désillusion. Il sentit nettement qu’elle tenait à se montrer familière des lieux publics. Ce n’était qu’un homme habitué au monde qu’elle pouvait aimer. Or il n’était pas cet homme. C’était tout à fait par hasard qu’il avait proposé de pénétrer dans ce bar. Il comprit qu’il était à présent condamné à paraître aimer les bars et à taire ses véritables goûts sous peine de la décevoir. Il répondit aussitôt : « Mais si vous voulez !… » en espérant que le « mais » aiguillerait son interlocutrice sur un autre lieu et que, d’elle-même, elle changerait.

Elle ne remarqua rien et continua :

« La même heure vous va-t-elle ? »

Il sentit que, comme quand il lui arrivait de pénétrer dans un lieu où il n’était pas habitué d’aller, elle avait vu l’heure en rentrant au « Forum ». Devant l’inconnu, c’est le propre de la nature humaine de s’entourer d’exactitude, comme pour se préserver, comme pour avoir les atouts de son côté et n’être point embarrassé par un détail qu’il est si facile de prévoir, au cas d’un événement inattendu. Max savait l’heure aussi. Pourtant, il feignit de l’ignorer.

« Il est six heures, je crois ? dit-il.

— Pardon, sept heures ! »

Puis, tout à coup, comme si elle eût deviné ce qu’il pouvait y avoir de peu gentil à savoir l’heure, elle ajouta :

« Je le sais, parce que c’est à cette heure-là que je devais téléphoner. »

Cette raison fit brusquement songer Max à ces dépositions de témoins qui sont d’autant plus certains d’avoir rencontré l’inculpé que, ce jour-là, ils n’étaient pas décidés à sortir, qu’un ami, dont c’était l’anniversaire, ou la première sortie après une maladie, ce qui serait facile à vérifier en consultant cette personne, était venu les chercher, qu’ils avaient même hésité à se promener et qu’enfin, à peine dehors, ils avaient passé devant une statue, encore recouverte de fleurs, que l’on avait inaugurée dans la matinée, jour qu’il était facile de retrouver en consultant n’importe quelle collection de journaux. Madeleine accumulait ainsi des précisions autour de ses moindres actes. Plus les détails étaient enchevêtrés, plus elle avait l’illusion de donner l’impression d’être franche. Et si, dans le nombre, il en était un de faux, elle s’en tirait toujours en créant autour d’elle un nuage de confusion dans lequel elle était tellement à l’aise qu’elle découvrait encore d’autres détails qui rendraient le premier plus invraisemblable, si bien qu’on abandonnait et qu’elle finissait par avoir raison.

« Un peu plus tôt, est-ce que cela serait impossible ? » demanda Max humblement, de peur de paraître tyrannique.

Malgré toute la douceur qu’il mit dans cette interrogation, ce qu’il avait tellement redouté arriva.

« Je vous ai dit six heures et demie. Je ne peux pas plus tôt. Mais nous nous connaissons à peine. »

Au commencement d’un amour, la galanterie a quelque chose d’étrange, tellement elle sera rudoyée plus tard. À sa manière d’y tenir, Max sentit qu’elle avait eu de nombreuses expériences. Les marques de respect du début étaient pour elle capitales. À sa place, il eût pourtant éprouvé une certaine gêne, ce sentiment singulier que l’on ressent quand on jouit d’un bien qui ne nous appartient pas, le sentiment de l’intérimaire d’une fonction importante. Il sait, ce dernier, que, si ces ordres sont trop secs, on pense que cela ne va pas durer. Mais Madeleine ne ressemblait à aucun intérimaire, car l’avenir, pour elle, n’existait pas. Sa connaissance de l’homme, dont le plus clair était « qu’après s’être donnée, une femme n’a plus aucune autorité, de reine devient esclave », lui dictait de vivre dans le présent et de tâcher de démêler ce que son partenaire deviendrait plus tard, s’il continuerait à être le même après qu’avant. Elle lui posait quelques questions. Des réponses, elle se formait une opinion qui, selon qu’elle était bonne ou mauvaise, l’autorisait à se donner ou non. Et ces questions étaient monosyllabiques, comme si leur brièveté en eût masqué la raison et lui eût permis une volte-face plus aisée.

Ce fut ainsi qu’à plusieurs reprises, elle demanda à Max s’il était bon, généreux, délicat, pénétré de lui-même. Mais ce qui éveilla l’attention du jeune homme, ce ne fut pas cette curiosité, qui est en somme légitime, mais la manière qu’elle employait pour la satisfaire. « Vous avez l’air très doux ? » disait-elle, par exemple, sur un ton interrogateur. Il répondait. La conversation roulait sur quelques banalités, puis, tout à coup, comme pour n’avoir pas l’air de trop s’intéresser à Max ni de lui poser de questions, elle ajoutait : « Et très aimant. » Pour s’expliquer, elle ajoutait : « Vous en avez l’air. » Les premières fois, il crut que ces inversions étaient simplement voulues par un besoin ridicule de passer pour une étrangère, bien qu’elle n’eût aucun accent et que pas un instant il n’eût été question d’un autre pays. Mais, par la suite, comme ces inversions ne se produisaient que lorsqu’il s’agissait de lui, il ne tarda pas à comprendre que la raison était tout autre. Elle craignait qu’il ne démêlât les véritables motifs de sa curiosité.

Soudain, elle se leva sans que rien n’eût laissé prévoir ce geste, et dit : « Il faut que je m’en aille ! »

Elle aimait à surprendre, à paraître agir sous le coup de commandements mystérieux auxquels il lui était impossible de se soustraire, comme si les ordres qui surgissaient du fond d’elle-même et pour la raison qu’elle ne les voyait pas surgir, avaient quelque chose de plus grand qu’elle. Le monde ne pouvait comprendre. Elle laissait sous-entendre qu’ils étaient d’une immense importance. À ces moments, elle avait l’air qu’aurait la femme de chambre d’un ministre ayant promis de rentrer avant cinq heures, et cachant à son amant, de peur de quelque chantage, chez qui elle est employée. En conséquence, elle se faisait un point d’honneur à ne jamais revenir sur une décision. On le devinait surtout aux moments où, trouvant par exemple qu’il était convenable de partir, elle hésitait, à cause qu’une fois le mot dit, malgré toutes les raisons qui pourraient surgir pour la faire rester, il faudrait vis-à-vis d’elle-même qu’elle partît.

Max ne le savait pas encore. Il se fit suppliant.

« Restez encore un peu. Il est à peine sept heures. Nous n’avons presque rien dit. »

Sans répondre tout de suite, elle ferma son manteau puis, se tournant vers Max : « Croyez-vous que je revienne sur une décision comme cela ? Vous ne me connaissez pas encore. Allons, appelez le garçon et sortons ! »

L’audace qui envahissait Madeleine, à la pensée qu’elle allait se retrouver seule et que, par un léger effort d’imagination, cette histoire cesserait d’exister, lui donnait une familiarité à l’égard du jeune homme et une sorte de ton admis entre amants qui le surprirent. À la façon dont elle avait dit : « Appelez le garçon et sortons ! » il lui apparut que le ton badin de leur conversation s’envolait et que, devant la réalité des choses, son esprit, égaré au cours de cet entretien, redevenait lui-même, que tout ce qu’ils avaient pu dire n’était qu’une comédie que, par expérience, Madeleine savait inutile de continuer à jouer trop longtemps, que maintenant, oubliant tout cela, la vraie raison de leur rencontre éclatait au grand jour sans qu’elle en éprouvât la moindre gêne, puisqu’elle lui parlait comme à un mari ou à un amant. Il appela le garçon. Ils sortirent. La joie de Max s’était envolée. Il eut la vision de la solitude dans laquelle il allait se trouver. Déjà, Madeleine ne tenait plus à lui. Il redoutait l’adieu. Il le sentait imminent comme, quand, enfant, il allait au cinéma et que le dernier film tirant sur sa fin, il se réjouissait à chaque complication qui l’allongeait, tellement il souffrait lorsque la vraie fin arrivait et que, avant la lumière déjà, des spectateurs se levaient.

« Je vous accompagnerai, voulez-vous ? Cela ne vous dérangera pas ?

— Cela m’amuse ! À cette heure-ci, je ne crains rien ! »

En marchant près d’elle, il sentit qu’elle était déjà préoccupée par d’autres choses. Ce qui venait d’arriver n’était qu’un accident. C’était à peine si elle répondait à ses questions. Lui demandait-il quelque chose, qu’elle répondait oui, et que, tout de suite après, elle posait une autre question beaucoup plus longue, à laquelle elle n’avait pas cessé de penser et qui n’avait aucun rapport avec ce qu’il lui avait demandé.

Dès que Madeleine l’eut quitté, emportée par un taxi, Max se répéta plusieurs fois, pour garder intact son amour que cette fuite blessait : « Je l’ai retardée… je l’ai retardée. C’est pour cela qu’elle a pris un taxi. Certainement… sans aucun doute, elle viendra demain. » Mais il ne pouvait se contraindre à croire cela, car il ne pouvait oublier qu’il ne l’avait, en réalité, pas retardée. Pourquoi rentrer si précipitamment, alors que, quelques secondes auparavant, elle avait dit qu’il lui serait agréable de faire une petite promenade en sa compagnie ? L’avait-il froissée sans s’en apercevoir ? « Elle a pris un taxi pour se séparer de moi plus nettement ! » pensa-t-il. Il la revit faisant signe tout en parlant, à des chauffeurs, jusqu’à ce que, finalement, l’un d’eux s’arrêtât.

« Au revoir, mon ami. Puisque je sais que cela vous fait plaisir, eh bien ! je viendrai chez vous demain, vers cinq heures. Vous êtes content ? Allons, ne faites plus cette tête, petit enfant sauvage. Au revoir ! »

Le taxi était parti. Immobile sur la chaussée, Max avait regardé cette petite vitre qui se trouve au dos de toutes les voitures, mais rien n’y bougeait. Soudain, il avait distingué une main dont les doigts s’agitaient pour qu’elle fût plus visible. À ce souvenir, Max rougit. Il venait de se rappeler que, derrière cette main, il avait aperçu un instant le visage de Madeleine, qu’il avait été gêné pour elle à la pensée qu’elle était recroquevillée dans une posture ridicule pour le voir, cependant qu’il souriait niaisement.

Quant à Madeleine, en rentrant chez elle, elle ne songea même pas à cacher à son mari, tant cela lui semblait naturel, qu’elle avait fait la connaissance d’un jeune homme qui, à des détails qui sont les mêmes pour toutes les femmes, mais qui ne trompent pourtant pas les hommes, lui avait paru très élégant, et dont les yeux étaient si bleus que, tout de suite, avant même qu’il eût parlé, elle s’était dit : « Il a des yeux ravissants. Ce sont justement ces yeux-là que j’aime ! »

Lorsque Max eut réparti dans les vases le bouquet que la femme de ménage avait acheté sur son ordre (non sans qu’elle eût préalablement tenté de satisfaire sa curiosité en posant à son maître de nombreuses questions d’une manière détournée, bien qu’elle sut qu’elle entrait au service d’un homme seul et qu’elle se fût attendue à tout au début sans risquer la moindre question), il promena sur l’ensemble le regard du maître, puis, mécontent parce que les fleurs formaient des masses compactes, il allégea si bien chaque vase qu’il lui resta un nouveau bouquet dans les mains, qu’il ne sut où placer et qu’il alla cacher dans la cuisine. Marie ne lui avait apporté que des sortes de branches, portant des boules roses qui, selon les dires de la marchande, duraient tout l’hiver. Ces plantes algériennes, dont c’était la première année d’importation en France, avaient quelque chose de ridicule de se trouver ainsi disposées dans toutes les pièces. Dès le vestibule elles surprenaient. On les retrouvait dans le salon, dans la salle à manger, dans la chambre à coucher. Un instant, il pensa à les jeter toutes. Il craignait qu’on n’eût nettement l’impression qu’elles avaient été disposées chez lui par exception. Il se sentait aussi embarrassé que le sont les femmes lorsqu’elles se parent de bijoux prêtés. En allant et venant il ne voyait qu’elles. Il avait beau se convaincre que c’était comme s’il eût acheté une panoplie qui, aux yeux des visiteurs, eut été incorporée au reste de l’appartement, ces fleurs l’obsédaient. Sur la table du salon, justement à l’ombre d’un vase, se trouvaient deux assiettes de petits fours dont les couleurs chaudes et la régulière ordonnance exhalaient cette paix qui plane sur les buffets avant que les invités arrivent. La table avait en effet cet air bizarre qu’ont les lieux destinés au tohu-bohu, à la foule, à la fumée, lorsqu’ils sont encore intacts. Et cet air, chaque fois que Max pénétrait dans le salon, lui causait la même gêne que les boules roses. Cette table où tout était pour deux, les tasses, les gâteaux, les cuillers, la passoire à thé même, semblait transportée tout entière de quelque autre endroit et posée là pour une cérémonie d’autant plus mystérieuse que tout ce qui se trouvait d’autre dans la pièce était habituel. Il était inquiet. À chaque instant, il regardait l’heure et s’approchait de la fenêtre. Le temps passait. Tout était prêt depuis longtemps pour recevoir Madeleine. Justement à cause de cela les fleurs et les gâteaux, vieillissant sans la présence de celle qui motivait leur raison d’être, semblaient déjà pareils à ces couverts intacts le lendemain du jour où les invités ne sont pas venus. On eût dit que déjà ils s’étaient transformés, et de gâteaux ou fleurs destinés à une réception ils n’étaient plus que ces mêmes objets que l’on ramasse après les fêtes, plus tristes encore de n’avoir pas servi.

Il prit une cigarette dans le coffret où il avait vidé une boîte entière et déposa l’allumette à peine brûlée dans un cendrier intact. De temps à autre, il surprenait une partie de son image dans une glace ou dans une vitre. Il lui apparaissait alors qu’il était en mobile ce que le reste était en immobile, qu’il errait dans un appartement sans poussière ainsi qu’un maître d’hôtel dans la salle d’un restaurant avant l’heure du dîner, que l’on pouvait lire sur lui toutes les préoccupations qu’il avait eues avant d’être prêt, qu’il sauterait aux yeux de Madeleine qu’il avait traversé plus souvent ces pièces vêtu négligemment que comme il l’était à présent, que sur ces mêmes fauteuils où elle s’assoirait, des vêtements avaient traîné, que parfois même il avait mangé des sandwichs ici. Il prévoyait que toute une vie intime allait les entourer, les séparer. Les fleurs et les gâteaux pouvaient venir de l’extérieur, il n’en demeurait pas moins que c’était ici que Max vivait, dormait, prenait ses bains et ses repas. À présent, il regrettait d’avoir invité cette jeune femme dans ce même lieu où il avait vécu sans elle, tellement il devinait qu’il aurait honte de ses habitudes et de tout ce qui était à lui. Cette honte des objets qui vous appartiennent était chez lui intense. Il y a dans l’esprit de possession un détail qui lui était intolérable, c’est que le possesseur semble toujours dire que ce qui lui appartient est par cela même différent. Il trouvait qu’il n’y avait rien de plus grotesque que de montrer avec amour un objet à des gens qui l’avaient vu ailleurs plus beau. On semble être l’esclave de cet objet. C’est le même sentiment que lorsqu’on sort avec une femme que l’on n’aime pas et dont la présence vous interdit de vous tourner vers d’autres. On souffre d’être limité ainsi par des êtres dont le hasard a fait des amis et, comme si ce n’était pas suffisant, on se limite encore par des objets. On les admire parce qu’ils vous appartiennent. Max se souvenait à ce sujet de l’histoire d’une vieille dame que connaissaient ses parents et qui avait acheté un vaisselier. Elle aurait voulu en choisir un parmi les plus chers, mais comme elle n’avait pas de fortune, elle acheta le moins coûteux, avec souffrance et ne détachant qu’avec peine ses yeux des autres. « Comment le trouvez-vous ? » demandait-elle à ses visiteurs, et tout le monde admirait ce vaisselier parce que ne connaissant pas les plus beaux. Elle était si encline à les croire qu’elle ne tarda pas à oublier ceux qu’elle aurait tant voulu acheter et, petit à petit, devint de plus en plus exigeante pour les compliments que l’on devait lui faire. Maintenant que Madeleine allait venir chez lui, il sentait que, sans s’en rendre compte, il avait fini par ressembler à cette vieille dame. Madeleine allait trouver son intérieur pauvre, sans goût, et il souffrirait à la pensée que l’amour tout nouveau qu’il avait pour elle faisait de lui un autre homme et allait le rendre hautain à l’égard de ses biens que, peu à peu, il s’était mis à aimer. Il devinait dans quel vide il allait tomber lorsqu’elle partirait et le laisserait seul dans cet appartement. Le vide qu’il éprouverait ne serait pas seulement provoqué par son départ, mais aussi par le mépris de ses biens. Elle allait donc pénétrer chez lui non pas à la manière d’un invité qui ne verrait que la pièce où on aurait décidé de le recevoir, mais ainsi qu’une femme qui allait devenir une maîtresse. Elle userait de ses objets de toilette. Elle se coucherait dans son lit et, malgré la joie qu’une telle perspective faisait naître en lui, germait comme un sentiment de gêné à la pensée qu’elle ne saurait où trouver ce dont elle aurait besoin, qu’elle se tromperait de porte, qu’elle ne connaîtrait pas l’usage exact de chacun des meubles, qu’elle se reposerait justement dans le fauteuil qu’il avait trouvé le plus commode pour lire.

L’heure approchait. Il était de plus en plus nerveux. L’imminence de son arrivée empêchait Max d’entreprendre quoi que ce fût et, à cause de cela, il voyait surgir partout une foule de choses qui eussent nécessité plus d’une demi-heure d’attention. Marie, qui d’ordinaire s’employait dans l’après-midi, était immobile dans la cuisine. Tout agaçait Max, elle en particulier. Bien qu’il ne lui eût fait aucune recommandation, elle avait cru lui être agréable en prenant l’attitude d’une personne à qui on a fait la leçon. Et de peur qu’il ne l’eût pas remarqué, elle se gardait de sortir de l’office sans qu’il lui eut enjoint de le faire, allant même, pour bien le lui montrer, jusqu’à entr’ouvrir sa porte et l’appeler pour lui demander un renseignement sans plus avancer la tête que si le reste de l’appartement eût été un champ de bataille, le tout avec une pointe de familiarité qui visait non pas à le rappeler à la réalité, mais à lui montrer que les liens qui les unissaient habituellement étaient fort heureusement autres que ceux de ce jour, et cela, parce qu’il avait eu la bêtise de lui dire qu’elle devait partir lorsqu’elle aurait servi le thé, mais sans le prévenir. C’était en effet ce dernier ordre qui avait tout déclenché ; elle avait tout de suite tenu à paraître très bien comprendre, et justement la compréhension d’une telle chose avait jeté en son esprit un tel bouleversement qu’elle se croyait obligée de changer entièrement. Ce manège exaspérait le jeune homme. Ce jour qu’il avait tant désiré, pour lequel il avait imaginé un ordre parfait, s’annonçait très mal. Les fleurs, les gâteaux qui, à son idée, devaient être la toile de fond, prenaient une importance inattendue et le glaçaient. Tout ce qui, dans son imagination, n’avait pas existé, se dressait à présent devant lui. L’intérieur des placards, les rideaux, les choses auxquelles il était habitué et aux défauts desquelles il n’avait jamais prêté attention, se présentaient sans répit à ses yeux. Son lit lui-même, dont une des couvertures était pliée en deux afin de lui tenir plus chaud, lui parut ridicule à cause de ce détail.

Soudain, il entendit une automobile s’arrêter dans la rue. Il s’approcha de la fenêtre et aperçut Madeleine, penchée vers le chauffeur, en face de chez lui devant la maison neuve. Elle était en train d’acquitter le montant de la course et de la voir ainsi occupée à un détail sans intérêt, de la retrouver devant ses yeux, de constater qu’elle ne prenait pas la peine de regarder la maison où elle allait entrer, de l’avoir tirée de Paris pour échouer dans cette rue jaunie par le brouillard, tout cela fit qu’il ressentit un coup au cœur. Il respira profondément, à la fois pour se remettre et par émotion. Elle était vêtue d’un large manteau d’astrakan noir, dont elle s’enveloppa avant de traverser la chaussée. En la voyant, malgré sa joie, il éprouva une gêne profonde. Il avait l’impression que seule ainsi, il était évident qu’elle venait chez lui. C’était la même impression qu’il avait eue le soir où il l’avait connue et où il lui apparut gênant pour elle d’avoir consenti à lui parler. Maintenant, il devinait que sous sa précipitation, sa façon de s’adresser au chauffeur, elle ressentait justement cette gêne et qu’elle ne souhaitait qu’une chose : être depuis une heure chez lui pour tout oublier. Il lui apparut encore qu’elle avait une force en elle qui la faisait surmonter ces instants d’humiliation, force qui la lui rendait plus chère, mais en même temps, il redoutait qu’au dernier moment, elle ne se décidât à faire demi-tour. Elle traversa la rue et il la perdit de vue. Alors il vécut de longues minutes indescriptibles. Il avait beau tendre l’oreille, il ne l’entendait pas monter. Le temps passait et personne ne sonnait à sa porte. Il était comme fou. À chaque instant, il retournait à la fenêtre. Le taxi était parti, la rue était silencieuse, et elle n’arrivait toujours pas. Il ne s’expliquait pas qu’elle mît si longtemps à monter l’escalier. Il écouta avec angoisse, mais n’entendit rien. Il n’osait ouvrir la fenêtre, ni aller à sa rencontre, de peur de paraître l’avoir vue descendre de taxi. Que pouvait-elle faire ? Où était-elle ? Mille suppositions ridicules traversèrent son esprit. Ce ne fut peut-être que dix minutes plus tard que la sonnette retentit enfin. Une sueur froide l’inonda tout entier. Cet intervalle de temps se dressait en lui avec une énorme importance. Il lui semblait qu’elle allait lui apparaître vêtue autrement, changée, très calme ou bouleversée. La porte s’ouvrit. Il aperçut d’abord le tablier blanc de Marie. Elle marchait penchée en avant comme jamais elle ne l’avait fait.

Madeleine, dans ce même manteau d’astrakan, était là, souriante. Elle était absolument semblable à la femme qui était descendue du taxi. Pourtant, il devinait, sous ce calme, que dans l’intervalle il s’était passé quelque chose qu’il n’arrivait pas à démêler. Il en est toujours ainsi quand l’être que l’on aime disparaît sans raison apparente. Il semble alors que l’absence n’est qu’un prétexte. En quittant le chauffeur, c’était lui qu’elle avait quitté pour quelques secondes. Comme s’il l’avait accompagnée dans la voiture et que par un miracle auquel on pense fréquemment, il s’était transporté aussitôt chez lui pour l’attendre cependant qu’elle venait à lui par un chemin normal, il lui apparaissait qu’elle avait profité de ce répit pour faire mille choses qu’elle avait à cacher. Dans cette rue déserte, dans cette maison qu’elle ne connaissait pas, rien pourtant ne pouvait se passer. Malgré cela, il souffrait le martyre.

« Je ne sais pourquoi je pensais vous avoir entendu dire que vous habitiez un rez-de-chaussée. J’ai sonné pendant une heure. Personne ne répondait. À la fin, j’ai demandé à la concierge. Comme elle est aimable, votre concierge ! “Vous monterez au troisième. Si vous avez rendez-vous, Monsieur est certainement là. Vous n’aurez qu’à sonner”. »

Et ces mots, tellement avait été grand son trouble, firent qu’il ressentit un immense soulagement. Mais en même temps que la joie l’inondait, une parole parmi celles qu’elle venait de prononcer resta fixée dans son esprit. C’était : « Je pensais vous avoir entendu dire que vous habitiez un rez-de-chaussée. » Petit à petit, la raison de cette erreur se faisait chemin en lui et glaçait sa joie. Il n’est pas de douleur plus grande que celle qui naît au moment où l’on va être heureux. C’est ce genre de souffrances qui rendit sa jeunesse si pénible. Enfant, il ne savait pas encore se défendre contre ce mal terrible. En vieillissant, il apprit peu à peu à l’éviter. Il n’acceptait les joies qu’avec prudence. Il ne se laissait envahir par aucun bonheur avant d’être certain que rien ne pourrait l’en priver. Or, ce jour-là, Max était redevenu un enfant. Il avait presque sauté de joie sans rien attendre de plus et, tout à coup, il s’enlisait de nouveau comme un enfant justement à qui l’on prêterait un jouet sans penser à le prévenir qu’on allait le lui reprendre dans un instant. Il affectait pourtant une attitude dégagée, tellement dégagée même qu’aujourd’hui, en pensant à cette scène, il a nettement l’impression d’avoir été ridicule. Il allait, venait, et à un moment donné, obéissant à on ne sait quel désir de vouloir paraître à l’aise, il se mit à esquisser un pas de danse, et cela bien qu’il ne sût pas danser, les mains dans les poches du veston, de manière à le tendre pour montrer la cambrure de sa taille qu’il n’avait d’ailleurs pas très belle. Fort heureusement, il s’arrêta avant que Madeleine, qui se poudrait, l’eût vu. Il ne cessait pourtant de penser au rez-de-chaussée auquel elle avait fait allusion. Finalement, il ne put s’empêcher de lui demander :

« Vous connaissez des gens qui habitent un rez-de-chaussée ? » Et il ajouta aussitôt, pour masquer la jalousie qu’elle eût pu discerner sous cette question : « Moi, cela ne me plairait pas. C’est tellement sombre. Et cela doit être humide, malgré tout. »

Elle parut ne rien remarquer, sans doute parce que la crainte de paraître la suspecter avait donné à Max l’air très détaché, et répondit avec indifférence : « Mon frère habite un rez-de-chaussée. »

À la manière dont elle prononça ces mots, il sentit qu’à l’encontre de ce qu’il avait supposé, elle avait parfaitement compris le sens de sa question. Par une sorte de cruauté, elle ne s’était même pas donné la peine de prendre un ton naturel. En disant : « Mon frère », c’était comme un mensonge, comme si, par exemple, il eût demandé à une camarade qui n’avait aucune raison de lui cacher ses amours, qui était le monsieur avec qui il l’avait rencontrée et qui eût dit en souriant d’un air entendu : « Mon frère ! » C’était sur le même ton, sans aller jusqu’à sourire pourtant, qu’elle avait répondu : « Mon frère habite un rez-de-chaussée », d’une manière un peu sérieuse, tellement elle était cruelle au fond, de façon à ne même pas lui laisser croire qu’elle le taquinait et en même temps en l’empêchant de revenir là-dessus et en lui imposant de continuer leurs relations avec le point noir, le sous-entendu dans ses yeux : « C’est à prendre ou à laisser ! » Rien n’est plus désagréable chez une femme que l’habitude de se servir de cette menace. Lorsqu’elle a une prédisposition pour cette expression, on vit continuellement dans des transes. On n’ose rien dire, rien proposer, sans redouter ces mots effrayants. Max comprit tout à coup que Madeleine était ainsi. Il n’insista pas, se réfugiant, pour trouver assez de bonne humeur pour la bien recevoir, dans l’idée qu’après tout, il s’était peut-être trompé. Mais combien fragiles sont ces refuges ! Aussi imperceptibles que soient les soupçons, ils demeurent malgré les raisonnements les plus savants. Le temps seul les efface. Après une heure de conversation, ils apparaissent tout à coup ridicules, impossibles, puis, brusquement, ils redeviennent obsédants. Ils vivent dans un tel état de fragilité que les moindres réflexions les chassent, les dispersent comme pour toujours. Mais, peu après, ils reparaissent, aussi minuscules, mais aussi lancinants.

Après quelques paroles, Max oublia tout et regarda Madeleine comme pour la première fois. Elle avait ôté son manteau. Elle était vêtue d’une robe claire et légère. Elle paraissait très à l’aise. De temps en temps, elle quittait sa place pour regarder de près une gravure ou un tableau, ce qui n’allait pas sans causer au jeune homme une certaine anxiété. Il s’efforçait alors d’être près d’elle, comme si tous deux étaient dans un lieu inconnu. Il était embarrassé de se trouver chez lui cependant qu’elle n’était pas chez elle. Mais elle ne s’en souciait pas. Cependant qu’elle ne semblait entendre aucun des bruits de la maison, il les percevait tous.

« Je ne resterai pas longtemps, je suis venue parce que je vous l’avais promis. J’ai failli ne pas venir. Il s’en est fallu d’un rien que je fasse demi-tour. Peut-on s’asseoir sur ce divan ? »

Elle s’assit, regarda autour d’elle.

« C’est gentil chez vous. J’adore ce papier à fleurs. On dirait de la toile de Jouy. Cela se fait beaucoup en ce moment. J’ai une amie qui a fait tapisser tout son appartement de toile de Jouy. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme c’est joli. Toutes ces fleurs, toutes ces couleurs fraîches, ça rend un appartement méconnaissable. Êtes-vous étudiant ? Vous connaissez peut-être son père. Il est professeur. Ah ! mais je ne veux pas vous dire son nom. Non, non, n’insistez pas. Plus tard, si nous nous revoyons… Pour le moment, je ne vous connais pas assez. »

Elle s’interrompit, croisa les mains sur ses genoux, regarda comme dans une église, le haut des murs, le plafond.

« Vous avez bien une petite amie, n’est-ce pas ? Vous n’allez pas me faire croire que vous vivez dans les nuages. Qu’est-ce que vous faites le soir ? Vous sortez ? Par exemple, si je voulais vous trouver, où faudrait-il que j’aille ?

— Je ne sors presque pas, répondit Max.

— Vraiment, continua-t-elle, votre home est charmant. On dirait un nid d’amoureux. »

Une telle admiration ne pouvait aller sans une restriction qui la rendît plausible.

« Mais pourquoi gâchez-vous l’intimité de cette pièce par ce secrétaire d’homme d’affaires ? »

Rien n’allait au cœur de Max, ne l’oppressait autant que les compliments dont il ne se sentait pas digne. Il lui semblait alors que c’était à l’homme qu’il rêvait d’être que l’on s’adressait. C’était peut-être de l’orgueil de souffrir autant à la pensée de décevoir plus tard. Et ces compliments pleuvant sur le salon qui, tellement il le connaissait, lui semblait vieillot, insuffisamment meublé, sur cette pièce pour laquelle il n’avait encore fait aucun effort, alors que Madeleine n’avait pas parlé des autres pour lesquelles il eût attendu plus stoïquement quelques compliments, lui étaient d’autant plus pénibles qu’il croyait deviner que lorsque Madeleine serait revenue plusieurs fois chez lui, elle se rendrait compte de son erreur, mais que se souvenant de ses éloges, elle garderait secrète en elle la nouvelle impression, ce qui serait déjà un des premiers fossés les séparant. Par un besoin irraisonné de balancer cette opinion, de faire que tous deux soient plus tard à égalité, pour que l’amour ne souffrît pas, il lui fit à son tour des compliments.

Comme il lui offrait des gâteaux, elle eut une petite moue pour chercher celui qui lui plaisait le plus, les désignant tour à tour de l’index qu’elle pointait droit dessus, lui posant des questions ainsi qu’on le fait dans une pâtisserie, il s’amusait de répondre avec une science feinte qui fut drôle les premières fois, mais qui, par la suite, à cause de son peu de connaissances des termes techniques et de l’abus qu’il fit des mots : « Crème fouettée », perdit de son esprit. C’était d’ailleurs une de ses manies que de vouloir réciter sur le ton d’une personne du métier, en les circonstances les plus diverses, des termes techniques, pour faire rire. Il passait alors souvent pour un imbécile parce que tout ce qu’il sentait et voulait dire d’un trait, il ne le trouvait pas. Il était obligé de se répéter, alors qu’en réalité, il voyait une cascade de mots qu’il ne connaissait pas, si bien qu’il faisait sourire par sa bêtise, quoique poussé par un humour qui eût été très drôle s’il était parvenu à le manifester. S’il n’en avait été ainsi que pour les plaisanteries, ce manque de précision n’eût pas été grave. Mais il en était ainsi pour tout. Ses paroles étaient toujours en-deçà de sa pensée. Et quand il lui était advenu de s’épancher auprès d’un ami, il voyait en son esprit les causes les plus profondes de sa solitude ou de sa détresse, il voyait le besoin immense d’affection qui débordait de son cœur, il voyait l’immense pitié qu’il avait pour ses semblables, pitié non pas de leur situation, mais de leur faible condition humaine cependant que ses paroles balbutiaient les mêmes mots pour des sens divers et qu’il sentait tout à coup qu’il s’éloignait d’eux à mesure qu’il parlait.

Finalement, Madeleine prit un petit four, dans lequel, répéta-t-elle pour le taquiner : « Il se trouve certainement de la crème fouettée. » La nuit tombait. Le salon, avec la présence de cette femme, prenait une douceur extraordinaire. Les verres, tout ce qui s’y trouvait d’accidentel, lui prêtaient une atmosphère étrange, comme si, par exemple, on n’y était pas revenu depuis des années. Soudain, Max entendit ce léger bruit que fait une porte doucement tirée de l’extérieur. Il le connaissait, ce bruit, depuis toujours. Le même déclic avait retenti dans son enfance, quand, croyant qu’il dormait, ses parents sortaient après le dîner. Ce bruit, on le reconnaît entre mille, bien qu’il soit isolé dans le silence, aussi bien que le craquement d’un meuble, ou cette espèce de tremblement qui agite parfois, durant quelques secondes, le chauffe-bain. Il sentit que Madeleine le connaissait aussi, qu’elle savait à présent que quelqu’un venait de sortir et qu’il eût menti à ses yeux s’il avait fait semblant de ne pas en connaître la cause. Il regarda Madeleine. Elle avait justement le visage de quelqu’un qui a entendu un bruit, mais pour une raison mystérieuse, elle faisait semblant de ne pas s’en expliquer la provenance. Il dit : « C’est Marie qui vient de sortir, je crois. Elle va faire des courses. »

Il était profondément gêné. Une impression de complot sembla peser sur eux. Madeleine le sentit et au lieu de le mettre à l’aise, affecta de le craindre.

« Vous êtes sûr que c’est elle ? Allez donc voir ! »

Cette dernière injonction le transporta de bonheur. Que cette femme qui était chez lui le priât de la quitter pour un instant lui parut l’indice d’une intimité plus grande. Il sortit. Dans le vestibule, il lui apparut que Madeleine, par une sorte d’intuition féminine, avait senti que la bonne était partie sur son instance, et avait alors simulé le complot pour se rapprocher de lui justement sur le point qu’il avait préparé. Complètement remis et encouragé, il revint près d’elle.

« Qu’est-ce que c’était ?

— C’est bien ce que je pensais. Marie n’est plus là. »

Il s’assit près d’elle. De temps en temps, des voitures passaient dans la rue. Un brouillard opaque qui flottait devant les fenêtres en amortissait les bruits, qui semblaient monter du fond d’un ravin. Une douce obscurité gagnait la pièce. Tout à coup, Madeleine remarqua :

« Il n’y a pas de courant électrique chez vous ? »

Cette observation lui fit l’effet d’une douche. Il ne connaissait pas encore très bien Madeleine. Ce fut seulement par la suite qu’il comprit le goût qu’elle avait de ce genre d’observation. Comme elle était fâchée contre un monsieur, celui-ci l’ayant saluée en ôtant à peine son chapeau, elle lui avait dit : « Monsieur Tabarau, est-ce que vous avez le chapeau vissé sur la tête ? » C’était une façon à elle de s’exprimer que de grossir un détail par une invraisemblance impossible dans la réalité, mais vraie au figuré.

« Je vais allumer ! » fit Max aussitôt.

Et il tourna le commutateur. Elle cligna des yeux et, comme si cela eût été grave, elle dit, sur un ton de reproche :

« Vous voyez ce que vous faites ?

— Voulez-vous que j’éteigne ? dit-il, car c’est le propre des natures timides que de prendre tout au sérieux, au point que l’on remarque : « Vous êtes dans la lune », afin d’éviter les réponses difficiles qu’il faudrait faire si on avait compris.

— Pourquoi pas ?

— Tout de suite. »

Il ne comprit pas l’ironie de Madeleine et il répéta :

« Vous le voulez vraiment ?

— Il ne manquerait plus que cela ! »

À la lumière, tout le charme de ce tête à tête s’était envolé. Bien qu’ils n’eussent rien fait de mal, ils avaient l’air d’être surpris tellement ils apparaissaient dans tous leurs détails. Soudain, elle se leva et, pour marquer l’incompréhension dans laquelle le jetait son geste, Max resta assis.

« Alors, monsieur Max, on est paralysé ! » fit-elle sur ce même ton qu’elle avait eu pour dire : « C’est la panne d’électricité, aujourd’hui ? »

Il se leva à son tour. Bien qu’ils fussent tous deux debout, il y avait cette différence énorme entre eux que l’un restait et l’autre allait partir. Madeleine envisageait déjà un retour au milieu de la foule, cependant que Max se représentait cet appartement nouveau que serait le sien lorsqu’elle l’aurait quitté.

« Il me semble, pourtant, que je vous ai vu quelque part ! » dit Madeleine, à l’improviste.

Il y avait au fond de sa mémoire, une foule de jeunes gens entrevus un instant. Selon les circonstances qui avaient amené leur fixation, ils demeuraient plus ou moins longtemps en elle, jusqu’à ce que de nouveaux recouvrissent les plus anciens. Pourtant, parmi ces derniers, émergeait parfois un visage frappant, un visage qui avait eu un jour entier de l’importance, qui avait même amené la jeune femme à repasser au même endroit le lendemain. Alors, elle ressentait une émotion et rarement le revenant était semblable à la première image. Toujours, il devenait quelconque. Et forte de cette sensation nouvelle, Madeleine se vengeait de l’attention consentie dans le passé, par une indifférence hautaine. « Il me semble même, continua-t-elle, que vous n’étiez pas seul. »

Bien qu’elle ne fût point certaine que Max était le jeune homme entrevu au côté d’une femme, elle fit comme si cela avait été, réservant, argument qui lui rendrait sa liberté, de le lui dire. Cette possibilité d’être à même d’en finir quand elle le désirait, la rendait audacieuse et lui donnait des manières si libres que, plusieurs fois déjà, en s’apercevant qu’elle s’était trompée, elle était demeurée honteuse de s’être trop engagée. Pour rebrousser chemin, elle changeait alors subitement, sans se soucier de l’étrangeté de ce changement, ni même tenter de l’expliquer. « Je suis ainsi faite, c’est à prendre ou à laisser ! » disait-elle, quand l’homme, penaud, l’interrogeait. Et elle était si peu habituée à supporter la moindre investigation qu’à peine lui demandait-on quelque chose, comme répondant à toutes les questions déjà posées par tous les hommes, elle s’écriait avec un emportement que l’on avait senti prêt à jaillir à chaque instant : « Vous commencez déjà à me poser des questions ? »

Comme elle s’apprêtait à partir, Max lui demanda si c’était bien vrai qu’elle reviendrait, car, souvent déçu en amour, il lui était arrivé d’attendre des heures en vain. Bien que l’expression « poser un lapin » lui parût vulgaire – il en était ainsi chez Max que certaines expressions plus choquantes ne le froissaient pas autant que certaines autres que l’on retrouvait sur les lèvres des gens les plus polis – il dit à Madeleine :

« J’espère que vous ne me poserez pas un lapin ? »

En vieillissant, il s’était pour ainsi dire fait violence de ressembler à tout le monde et de chasser ce qu’il considérait comme les restants d’une adolescence trop sensible.

« Alors, vous viendrez sûrement ?

— Puisque je vous l’ai promis ! Vous ne me connaissez pas encore. Si je vous le dis, je viendrai, à moins d’une catastrophe !

— Oh ! excusez-moi. C’est l’inquiétude qui me fait parler ainsi. Je sais que vous viendrez… Je le sais. C’est tout ce que je demande. »

Tant de fois, il avait attendu en vain des femmes, qu’il ne pouvait croire que Madeleine reviendrait. Il lui semblait que, dans l’après-midi, il lui avait peut-être déplu, qu’elle l’étudiait comme elle le lui avait dit le premier jour : « Je vous étudierai d’abord ! » Ce qui confirmait des aventures malheureuses, desquelles elle ne parlait pas. Il avait l’impression que le résultat de l’examen existait déjà, qu’il était en elle, qu’elle le gardait secret. Peut-être jugeait-elle qu’il avait été trop discret, enfin qu’il n’avait pas été assez entreprenant, ce qui lui causait toujours un sentiment étrange, car une telle croyance venait tellement d’autrui, car cela n’avait jamais vraiment été senti par lui, cela venait particulièrement de certains hommes fats ou bêtes, et c’était pourtant admis qu’une femme pouvait reprocher une telle chose.

« Vous me quittez déjà ? Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Merci ! C’est gentil à vous, mais je rentre tout de suite. Il doit être si tard ! »

Quand Madeleine voulait plaire, quand elle se trouvait à un de ces moments de la vie où l’être est à son apogée physique, elle se servait un peu exagérément de cette tournure : « C’est gentil à vous ! » ou « à vous tous », si elle s’adressait à plusieurs Messieurs, enfin de toutes les tournures analogues. Il lui semblait qu’une jolie femme comme elle ne pouvait s’entourer que d’expressions aériennes, ou du moins paraissant telles.

Madeleine avait également une prédilection pour l’expression suivante : « Le moment psychologique. » C’était un moment psychologique que celui où elle demandait de l’argent à son mari. Mais le vrai moment psychologique, celui qui, à ses yeux, avait une véritable signification, celui semblable pour tout le monde, alors que ses emplois étaient selon elle des variations qui étaient justement drôles à cause de la véritable signification sous-entendue, était l’instant le plus intense de l’amour. Et quand elle racontait une histoire, c’était toujours au moment psychologique que les gens étaient surpris, que l’on frappait à la porte, qu’il arrivait quelque chose. Cela l’amusait qu’il en fût ainsi. Et elle disait alors que les hommes « rengainaient leurs compliments ». Mais c’était, quand elle disait aussitôt qu’on entravait ses gestes : « Nous sommes en République ! », que certains sentaient ce frisson que donne la bêtise. Comme chez toutes les femmes, certains mots avaient en sa bouche quelque chose d’indéfinissable qui choquait. C’était comme quand elle disait : « Il faudrait être gouverné par un roi ! » La phrase passait, et même le mot roi. Mais « gouverné », lui, ne passait pas. On eût dit qu’elle avait la spécialité d’employer de telles expressions. À chaque instant, à la manière dont elle prononçait certains mots, on sentait quelque chose qui n’allait pas ; et cela même quand elle parlait d’autre chose… Il n’y avait pourtant, quand elle usait de ces mots, aucune affectation dans la voix. C’était le plus naturellement du monde qu’elle parlait. Mais cette « république » était si loin d’elle, si pleine d’un sens différent, que sortie de sa bouche, il semblait qu’elle parlait sans savoir. Une fois prononcée, on devinait qu’elle disparaissait aussi complètement que quelque terme scientifique et qu’elle ne reparaissait que pour les besoins d’une cause. Cette volonté de l’utiliser la recouvrait de prétention, surtout la dernière syllabe, ique, qu’elle prononçait d’une manière pointue comme elle disait « ui » pour « oui », on sentait qu’elle lui donnait une importance, à laquelle elle songeait. D’ailleurs ce ique, comme dans « moment psychologique », ou dans « ironique », était à ses yeux l’indice vague de termes importants.

« Il doit être si tard ! » Sa langue avait glissé sur ces derniers mots. Une femme comme elle ne pouvait savoir l’heure. Il était peut-être minuit, aurait-on cru à la voir. Et le lui eût-on dit que, subitement ramenée à la réalité, elle fût redevenue assez normale pour dire que c’était impossible, qu’il était au plus sept heures moins le quart.

« Il est sept heures ! » fit Max.

Madeleine ne sut si elle devait répondre « Seulement ! » ou « Déjà ! » Ce fut pour « Déjà ! » qu’elle opta.

« Déjà !… comme le temps passe vite. Mon Dieu ! et dire qu’on m’attend !

— Alors, vous viendrez vraiment !

— Je ne vous réponds plus ! » fit Madeleine sèchement.

Max eut un serrement de cœur. Souvent cela lui était arrivé d’indisposer des amis par cette manie qu’il avait d’insister sur les plus petits détails et de revenir continuellement à la charge, au point qu’on lui avait souvent dit : « Encore… encore… Ce n’est donc pas fini ? » Mais cette fois, la parole de Madeleine avait été tellement inattendue que toutes les circonstances semblables se présentèrent d’un bloc à son esprit. Il se vit gâchant tout malgré lui, lourd, gauche. Maintenant Max et Madeleine se trouvaient dans l’antichambre. On apercevait, à travers la porte vitrée de la cuisine, les flammes bleues du réchaud à gaz, en veilleuse, que la femme de ménage avait sans doute laissé sous quelque soupe, en recommandant à Max d’éteindre.

« Vous me quittez déjà ? Vous ne voulez pas rester partager mon dîner ?

— Soyez donc raisonnable, Max, il faut que je m’en aille. On m’attend. Je ne vous l’avais pas dit, mais je suis mariée. »

Il y avait longtemps que Madeleine projetait d’apprendre cette nouvelle au jeune homme. Quand il lui arrivait de commencer une aventure amoureuse, elle savait par expérience que c’était une chose à dire tout de suite. À mesure que le temps passait, cela devenait plus difficile. Mais, à l’égard de Max, soit qu’il ne lui eut posé aucune question et n’y eût fait la moindre allusion tellement cela lui semblait loin, soit qu’avec un tel timide elle eût eu conscience qu’elle avait le temps, que cela ne pressait pas et qu’il demandait des ménagements, qu’il en eût fait un drame peut-être, il valait mieux, avant de lui dire, attendre d’avoir quelque empire sur lui. Finalement, à force de reculer ce moment, il lui était venu à l’idée de ne jamais le dire, de dominer suffisamment cet homme pour n’avoir aucune explication à lui fournir. Mais malgré tout, justement par l’importance qu’elle voulait donner à cette liaison, elle comprit qu’il était préférable de le mettre au courant de sa situation, mais de manière à pouvoir se reprendre, c’est-à-dire dans un moment de confusion. Et ce moment lui était apparu précisément celui de son départ. Elle avait compris qu’à la perspective de se retrouver seul dans un instant jusqu’au lendemain, il souffrirait. Aussi, s’il la quittait parce qu’elle était mariée, la solitude qui l’attendait lui semblerait plus naturelle. D’autre part, au moment de partir, cette nouvelle avait, dite sur un ton négligé, moins d’importance. Elle voulait ainsi, en paraissant trouver cela normal, lui forcer pour ainsi dire la main et le laisser un instant en face de lui-même, justement au moment où elle allait partir. C’est la force des femmes de n’avoir pas peur d’être plus faibles quand elles sont absentes, et de ne pas se rendre compte de ce qui peut leur nuire d’un autre côté. Ainsi, en cette circonstance, Madeleine n’avait pas songé une seconde que son absence pouvait produire le contraire, c’est-à-dire provoquer chez Max un désespoir qui s’alimenterait dans la solitude.

« Votre mari vous attend, alors ? », demanda Max, qui en apprenant cela, avait ressenti un coup au cœur, mais dont la jalousie n’avait pas encore eu le temps de s’éveiller.

Comme il n’ajoutait rien, Madeleine s’approcha de la porte, heureuse que tout se fût si bien passé. Elle redoutait pourtant de quitter le jeune homme sur ces entrefaites. Elle le laissait avec une mauvaise impression d’elle. Ce n’était pas qu’elle craignît que cette impression ne l’emportât sur l’amour, mais qu’un coup de tête ne fit de Max un autre homme.

« Cela vous fait-il quelque chose, ce que je viens de vous dire ? demanda-t-elle en posant son sac sur une table et en prenant un air câlin.

— Vous me l’aviez caché.

— Comment ! Vous êtes fou ! Comme si on pouvait cacher un fait de cette importance ! Il faudrait avoir une âme de comédienne. Moi, je ne saurais pas mentir continuellement. Cela vous fâche-t-il ? »

C’était en effet parce qu’elle pensait non pas ne pas savoir mentir continuellement qu’elle avait fait cet aveu à Max, mais parce qu’il lui était insupportable de se surveiller et de n’avoir aucun abandon. Elle voulait, en amour, tout dire, tout avouer, sans pour cela restreindre sa liberté. La pensée qu’elle dissimulait quelque chose lui rendait une liaison trop laide. De même que ce que l’on appelle une maladie honteuse devient tragique par l’isolement où elle place le malade, de même un secret lui répugnait. Elle cachait bien une foule de petits détails, mais ceux-ci, découverts, ne l’eussent montrée que capricieuse, pudique ou vaniteuse. Tandis qu’un mari dissimulé, c’était plus grave et le fait se sachant, la diminuerait à ses propres yeux. Aussi, au début de toutes ses liaisons, ne cachait-elle rien de sa condition, pour que, plus tard, aucune déception ne vînt enlaidir l’amour.

« Non, cela ne me fâche pas. Je comprends bien que vous n’ayez pas attendu de m’avoir rencontré pour aimer !

— Vous êtes comique, vous faites semblant de croire que l’on aime nécessairement quand on se marie. »

Cette fois, elle mentait. Mais ce mensonge, pensait-elle, ne nuirait pas à l’amour qui naissait entre elle et Max. Lorsque aucun fait ne prouvait un mensonge, rien ne l’arrêtait de mentir. Qu’elle aimât ou détestât son mari, seule elle pouvait le savoir. Aussi, en cette circonstance, n’éprouvait-elle aucun remords.

« Je ne veux pas vous laisser comme cela. Vous voyez comme je suis gentille ! »

En disant ces mots, elle prit Max par la main et le reconduisit dans le salon, où, après avoir cherché quel bouton allumait le lustre, elle fit divers éclairages, cependant que Max la regardait chercher seule sans dire un mot et qu’elle, par un effet curieux d’attachement qui distingue les femmes, ne pensait même plus à s’étonner de son impassibilité comme quand son mari, à la maison, la laissait faire un travail. Elle suivait ses pensées. Alors qu’elle avait décidé de partir après avoir appris à Max la vérité, et qu’avant, justement parce qu’elle la dissimulait, elle avait été très froide, elle avait pris à présent la décision de rester parce qu’elle était étonnée de n’avoir pas découvert ce que pensait Max de son aveu. Il semblait affecté, et en même temps il ne paraissait ni souffrir ni s’en réjouir. Avant de partir, elle voulait savoir ce qu’il en était et aussi, sentiment désintéressé, l’apaiser justement parce qu’il lui semblait ne pas souffrir, enfin rester près de lui pour qu’il fût aussi aimable pour elle mariée que pour elle libre.

« Cela n’a pas l’air de vous faire grand-chose que je sois mariée ! »

Petit à petit, le jour se faisait dans l’esprit de Max. La jalousie qui n’avait pu jaillir parce qu’elle ne ressemble ni à la colère, ni à la peur, ni à tous les sentiments violents, mais qui est latente et qui a besoin de cette solitude que justement il n’avait pas pour se développer, commençait à l’envahir lentement. Elle s’assit sur le divan et dit : « Venez donc près de moi et ne faites pas le grand sauvage ! », sur un ton badin, comme pour excuser cette invitation. C’était une autre femme. Alors qu’avant, sa seule attitude avait été la hauteur, depuis son aveu, elle ne cessait de se faire caressante, cela sans jouer la comédie, car elle était à la fois l’une et l’autre de ces femmes, si bien qu’elle ne s’apercevait pas de la différence qu’il y avait entre sa froideur à faire peur et sa tendresse véritable.

Max, qui n’avait gardé de ses aventures amoureuses qu’une idée assez vague de la femme, et de toutes ses contradictions inexplicables, s’assit à côté de Madeleine, sans étonnement, et sans comprendre ce qui s’était passé en elle, conscient seulement qu’elle était plus aimable parce que c’était ainsi.

Madeleine ne parlait plus de son mari.

« Regardez-moi, Max. Vous ne me croirez peut-être pas, mais je vous aime ! »

Madeleine ne prit pas tout de suite un taxi et éprouva un besoin de marcher, un besoin de s’éloigner de ce lieu où elle avait trompé son mari, comme si de prendre une voiture à côté de cette maison eût lié deux hommes ennemis et que, par une crainte enfantine, le montant de la course, de s’arrêter à une somme, pouvait faire retrouver le point de départ. Le brouillard était opaque. L’humidité, en tombant, faisait un bruissement mystérieux. De n’apercevoir ni ciel ni rues familières, Madeleine ressentait une impression bizarre d’isolement et de tristesse. C’était comme si la chaîne de toutes ses occupations, de ses amitiés, se fût rompue et qu’elle ne fût plus que seule avec elle-même. Elle éprouvait pourtant une certaine joie de se sentir ainsi perdue devant l’imminence d’un retour à la clarté. Il lui semblait, à mesure qu’elle s’éloignait, qu’elle laissait dans l’ombre les souvenirs vivants de son esprit, Max, l’appartement, et tout ce qu’elle lui avait dit, donné et promis. Tout cela, petit à petit, fondait derrière elle, et en même temps, elle redevenait de plus en plus elle-même. Finalement, elle fit signe à un taxi et lui donna son adresse. Cependant que la voiture roulait, assise sur la banquette, dans cette sorte d’alcôve qui lui inspirait de la répulsion, elle se surprit à penser à un autre homme, à Jean Berlioz, qu’elle n’avait pas revu depuis longtemps et à qui elle avait simplement écrit, pour le calmer, que « son mari se doutait de quelque chose et qu’il valait mieux attendre quelques jours pour se revoir ». Elle fit arrêter le taxi devant un café et descendit téléphoner à Jean. Quand elle entendit sa voix dans l’appareil, elle fut soudain prise d’un léger remords et eut conscience d’agir mal vis-à-vis de Max, puis par enchaînement, vis-à-vis de son mari. Elle eut l’impression de s’être laissée entraîner dans des complications et peur que tout cela ne finît par faire scandale. Cette peur était d’ailleurs fréquente chez elle. Elle était continuellement sur le qui-vive. Parfois, elle se jurait de cesser cette vie compliquée, mais, le lendemain, c’était plus fort qu’elle de revoir les uns et les autres. Elle reposa l’appareil sans dire qui elle était. Mais, à peine rentrée, elle s’assit devant le petit secrétaire qui était le meuble le plus joli de sa chambre et, prenant du papier à lettres rose, écrivit : « Max chéri, je ne peux venir au rendez-vous convenu. Mon mari a des soupçons. Il vaut mieux attendre un peu avant de se revoir. » Puis, afin de ne pas commettre l’erreur de L…, elle mit tout de suite cette lettre dans une enveloppe et écrivit l’adresse. Puis elle écrivit : « Cher Jean, je viendrai sûrement demain. Attendez-moi jusqu’à cinq heures. Si je ne suis pas exacte, ne m’attendez pas. » Elle posa les deux enveloppes sur sa table, se regarda dans une glace, puis soudain eut une peur inconsciente de s’être trompée d’enveloppe malgré les précautions qu’elle avait prises. Elle les déchira les écrivit de nouveau. Puis elle changea de table pour cacheter une seule lettre à la fois, afin d’être certaine de ne pas envoyer à Max celle qui était destinée à Jean.

Quelques jours plus tard, elle revint cette fois sans sonner au rez-de-chaussée. Dans l’intervalle, Max n’avait cessé de penser à elle. Il se souvenait de toutes les paroles qu’elle lui avait dites. Il se souvenait de la fin d’après-midi où il l’avait suivie et la rue Auber, en même temps qu’elle lui apparaissait comme un endroit favorable aux bonnes fortunes de chanson de music-hall, l’attendrissait. L’Opéra tout proche couvrait son aventure de son prestige. C’était presque comme si tous deux s’y étaient connus au cours d’une représentation extraordinaire. Il se rappelait aussi le « Forum », avec ses lumières voilées, sa douce chaleur, ses tentures et ses lambris. Il y avait bien le fait qu’il lui avait parlé sans la connaître, et cela dans la rue, qui revenait à sa mémoire et gâtait un peu son plaisir. Mais de même qu’on se refuse à voir, dans l’homme que l’on admire, les défauts physiques qu’on s’est vanté de détester chez autrui, il voulait ignorer ce pénible point de départ. Qu’importent d’ailleurs les points de départ. Ils sont ce que les circonstances les ont faits. Ce qui compte, n’est-ce point ce à quoi ils ont permis d’aboutir ?

Lorsque Madeleine sonna, Max qui n’attendait qu’elle, alla ouvrir avec la crainte irraisonnée que ce ne fût un camarade, une autre femme surgie du passé et ayant des droits à faire valoir. La main sur la serrure, au moment même d’ouvrir, cette crainte devint de la terreur et, soit à cause de l’obligation où il était d’agir tout de suite, soit à cause d’une volonté machinale, soit encore à cause de quelque habitude ancienne, il ne put s’empêcher de prononcer ces trois mots : « Qui est là ? »

Mais, avant même d’avoir attendu la réponse, en quelque sorte pour réparer ce qui, dans son esprit, prenait les apparences d’une injure, il ouvrit la porte.

« Vous n’attendiez pas que moi ? » demanda aussitôt Madeleine.

Max balbutia quelques mots.

« Comment pouvez-vous me soupçonner ?

— Je ne vous soupçonne pas, je trouve simplement étrange qu’un homme comme vous, jeune et fort, agisse comme une vieille femme en pleine nuit. »

Max était honteux. Tout à coup, il lui était apparu que sa maladresse avait une répercussion beaucoup plus grave que celle qu’il supposait. Ce n’était pas d’avoir peur de quelque fâcheuse rencontre qu’on le soupçonnait, mais d’être une sorte de vieux garçon, avec des habitudes ridicules, une sorte de provincial n’étant jamais sorti. Il eut l’impression que Madeleine pensait qu’elle était pour lui une chance inespérée, qu’aucune femme n’avait jamais voulu de cet ours. Il se sentait ridicule avec son amour débordant.

« C’était pure plaisanterie, dit-il afin de réparer autant que possible sa maladresse.

— Plaisanterie singulière », répondit Madeleine sur le ton des gens qui veulent bien passer sur une faute à la condition qu’on ne les croie pas dupes.

Puis, comme si rien ne s’était passé, oubliant tout avec générosité, elle continua : « Imaginez-vous que l’autre soir, quand je vous ai quitté, j’ai dû faire je ne sais combien de kilomètres avant de trouver un taxi. On ne peut pas dire que votre quartier soit bien desservi.

— Pourtant, il y a une station de taxis à vingt mètres d’ici, répondit Max en pensant toujours à sa maladresse et en promettant d’y revenir de manière à la régler définitivement.

— Eh bien ! vous auriez pu me le dire.

— Mais vous êtes partie si brusquement. Vous n’avez même pas voulu que je vous accompagne. »

Il est un détail qui n’est peut-être pas très intéressant, mais que nous croyons devoir rapporter dans l’intention de rendre notre héros plus familier au lecteur. Max, lorsqu’un de ses amis, après lui avoir rendu visite, s’apprêtait à partir, n’avait qu’une pensée : le raccompagner. Rien ne lui était plus désagréable que de rester seul, chez lui, cependant que le visiteur s’en allait, il avait l’impression que ce dernier pensait qu’il restait pour rester.

« Il n’y avait aucune raison que vous sortiez pour prendre froid. »

Cette parole fut également pénible à Max. Il était si peu habitué qu’on s’occupât de lui, de sa santé, que Madeleine, en le faisant, le plongeait dans la gêne.

« Oh ! cela n’a pas d’importance », répondit-il, non seulement avec sincérité mais aussi avec le désir de montrer qu’il n’était pas le petit jeune homme douillet et peureux qui demande : « Qui est là ? » quand on frappe à sa porte.

À ce moment, il se surprit à constater qu’il était beaucoup moins ému en face de Madeleine que la première fois. Il remarqua également que cette dernière ne semblait pas s’en rendre compte, il continuait à lui parler comme si aucun changement ne s’était produit. Il fallait en effet que quelque chose se fût passé pour qu’il manifestât un tel détachement. Mais Max Brissaut était encore un jeune homme. Se contentant de cette remarque, il demeura celui qu’il avait été.

« J’ai beaucoup pensé à vous depuis l’autre jour, dit Madeleine en souriant. Quand je dis à vous, je m’exprime mal, je veux dire à nous. J’ai pensé que nous allions bien ensemble. Vous, vous êtes un rêveur, un intellectuel, un homme intelligent et moi, je suis la femme, avec ses caprices, ses nerfs et son dévouement. »

Pendant que la visiteuse parlait, une sorte de sentiment confus naissait dans l’âme du jeune homme. Sans qu’il eût pu dire pourquoi, l’importance de Madeleine diminuait à ses yeux. Il l’écoutait avec attention, mais déjà il n’avait plus le plaisir de jadis à l’entendre. Qu’elle s’entretînt avec lui d’eux lui semblait étrange. Et il se demandait si les paroles de Madeleine étaient nouvelles ou bien si elles étaient semblables à celles qu’elle avait déjà prononcées quelques jours plus tôt. Qui avait changé, elle ou lui ? Était-elle plus tendre ou bien était-elle la même ?

« Oui, j’ai pensé à nous deux, répéta-t-elle. J’ai pensé qu’il faudrait que nous prenions nos dispositions pour nous voir plus souvent. Mais ne vous réjouissez pas trop vite, petit Max, je n’ai fait qu’y penser. Je ne sais pas si cela se réalisera. »

De telles paroles eussent dû emplir de joie le cœur de Max. Ce langage n’était-il pas celui qu’il avait attendu avec tant d’impatience le jour où elle était venue chez lui pour la première fois ? Pourtant, il demeura insensible. Le premier, il ne comprenait pas cette froideur qui subitement l’avait envahi. Il avait beau s’efforcer de raviver sa flamme, il demeurait lointain, comme un étranger.

« Oh ! Madeleine, dit-il machinalement, comme vous êtes gentille aujourd’hui.

— Aujourd’hui seulement, répondit la jeune femme sur un ton de reproche. Si vous ne m’appréciez pas davantage, je pars sur-le-champ et vous ne me verrez plus de votre vie.

— Je vous en supplie, Madeleine, ne faites pas une chose pareille, répondit Max sans penser à ce qu’il disait.

— Pour cette fois, je vous pardonne, petit Max, puisque vous faites amende honorable, mais promettez-moi de ne plus recommencer.

— Je vous le promets.

— C’est bien vrai ?

— Je vous le promets.

— Je vous crois. »

Madeleine se mit à rire, puis elle reprit :

« Vous allez croire, si cela continue, que je suis amoureuse de vous. Il vaut mieux que je vous dise tout de suite la vérité : je vous aime, mais en bon camarade.

— Vous n’êtes vraiment pas gentille, Madeleine, de me parler ainsi.

— Je ne dis pas que je ne vous aimerai pas autrement un jour. Le gros obstacle, voyez-vous, c’est votre jeunesse. Je connais les jeunes hommes. Ils s’emballent, n’est-ce pas ? Puis, un beau jour, sans raison, l’amour disparaît.

— Je ne leur ressemble pas, balbutia Max, qui ne voulait pas faire croire qu’il n’aimait plus Madeleine et qui, en toute sincérité, éprouvait le besoin de la garder.

— Max, vous êtes un séducteur. Mais je vous préviens, je ne tomberai pas dans vos filets.

— Comment pouvez-vous me croire capable de tendre des filets ?

— Je vous taquine, vous ne le voyez donc pas ? »

Elle s’interrompit. Un tiers eût assisté, caché derrière une tenture, à cet entretien, qu’il eût été bien embarrassé de démêler les sentiments des deux amoureux. Madeleine jouait à la capricieuse. Max, sous un air sévère, semblait souffrir de ne pouvoir retenir l’amour de cette femme. On eût dit l’éternelle scène de l’homme suppliant la femme de l’aimer.

« Non, cher ami, je ne céderai plus comme la première fois, continua Madeleine. Cela fait naître, chez vous, Messieurs, un peu trop de fatuité.

— Oh ! si vous saviez comme vous vous trompez…

— Mais voulez-vous donc me faire croire que vous êtes une exception… que vous, Max, vous ne ressemblez pas aux autres hommes ?

— Si je leur ressemble, c’est malgré moi, car je les connais si peu. »

Durant une heure, la conversation demeura sur ce ton. En dépit de ses réticences, on devinait que Madeleine était amoureuse de Max. Trop orgueilleuse pour l’avouer au moindre signe de contentement du jeune homme, elle le menaçait de le quitter sur-le-champ, de le laisser sans nouvelles pendant des semaines, de ne plus le revoir même. Il se faisait alors suppliant, car il sentait que tout cela n’était pas sincère. Devant une femme qui se croyait désirée, il était obligé de la désirer et cette contrainte lui était pénible.

Comme la première fois, la nuit ne tarda pas à tomber. Il regardait cette femme qui se défendait contre un amour qui n’existait pas, qui faisait la coquette sans partenaire.

« Voulez-vous que j’allume ? demanda Max.

— Mais certainement. »

Sans la moindre hésitation, notre héros fit de la lumière.

« Je vois que la leçon de l’autre soir a porté », dit Madeleine qui croyait que la hâte de Max était la conséquence des reproches qu’elle lui avait faits.

À la lumière électrique, Max regarda Madeleine avec des yeux neufs. « Est-ce que je l’aime, elle particulièrement, ou bien est-ce que je suis victime de mon besoin d’amour ? » se demanda-t-il. « Qu’ai-je donc à ne jamais être satisfait de ce que je possède ? Je l’aime puisqu’elle est ici, puisque mon cœur bat à la seule pensée qu’elle pourrait ne plus jamais revenir. Je l’aime, mais je suis une girouette, je mériterais que personne ne s’attachât à moi, je mériterais d’être évité comme un mal contagieux. »

Il se leva et sans dire un mot, tourna le commutateur. Dans la demi-obscurité, comme après une audace dont on appréhende subitement les conséquences, il attendit, privé de raison, tremblant de peur et fier cependant de son acte. Aucune parole ne sortit de la bouche de Madeleine. Était-ce la colère, ou bien l’étonnement, qui la rendait muette ?

« Vous êtes une énigme, dit-elle finalement.

— Peut-être, murmura Max flatté.

— Je croyais vous connaître et je m’aperçois que vous êtes un étranger pour moi.

— Qu’ai-je donc fait ?

— Rien. Vous n’avez rien fait. Tout s’est passé en moi. »

Lorsqu’il fut seul, Max eut un mouvement de colère. Il se mit pourtant à la fenêtre et à Madeleine qui s’éloignait, il fit des signes. Quand elle eut disparu, il chercha des yeux un objet qu’il put jeter à terre. Une écharpe pendait au dossier d’une chaise. Il la prit et, comme un papier, c’est-à-dire avec indifférence et douceur, il en fit une boule qu’il lança sur le sol.

« Je suis un malade, un désespéré, un fou », murmura-t-il. Il s’allongea tout habillé sur son lit. Aucun bruit ne venait jusqu’à lui. La rue était déserte, la maison semblait inhabitée. Aussi ne tarda-t-il pas à s’endormir.

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