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Ça commence lundi dernier – Charles Bukowski

Ça commence lundi dernier – Charles Bukowski

ça commence lundi dernier, vers les 2 heures du matin. après avoir gratté tout le dimanche jusqu’à minuit, j’avais roulé jusqu’à cette maison où l’on ne dormait pas encore. avec moi, j’avais apporté un pack de six, de quoi les amadouer. du coup, l’un d’entre eux s’est éclipsé, le temps de ramener des munitions supplémentaires.

— z’auriez dû voir Bukowski la semaine dernière, a lancé l’un des types, il a dansé avec la planche à repasser. même qu’il a voulu la baiser.

— pas croyable !

— mais oui ! il nous a aussi lu ses poèmes. on a d’ailleurs dû lui arracher son recueil des mains sinon on y aurait passé la nuit.

je leur ai dit que c’était la faute à cette femme aux yeux de biche qui n’avait cessé de me reluquer – pas une femme, bordel, une jeune fille, une vraie jeune fille – et que dès lors il m’avait été impossible de m’arrêter.

— car, ai-je ajouté, faisons les comptes. on est mi-juillet, et je n’ai pas tiré le moindre petit coup depuis le début de l’année.

ils se sont fendu la pêche. bon sang, ce que j’étais marrant ! ceux qui baisent douze mois sur douze trouvent toujours marrants les mecs qui font ceinture. puis, ils ont enchaîné sur un blond, beau comme un dieu, qui était en train d’en écraser avec trois nanas collées à lui. je leur ai alors fait remarquer que lorsqu’il aurait 33 ans, ce dieu-là devrait se débrouiller tout seul. ça leur a paru minable, voire mesquin. aussi me suis-je rabattu sur la bière en attendant qu’on largue la bombe.

profitant que personne ne faisait gaffe à moi, j’ai ensuite piqué un bout de papier dieu sait où, sur lequel j’ai écrit ceci : « l’amour peut avoir un sens ; le sexe est forcément le sens. »

là-dessus, sous prétexte qu’ils étaient crevés, tous ces gamins sont allés se pieuter. de valides, il ne restait plus que moi et un vieux briscard, un de ma génération. lui et moi on semblait taillés pour les nuits blanches – arrosées d’alcool, précisons-le. quand on a eu fini la bière, il a déniché du whisky. pour avoir toujours été dans la presse, il était désormais rédac’chef d’un grand journal sur la côte Est. la conversation filait agréablement son train – deux vieux dogues s’accordant sur tout, et même au-delà. on n’a pas senti le temps passer. aux environs de 6 h 15, je lui ai annoncé que je me tirai., mais que je ne conduirais pas, vu que je n’étais qu’à huit pâtés de maisons de chez moi. le vieux briscard s’est proposé de marcher avec moi, au moins jusqu’à Hollywood Blvd. on a longé le bowling, puis, on s’est serré la main comme dans le bon vieux temps, et chacun s’en est allé.

mais alors que je n’étais plus qu’à deux blocks de ma piaule, a brusquement surgi devant moi une femme qui n’arrivait pas à faire démarrer sa voiture. et même lorsque le moteur se décidait à donner de la voix, elle était incapable de se dégager du trottoir. pourtant, elle se donnait un mal de chien pour y parvenir : accélérant à fond pour aussitôt recaler après. et quand elle remettait les gaz, elle remerdait, comme si elle était en proie à la panique. or sa voiture était toute neuve, et voilà comment je me suis planté à quelques mètres d’elle afin de ne rien perdre du spectacle. et comment, d’une embardée sur l’autre, elle a fini par piler juste devant moi. je me suis alors penché pour mieux la voir. talons aiguilles, longs bas noirs, chemisier, boucles d’oreilles. une alliance mais pas de jupe. en slip seulement, un slip de couleur rose clair. il m’a fallu aspirer une bonne bouffée d’air matinal, car si son visage enridé trahissait un âge certain, ses jambes et ses cuisses évoquaient le printemps de la vie.

de nouveau, elle a relancé le moteur, mais pour le même piteux résultat. descendant de mon trottoir, j’ai passé ma tête par la vitre :

— lady, vous feriez mieux de garer ici votre joujou. à cette heure du jour, les flics s’en donnent à cœur joie. et ce pourrait être votre fête.

— vous avez raison.

elle s’est rapprochée ce qu’il fallait du trottoir, puis elle est sortie de sa voiture. sous son chemisier, les seins aussi étaient de première jeunesse. elle se tenait devant moi, juchée sur ses talons aiguilles, en bas noirs et slip rose. il était 6 h 25 du matin, nous étions à Los Angeles. et la tête d’une vieille de 55 ans surmontait le corps d’une gamine de 18 ans.

— vous vous sentez vraiment bien ? ai-je dit.

— bien sûr. quelle question !

— vraiment vraiment ?

— mais oui, puisque je vous le dis.

et pivotant sur elle-même, elle a pris la tangente. sans que je fasse quoi que ce soit pour la retenir, fasciné que j’étais par le trémoussement de ses fesses sous ce rose moulant et satiné. le tout s’éloignant de plus en plus de moi, descendant la rue, s’enfonçant au milieu des immeubles, et pas un témoin pour le constater. ni un flic, ni un lève-tôt, ni même un oiseau. il n’y avait que moi et elle, ou plutôt ses fesses juvéniles qui continuaient de tressauter tandis qu’elle disparaissait au lointain. j’étais trop embrumé pour manifester une quelconque douleur, tout juste si, convaincu d’avoir une fois de plus raté l’occasion de m’en payer une tranche, j’étais tenaillé par une sorte de dépit animal. pourquoi donc n’avais-je pas trouvé les mots justes ? les mots qui disent bien ce qu’ils veulent dire ? d’ailleurs, avais-je même essayé ? une planche à repasser, voilà ce que je méritais, oh, et puis merde, ce n’était qu’une détraquée qui se baladait en slip rose à 6 heures du matin.

elle pouvait s’accrocher pour que je lui coure après. et dire que personne ne me croirait – ne croirait à cette fable. mais soudain, comme je m’apprêtais à faire une croix sur elle, elle a fait volte-face et remis le cap sur moi. tout aussi appétissant, l’avant valait l’arrière, en vérité, plus elle se rapprochait, et plus elle me plaisait – excepté son visage, bien sûr. mais le mien n’est pas moins laid, de toute manière. c’est le visage qui fout le camp en premier quand la chance vous abandonne. ce n’est qu’après que le reste suit, mais plus lentement.

or donc, elle marchait droit sur moi. et la rue était toujours aussi déserte. il arrive que la folie coïncide si étroitement avec la réalité qu’elle devient la règle. à présent, slip rose pantelait contre moi, avec pas la moindre âme qui vive entre Venise, Italie, et Venice, Californie, entre les portes de l’enfer et le dernier terrain vague de Palos Verdes.

— épatant, vous êtes revenue ! me suis-je exclamé.

— c’est que je voulais vérifier si j’étais bien garée.

et elle m’a frôlé. j’étais limite de l’explosion. aussi l’ai-je harponnée par le bras.

— suivez-moi, je n’habite pas loin. juste au coin de la rue. cassons-nous d’ici, allons boire un verre ou deux.

d’entre ses rides, elle a posé ses yeux sur moi. et quoique je ne comprenais toujours pas comment une telle tête pouvait coller avec un tel corps, je bandais comme un cerf en rut.

— o.k., a-t-elle susurré.

et nous sommes partis sans que j’en profite pour la tripoter. comme j’avais encore une cigarette, je la lui ai offerte et allumée devant l’église. logiquement, quelqu’un aurait dû se mettre à la fenêtre et lui gueuler : « HÉ, LA POULE AU SLIP DIABOLIQUE, TIRE-TOI D’ICI, SINON J’APPELLE LES BOURRES ! » dans une certaine mesure, elle était la preuve éclatante que vivre dans la périphérie d’Hollywood présente quelques avantages. probable que, derrière leurs rideaux, il devait y avoir trois ou quatre voyeurs en train de sauvagement se palucher pendant que leurs épouses préparaient le petit déjeuner.

une fois chez moi, je l’ai fait asseoir et j’ai vite ressorti la demi-bonbonne de gros rouge qu’un hippy avait oubliée. on a trinqué. elle me paraissait bien plus équilibrée que la plupart. bon, d’accord, si elle n’a pas tiré de son sac les photos de sa famille – de ses enfants, vous savez bien –, je n’ai pourtant pas échappé au mari.

— Frank me fait chier. il ne supporte pas que je prenne du bon temps.

— ah, vouais !

— il m’enferme à double tour. et j’en ai ras le bol d’être ainsi cloîtrée. en plus, il planque toutes mes jupes, toutes mes robes. sitôt que je bois, sitôt que nous buvons, j’y ai droit.

— ah, vouais !

— c’est comme si j’étais son esclave. dites, est-ce que vous pensez que la femme doit être l’esclave de l’homme ?

— tudieu, non !

— voilà pourquoi, lorsque Frank a piqué du nez, je n’ai pu m’échapper qu’en chemisier et en slip…

— Frank ne doit pas être un aussi mauvais bougre que ça. ne soyez pas trop dure avec lui, vous me comprenez, n’est-ce pas ?

je venais de réagir en vieux pro. toujours prêcher l’indulgence, même quand on n’en est pas partisan. les femmes n’ont que faire de se montrer compréhensives, tout ce qu’elles désirent, c’est de vous faire partager leur rancune vengeresse envers ce qui les préoccupe le plus. par nature, les femmes sont des animaux dénués de raison, et si elles parviennent si souvent à asservir les mâles, c’est parce qu’elles focalisent à fond sur la cible et qu’elles profitent alors du moindre moment d’inattention.

— non, je ne suis pas d’accord, Frank est un salaud. mais ça ne vous plaît donc pas que je sois avec vous ?

comparée à elle, la planche à repasser ne tenait évidemment pas le coup. après avoir liquidé mon verre, je me suis laissé glisser contre elle, j’ai attiré son visage fané vers ma bouche et, me concentrant sur le reste de son corps, je lui ai viré un patin, lui enfonçant jusqu’au poumon ma langue tandis que la sienne venait à sa rencontre, s’en emparait, et se mettait à la sucer comme une folle. aussi sec, je suis parti à la découverte de ses jambes de jeune fille gainées de nylon et de ses seins miraculeux. tout de même, quel chic type que ce Frank, spécialement quand il ronflait !

on a marqué une pause, le temps d’un autre verre.

— tu fais quoi dans la vie ? a-t-elle demandé.

— décorateur d’intérieur.

— ne sois pas grossier.

— hé, t’as de la repartie !

— j’ai été à la fac.

il n’aurait servi à rien de lui demander laquelle. les vieux pros savent éviter ce genre de questions.

— et toi, t’as fait des études ?

— pas énormément.

— t’as de belles mains. on dirait celles d’une femme.

— on me l’a trop souvent dit… je te casse les dents si tu le répètes.

— t’es quoi, alors ? une sorte d’artiste, un peintre par exemple ou… ? t’as pas l’air net. ne serait-ce que par ta façon de ne jamais regarder les gens dans les YEUX. et je déteste qu’ON ÉVITE DE ME REGARDER. serais-tu lâche ?

— tout à fait, sauf que pour ce qui concerne les yeux, c’est un autre problème. je n’aime pas les yeux des gens.

— tu me plais.

et elle s’est collée à moi. je ne m’y attendais pas ; j’étais prêt à la raccompagner jusqu’à sa voiture, et même pire : à la laisser y aller seule.

c’était jouissif. je veux dire : qu’elle fût tout contre moi. et qu’on ne parlât plus.

tout de suite après, on a éclusé à la vitesse grand V deux autres verres remplis à ras bord, puis je l’ai conduite jusqu’à la chambre, à moins que ce ne soit elle qui m’y ait conduit. quelle importance, d’ailleurs ? la première fois, c’est toujours le pied, et je me fous de tout ce qu’on a déjà pu raconter à ce sujet. j’ai obtenu qu’elle garde ses bas et ses talons aiguilles. à chacun ses perversions. dans sa nudité absolue, l’être humain ne me fait pas bander, j’aime qu’on me mystifie. les psy doivent avoir un mot pour ça, mais j’en ai un, tout prêt, pour eux.

ce fut comme si j’étais enfin remonté sur une bicyclette : une fois qu’on est en selle, tout revient, l’équilibre comme l’émerveillement qui va avec.

quel bon coup ! après un passage par la salle de bains, on est revenus dans le salon, histoire de liquider le reste de vin. je ne me souviens pas de l’avoir rebaisée mais, quand j’ai repris mes esprits, j’avais son visage de quinquagénaire au-dessus du mien, et, dans son regard, brillait comme une lueur de démence. la raide dingue typique. j’ai ricané. n’empêche que, durant mon sommeil, elle était parvenue à remettre d’aplomb mon mât de misaine. avant elle, il n’y avait eu qu’une jeune négresse aux formes plantureuses pour me redresser pareillement sur Irolo Street.

— allez, ma belle, monte là-dessus.

je l’ai soulevée et, après lui avoir bien écarté les fesses, je l’ai posée au sommet du mât. et cette vieille dame de 55 ans s’est empalée dessus, tout en me couvrant de baisers. certes, on nageait dans l’horreur mais, je le répète, son corps de 18 ans était aussi ferme que le sein d’une jeune vierge, et il se balançait et ondulait comme un serpent ou, mieux encore, comme un papier peint hystérique qui prendrait tout à coup apparence humaine.

après quoi, j’ai sombré pour de bon jusqu’à ce que quelque chose me tire de mon coma. slip rose avait remis son slip rose et tentait d’enfiler un de mes vieux falzars. quelle misère que de voir son cul flotter dans un pantalon sans forme. c’était grotesque, abominable, de quoi me faire pleurer, mais le vieux pro a fermé les yeux comme s’il continuait à dormir.

Frankie, ton AMOUR se prépare à réintégrer le domicile conjugal.

quand elle aura fini de se préparer.

je l’ai regardée alors qu’elle fourrageait dans un paquet de cigarettes vide, je l’ai observée pendant qu’elle me jetait un dernier regard – on me reprochera sans doute d’avoir un ego disproportionné mais je suis convaincu que c’était un regard admiratif. qu’elle aille au diable, ai-je quand même pensé, moi aussi j’ai mes problèmes. pour autant, je m’en suis voulu lorsque je l’ai vue, elle qui m’avait si bien traité, se tirer dans un de mes vieux bleus de travail, si usé que ses coutures ne tenaient plus. mais les pros font toujours la différence entre un futur hypothétique, chimérique, fondé sur le hasard, et la vérité toute nue qui jamais ne sort du puits – si ce n’est lorsqu’elle prend la forme d’une planche à repasser. la mienne de vérité est sortie de la chambre. je les laisse toujours partir. correction : elles m’abandonnent toujours. la réalité, c’est l’horreur, et moi-même je ne fais qu’aggraver cet état de choses. elles ne nous laisseront dormir en paix qu’au jour de notre mort, et jusque-là elles continueront de nous piéger. si bien que, ce matin-là, je le jure sur mes couilles, j’ai failli en pleurer à chaudes larmes, mais, parce que j’ai su tirer depuis toujours la leçon des siècles passés, de l’échec du Christ, de toute la tristesse et la détresse du monde, de sa grande bêtise aussi, j’ai réussi à sauter du lit, et j’ai reporté toute mon énergie sur l’examen du seul de mes pantalons qui était encore mettable, qui ne portait aucune trace de mes turpitudes ivrognesques. j’en ai retiré mon portefeuille, j’ai compté les dollars, il y en avait sept, et j’en ai conclu qu’elle ne m’avait rien pris. alors, adressant un mince sourire au miroir, je suis retombé sur ce qui, un court moment, avait été mon lit d’amour… et je me suis endormi.

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