Alphonse Daudet – Joseph Conrad
Il est doux de parler avec déférence des morts qui sont partie intégrante de notre passé, notre bien incontestable. On doit admettre à regret qu’aujourd’hui ne soit qu’une mêlée, que demain pourrait ne jamais venir ; il n’y a que le précieux passé qui ne puisse pas nous être enlevé. Un présent des morts, petits et grands, rend la vie supportable, fait presque croire dans le dessein bienveillant de la création. Et une croyance, quelle qu’elle soit, est absolument nécessaire. Mais la véritable connaissance des questions infiniment plus profondes que n’importe quel dessein concevable de la création est réservée aux morts. C’est pourquoi notre conversation à leur sujet devrait être aussi déférente que leur silence. Leur générosité et leur discrétion ne méritent rien d’autre qui soit à notre portée, et eux qui appartiennent déjà à l’immuable dédaigneraient probablement de demander plus que cela d’une humanité qui change ses amours et ses haines tous les quarts de siècle – lors de la venue de chaque nouvelle génération, plus sage que la précédente.
Un des morts les plus généreux est Daudet, qui, avec une prodigalité touchant à la magnificence, s’abandonne sans réserve dans son oeuvre, avec toutes ses qualités et tous ses défauts. Ses qualités et ses défauts n’étaient pas grands, bien qu’en aucune façon imperceptibles. C’est uniquement sa générosité qui est hors du commun. Ce qui nous frappe le plus dans son oeuvre, c’est le désintéressement du travailleur. Avec plus de talent que beaucoup de plus grands hommes, il ne prêchait pas pour lui-même, il n’essayait pas de persuader l’humanité de croire en sa grandeur. Il ne s’est jamais prétendu savant ou voyant, pas même prophète ; et il négligea ses intérêts au point de ne jamais proposer une théorie dans le but de donner un sens grandiose à son art, isolé dans un monde qui, par quelque étrange oubli, n’a pas reçu de signification évidente. Il n’affichait pas plus une attitude passive devant le spectacle de la vie, une attitude qui chez les dieux – et chez quelques rares mortels ici et là peut apparaître divine, mais qui, assumée par certains hommes, nous oblige à songer bien malgré nous à la quiétude mélancolique du singe. Il n’était pas l’interprète ennuyeux de telle ou telle théorie aujourd’hui admise et demain rejetée. Il n’était pas un grand artiste, il n’était pas du tout artiste, si vous préférez – mais il était Alphonse Daudet, un homme aussi naïvement clair, honnête et vibrant que le soleil de sa terre natale ; ce soleil regrettablement peu averti qui fait mûrir le raisin et les citrouilles et ne peut évidemment pas obtenir les compliments de l’élite qui regarde la vie à l’ombre d’un parasol.
Étant un homme du Midi, il croyait naturellement en lui-même, mais sa petite distinction, de plus de valeur que beaucoup de plus grandes, était de n’être pas esclave d’un credo en voie de disparition. C’était un travailleur qui ne pouvait pas forcer l’admiration de quelques-uns, mais qui méritait l’affection de la multitude ; et on peut parler de lui avec tendresse et regret, car il n’est pas immortel – il est seulement mort. Durant sa vie, cet homme simple, dont l’objectif aurait dû consister à escalader au nom de l’Art un Parnasse ou un autre, se contenta de rester en bas, dans la plaine, parmi ses créations, et prit une âpre part dans ces désastres, faiblesses et joies qui sont suffisamment tragiques dans leur drôlerie, mais qui ne sont en aucun cas aussi graves et profonds que quelques écrivains – probablement, au nom de l’Art – voudraient nous le faire croire. Il y a, quand on y pense, un besoin considérable de candeur dans la vision majestueuse de la vie. Il ne fait aucun doute qu’une prudente réticence sur le sujet, ou même un pieux mensonge, est d’une certaine manière méritoire, car cela peut aider à soutenir la dignité de l’homme – un sujet de grande importance comme chacun peut le voir. Mais on ne peut cependant s’empêcher de penser qu’une certaine dose de sincérité ne serait pas complètement répréhensible, et affirmer alors, avec une modération étudiée, une croyance qui est, dans les rares moments de lucidité, irrésistiblement pertinente pour la plupart d’entre nous – l’agitation irréfléchie, causée principalement par la faim et aggravée par l’amour et la férocité, ne mérite pas, par ses qualités esthétiques ou morales, ou par ses possibles résultats, le tapage artistique que l’on fait autour d’elle. C’est peut-être consolant – car la folie humaine est très bizarre – mais c’est à peine honnête d’encourager ceux qui se débattent en se noyant dans une simple flaque d’eau. Vous êtes vraiment admirables et grands pour être les victimes d’un océan si profond et si terrible !
Et Daudet était honnête ; peut-être parce qu’il ne connaissait rien de mieux – mais il était très honnête. S’il ne voyait rien que la surface des choses, c’est parce que la plupart des choses ne sont qu’une surface. Il ne prétendait pas – peut-être parce qu’il ne savait pas comment – voir des profondeurs dans une vie qui n’est qu’un voile d’apparences instables s’étendant sur les régions, vraiment profondes, mais qui n’ont rien à voir avec les demi-vérités, les demi-pensées et toutes les illusions de l’existence. La route menant à ces régions éloignées ne se trouve pas dans le domaine de l’Art, ni dans le domaine de la Science où des voix bien connues se querellent bruyamment dans un vide brumeux ; c’est un chemin fait d’un pénible silence sur lequel voyagent
des hommes simples et inconnus, lèvres closes ou murmurant peut-être doucement leurs peines – pour eux seuls.
Mais Daudet ne murmurait pas ; il parlait tout haut, avec animation, avec une claire félicité de timbre – comme chante un oiseau. Il voyait la vie autour de lui avec une extrême netteté, et il la sentait telle qu’elle est – plus fine que l’air et plus fugitive que l’éclair. Il se hâta de lui offrir sa compassion, son imagination, sa surprise, sa sympathie, sans penser un seul instant aux sujets d’importance qui sont supposés se cacher dans la logique de tels sentiments. Il tolérait les petites faiblesses, les petites brutalités, les erreurs graves ; la seule chose qu’il ne pardonnait pas, c’était la dureté de cœur. Cette attitude peu pratique aurait été fatale à un homme meilleur, mais ses lecteurs lui ont pardonné. Il est en outre chevaleresque envers les reines en exil et les couturières boiteuses, il est tendre avec les acteurs brisés, les gentilshommes ruinés, les académiciens stupides ; il est heureux des joies du peuple d’une manière banale – et il n’en fait pas de secret. Non, l’homme n’était pas un artiste. Qu’y pouvons-nous si ses créations sont illuminées avec tant d’éclat par le soleil de son tempérament qu’elles se présentent devant nous infiniment plus réelles que les ternes illusions entourant notre existence quotidienne ? L’homme mal averti traînera à jamais au milieu d’elles, élevant la voix, sans jamais mettre les points sur les « i ». Il prend Tartarin par le bras, ne masque pas son intérêt pour les chèques du Nabab, sa sympathie pour un honnête académicien plus bête que nature, sa haine pour un architecte plus mauvais que la gale ; il est en plein dedans. Il pense avec le duc de Mora et avec Félicia Ruys – et il vous le laisse voir. Il n’est pas assis sur un piédestal dans la pose hiératique et imbécile de quelque dieu de pacotille dont la grandeur consiste à être trop stupide pour se soucier des mortels. Il se soucie énormément de ses Nababs, de ses rois, de ses comptables, de ses Colette et de ses Sapho. Il vibre avec son univers, et suit avec une désolante simplicité M. de Monpavon dans sa dernière promenade sur les Boulevards.
« Monsieur de Monpavon marche à la mort » et le créateur de ce gentilhomme malchanceux suit à la dérobée, les yeux grands ouverts, un doigt pointé de manière émouvante. Et qui ne regarderait pas ? Mais c’est dur ; c’est parfois très dur de lui pardonner les points sur les « i », le doigt pointé, cet éclaircissement de mystères évidents. « Monsieur de Monpavon marche à la mort » et, présentement, sur le trottoir noir de monde, il soulève son chapeau avec une courtoisie pointilleuse devant l’épouse du docteur qui, élégante et malheureuse, le suit dans ce même pèlerinage. C’en est trop ! Nous sentons que nous ne pouvons pas lui pardonner de telles rencontres, le constant murmure de sa présence. Nous pensons que nous ne le pouvons pas, jusqu’à ce que la naïveté même de tout cela nous touche avec la suggestion d’une vérité dévoilée. Nous voyons alors que l’homme n’est pas faux ; tout ceci est fait avec une évidente bonne foi. L’homme n’est pas mélodramatique ; il n’est que pittoresque. Il se peut qu’il ne soit pas un artiste, mais il approche la vérité comme quelques-uns des plus grands. Ses créations sont vues ; vous pouvez voir à travers leurs propres yeux, aussi dénués de pensée que ceux de n’importe quelle génération qui, dans sa sagesse, décide de la réputation des écrivains. Oui, elles sont vues, et l’homme qui n’est pas un artiste est aussi vu s’apitoyant, indigné, joyeux, humain et vivant au milieu d’elles. Inévitablement elles marchent à la mort – et elles sont très proches de la vérité de notre destinée commune : leur destin est poignant, il est profondément intéressant, et pas de la moindre importance.