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J’ai subi le choc de la vérité – Fernando Pessoa

J’ai subi le choc de la vérité – Fernando Pessoa

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Le principal actionnaire de la compagnie, qui souffre toujours de quelque part, pris soudain de je ne sais quelle lubie, dans un intervalle de je ne sais quelle maladie, a voulu avoir un portrait de groupe des employés du bureau. C’est ainsi qu’avant-hier, nous nous sommes tous alignés, sur les indications d’un photographe à l’humeur enjouée, contre la cloison d’un blanc sale qui sépare, de son bois fragile, la grande salle du petit bureau du patron Vasques. Au milieu, Vasques en personne ; aux deux ailes, en suivant une répartition, d’abord bien définie, puis indéfinie, des diverses catégories présentes, les autres êtres humains qui se retrouvent ici tous les jours, en chair et en os, et poursuivent des buts étriqués dont le sens ultime est un secret connu des Dieux seuls.

En arrivant aujourd’hui au bureau, un peu en retard et, à vrai dire, ayant déjà oublié l’épisode statique des deux photographies, j’ai trouvé un Moreira exceptionnellement matinal et l’un de nos représentants, penchés avec délectation sur des choses noirâtres que j’identifiai aussitôt, non sans un certain émoi, comme les premières épreuves. Il n’y avait, en fait, que deux tirages d’une seule photo, la plus réussie.

J’ai subi le choc de la vérité quand je me suis vu là, puisque, naturellement, c’est moi que j’ai cherché en premier lieu. Je ne me suis jamais fait une très haute idée de mon aspect physique, mais jamais je ne l’avais vu aussi nul que sur cette photo, en comparant ma figure aux autres, connues par cœur, dans cet alignement d’êtres tellement quotidiens. J’ai l’air d’un jésuite fruste. Mon visage, maigre et sans expression, n’a pour lui ni intelligence, ni intensité, ni quoi que ce soit qui le hisse au-dessus des eaux stagnantes des autres visages. Les eaux stagnantes — que non : on trouve là des visages réellement expressifs. Le patron Vasques est parfaitement rendu, avec sa large figure, joviale et dure, son regard ferme, et sa moustache rigide complétant le tableau. L’énergie, l’astuce de l’homme — si banales, en somme, et répétées à des milliers d’exemplaires à travers le monde — sont néanmoins inscrites sur cette photo comme sur un passeport psychologique. Les deux représentants sont admirables ; le caissier est bien également, mais il se trouve à moitié caché derrière l’épaule de Moreira. Et lui, Moreira ! Mon chef Moreira, quintessence de la monotonie, de la continuité, est infiniment plus vivant que je ne le suis ! Même le garçon de bureau —je m’en fais la remarque sans pouvoir réprimer un sentiment dont je voudrais me persuader que ce n’est pas de l’envie — même lui possède des traits affirmés, une expression directe qui domine infiniment, de son franc sourire, mon insignifiance, ma nullité de sphinx de bazar.

Que veut dire tout cela ? Quelle est donc cette vérité qu’une simple pellicule révèle, sans erreur possible ? Quelle est donc cette réalité dont un froid objectif peut témoigner? Qui suis-je, pour être ainsi? Et pourtant… Mais cette insulte de l’ensemble !

« Vous êtes très réussi », me dit soudain Moreira. Et il ajouta, en se tournant vers le représentant : « C’est notre petit camarade tout craché, hein ? » Et l’autre d’approuver, avec une bonne humeur amicale qui m’envoyait à la poubelle.

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