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La première nouvelle d' »Easy Reading » – Frédéric Beigbeder

La première nouvelle d' »Easy Reading » – Frédéric Beigbeder

Jonathan descendait au ralenti les nom- breuses marches du perron qui reliait la villa rococo à la plage, en faisant des efforts surhumains pour ne pas renverser l’olive de son Martini Rosso sur son costume quatre boutons en lin blanc cassé. La lune se reflétait dans ses mocassins patinés verts à bouts carrés spécialement dessinés par Berluti pour Andy Warhol. Derrière lui, dans le patio, Jessica fredonnait (faux) The Look of Love, Sonia cuvait son magnum de Taittinger rosé 1975 sous la véranda, et la jeune Ulrika tranchait une nouvelle fois les petites veines de son poignet gracile. Jonathan déambulait vers la mer en songeant avec tendresse à la party qui s’achevait : juste après les sirtakis, la bataille de parasols avait dégénéré, et la BMWZ3 de Mario avait fini sa course dans la piscine. À trente ans, ils savaient encore s’amuser. Le temps n’avait guère de prise sur eux, l’argent de leurs parents servait à être dépensé, et « le regard de l’amour était dans tes yeux ». Le jour allait bientôt se lever, mais Jonathan serait couché avant (en fait, dès qu’il aurait trouvé un Tranxène, un Aspégic 1000 et un Oxyboldine). Au loin se découpaient les reliefs fluorescents du cap d’Antibes. Dans sa tête résonnaient les bossas-novas perdues : How Insensitive de Jobim dans la version chantée par Sinatra, Le monde s’écroule de Julien Baer, Nothing to loose de Mancini interprété par Claudine Longet… Quelque chose flottait dans l’air de la Riviera, comme un soupir venu de nulle part. Jonathan avait rencontré  quelqu’un ce soir, et les autres filles avaient compris dans ses yeux que cette rencontre n’était pas comme les autres. Soudain, il jeta son verre dans les flots et rebroussa chemin. Cette adorable personne qu’il venait d’embrasser, il fallait qu’il lui pose la Question. Le moment était venu.

On s’amuse, on s’amuse, mais vient un jour où la rigolade doit cesser parce qu’on a découvert un sentiment plus profond. Et quand vient ce jour, on ne peut que remercier le Ciel et saisir sa chance : à présent, Jonathan gravissait quatre à quatre les marches de l’escalier sans accorder un regard aux statues du jardin. Il n’entendit même pas les larmes de ses « ex » (Jessica, Sonia et Ulrika, ordre purement alphabétique) quand il traversa le hall vers sa Lotus Seven. Les pneus crissèrent sur le gravier du parc. L’autoradio murmura « This Guy’s in love with you » fort à propos. Il n’avait plus que ce but en tête : retrouver sa rencontre, la rejoindre à son hôtel, et lui poser cette satanée question qui allait changer leur vie. Il n’aurait jamais dû la laisser partir.

Certaines personnes n’ont pas le droit de sortir de votre vie, pas quand on vient de les séduire le cœur battant, pas quand on a dansé le slow sur Moon River d’Audrey Hepburn, pas quand on a pris un coup de lune dans une piscine éclairée aux chandelles. Une jeune créature qui vous roule une pelle ne peut pas quitter une soirée sans au moins dire adieu. Quel coup de chance que Jonathan connaisse l’adresse de sa villégiature. (Cela dit, qui ne connaît pas l’adresse de l’hôtel du Cap ? Hein ? Qui ?) En accélérant dans les virages, Jonathan rêvait d’un bel accident mortel, puis se ravisait car il ne voulait pas mourir sans connaître sa Réponse. C’était désormais Dionne Warwick qui l’accompagnait : « Walk on Byyyy », susurrait-elle comme pour adoucir son excitation. L’odeur des pins, le vent tiède, l’émotion pure dissipaient son ivresse. Dans un instant, il saurait. Il serait fixé. Il entrouvrirait la porte de sa chambre, le rouge aux joues, et il lui demanderait, et l’apparition le contemplerait, les yeux mi-clos, tout sourire, ce sourire qu’il avait tenu sur ses lèvres, sourire rouge cerise sur des lèvres pourtant dé- maquillées. Et elle lui dirait et il saurait et ils seraient heureux. Peu importe après qu’ils fassent l’amour, ils avaient toute la vie devant eux !

Il se gara dans le parking de l’hôtel du Cap, entre une vieille Bentley et une Mercedes SLK noire flambant neuve. Il descendit en dénouant sa cravate. Le matin était mauve. En chemin il réveilla deux cigales planquées dans un palmier. Il se précipita à la réception, réveilla (aussi) le concierge, insista pour connaître le numéro de chambre, mourut d’impatience, ressuscita, avala les escaliers, frappa à la porte de la Rencontre.

Une voix étouffée répondit.

« Qui est-ce ?
– Mon amour, c’est Jonathan, pardon de te réveiller, tu ne m’as pas dit au revoir en partant, il faut que je te pose une question, c’est tout, juste une question, c’est très important pour moi, et après je repartirai, je te laisserai dormir, mon cœur, je n’ai jamais été dans cet état, laisse- moi entrer juste un instant, je t’en »

Temps mort. Battements de cœur amortis par la moquette épaisse. Bruits de pas feutrés. La porte du bonheur s’entrouve. Le doux visage décoiffé de l’autre. La timidité, la crainte qui, paraît-il, va souvent de pair avec les tremblements. Et Jonathan finit par poser la question qui le taraudait depuis sa promenade sur la plage :

«Dis-moi, euh… Es-tu une fille ou  un garçon ? »

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