Le tam-tam de lion – Birago Diop
À Ousmane SOCE
qui me conta le cousinage
de Bouki.
Le roi Bour-Gayndé-le-Lion s’ennuyait, car la vieillesse avait frappé à sa demeure.
La reine, morte depuis des lunes et des lunes, les enfants qui avaient grandi avaient trouvé, les filles des maris, les garçons des femmes ; et tous s’étaient taillé un fief lointain dans la vaste savane.
Bour-Gayndé s’ennuyait :
Il avait donc mandé Leuck-le-Lièvre, le plus vieux et le plus sage de ses conseillers ; et Leuck lui avait proposé de faire organiser un tam-tam.
— Un tam-tam ? s’était étonné le monarque.
En quoi un tam-tam pouvait-il raccourcir les jours si longs et combler les nuits si vides ?
Et Leuck, persuasif, avait décrit à son souverain les pouvoirs d’un tam-tam, la puissance du rythme, l’effet sur le corps, sur le sang et sur les nerfs d’une mesure bien scandée et bien soutenue ; le charme sur les vieillards, d’une danseuse pleine de grâce et d’agilité. Il avait même, pour finir de convaincre le roi, raconté l’aventure de Serigne Gakou, le marabout à qui on avait donné femme.
Amy n’était pas la plus laide des filles de Pétienne. Elle était même une des plus jolies et des plus courtisées. Ses prétendants sérieux étaient assez nombreux dans Pétienne et dans les villages voisins. Des jeunes gens vigoureux et des vieillards riches avaient déjà fait à maintes reprises demander sa main à son père. Mais Laye, le père d’Amy, depuis longtemps à l’abri du besoin, et le bien-être des siens assuré, n’avait plus pensé qu’au salut de son âme, et, dédaignant l’aide des jeunes et les biens des vieux, avait décidé d’offrir en aumône sa dernière fille à un marabout pour s’attirer les grâces du Maître des Créatures.
Il avait donc donné la main de son enfant à Serigne Gakou le marabout qui était de passage dans le pays.
Le mariage, prononcé selon les rites, s’il déplaisait aux prétendants évincés, jeunes et vieux, faisait encore moins l’affaire des compagnes d’Amy qui se voyaient frustrées de réunions joyeuses, égayées par les guitares et les chants des griots, prélude de toute union ordinaire.
Quoi ? Pas de festin ? Puisque l’époux, marabout vénérable, n’avait naturellement rien dans sa grande poche que son grand chapelet et n’avait offert ni dot à sa femme ni cadeaux aux amies et aux griots du village.
Pas de tam-tam ? Non ! Invention de Seytané-le-Diable qu’un marabout ne saurait tolérer.
On conduisait donc Amy vers la demeure de son époux dans un cortège morne et triste de filles maussades et de vieilles femmes lugubres quand, derrière une tapate, surgit Guéwel-le-Griot, son petit tambour, son tama, sous l’aisselle gauche.
Une des vieilles femmes, sortie du cortège, lui parla à l’oreille, et Guéwel se mêla aux femmes jusqu’à la porte de la case où Serigne Gakou le marabout ayant fini sa prière du soir égrenait son chapelet assis sur sa peau de mouton.
Sur un signe de la plus vieille femme, Guéwel-le-Griot battit trois mesures sur son tama.
Et la vieille annonça :
— Serigne Gakou, voici ta femme.
Le marabout, de la paume de la main gauche, se tapa sur la cuisse et secoua son chapelet.
La vieille se retourna vers Guéwel-le-Griot, et Guéwel fit résonner et sur un rythme plus nourri son tama.
Les jeunes filles battirent des mains. Et la vieille femme ordonna, en scandant la mesure :
Serigne Gakou fetjal
Gnou dyokh la sa dyabar !
Serigne Gakou danse
Nous te donnerons ta femme !
Entre la demeure de son père et la couche de son mari, une épousée appartient à ses amies, à ses compagnes chargées de la conduire dans la case nuptiale. Les compagnes d’Amy avaient trouvé leur vengeance. Faire danser le marabout.
Serigne Gakou s’arrêta d’égrener son chapelet :
— Non, je ne danse pas ; donnez-moi ma femme. Les mains battirent plus fort. L’ordre de la vieille exprimé par le chœur fut soutenu par le bourdonnement du tambour.
Serigne Gakou fetjal
Serigne Gakou danse
— Non, je ne danse pas, fit le vénérable marabout avec, sembla-t-il, plus de rythme, et ordonnant : Donnez-moi ma femme !
Gnou dyokh la sa dyabar !
Nous te donnerons ta femme.
reprirent en mesure les jeunes filles, les vieilles femmes, le griot et le tambour.
Lanka na ! dou ma fédye !…
Je refuse ! je ne danse pas !…
scanda cette fois le marabout en mettant son chapelet dans sa poche.
— Donnez-moi ma femme, suppliait-il.
Le tama était devenu plus bavard, les claquements des mains plus secs, le conseil plus pressant et mieux chanté :
Serigne Gakou danse
Nous te donnerons ta femme…
Serigne Gakou s’était levé, et, sur le même rythme que le chœur, désobéissait toujours :
Je refuse ! Dou ma fedye !
et réclamait :
Djokh lène ma sa ma dyabar.
Mais tama, griot, vieilles femmes et jeunes filles insistant, il ne put maîtriser ses jambes et celles-ci battaient la mesure pendant qu’il sortait de sa case vers le cortège en déclarant toujours :
Je refuse ! Je-ne-dan-se-pas
Donnez-moi-ma-femme
Leuck-le-Lièvre racontant l’aventure de Serigne Gakou avait tour à tour si bien imité le marabout en égrenant son chapelet imaginaire, si bien tiré d’un tambour qui n’était que sa patte gauche arrondie, des sons répercutés par sa langue pointue ; il avait si bien mimé le griot, battu des mains comme les vieilles femmes et dansé comme les jeunes filles, que Bour-Lion, riant à perdre ses dernières dents avait ordonné un tam-tam dans le plus court délai.
Thioye-le-Perroquet, Dougoudougou-le-Petit-Canard, Tann-le-Charognard, Bakhogne-le-Corbeau colportèrent aux quatre vents du ciel l’ordre de Bour-Gayndé, tandis que Golo-le-Singe en informait ceux des champs et ceux de la brousse et que Kantioli-le-Rat le rapportait au peuple fouisseur et à ceux de l’eau et des rives du fleuve…
— Un tam-tam donné par Bour-Lion ? Incroyable ! Inouï !
De mémoire de bête, nul n’y a jamais assisté, et les mères de leurs mères n’en avaient jamais entendu parler par leurs mères…
Et la nouvelle cheminait de la brousse à la forêt, s’accrochait aux branches des arbres-à-palabres dans les villages.
Un tam-tam donné par Bour-Lion ? ? ?
À l’accoutumée, quand la voix rugissante de Bour-Gayndé s’entendait ; ou quand son œil rouge brillait dans les parages d’une réunion joyeuse et dansante, ritis et tamas se taisaient, les ritikatts-violonistes et les tamakatts-tambourinaires tremblaient, les flûtes avalaient leurs sons aigres et les sabars étouffaient dans leur gros ventre leurs sourds bourdonnements ; même les calebasses renversées s’enfonçaient davantage dans le sable où se réfugiaient les plus turbulents et les plus têtus des bruits…
Et voici que Bour-Gayndé offrait un tam-tam à la pleine lune.
Vraiment il n’est que d’attendre, tout arrive un jour.
Bleum ! M’Bipp !
Blim ! M’Beupp !
Fer par terre
Bleum ! M’Bipp !
Blim ! M’Beupp !
Plume en l’air !
Ce n’est pas parce qu’il était le plus gros de tous, ni pour abuser de sa force que Nièye-l’Eléphant ouvrit le tam-tam. Mais sans se faire d’illusions sur ses talents, il tenait quand même à démentir la réputation que lui avait faite Djinakhe-la-Souris et que Khatj-le-Chien qui se mêle toujours de ce qui ne le regarde nullement, s’était empressé de lui rapporter. Djinakhe insinuait à qui voulait l’entendre que Nièye qui avait pu l’on ne sait par quel miracle se déraciner un jour et se déplacer, n’était toujours pas plus souple que les Baobabs, ses parents et ancêtres, et ne pourrait jamais esquisser un geste qui ressemblât à un pas de danse.
Bleum ! M’Bipp !
Fer par terre
Blim ! M’Beupp !
Plume en l’air !
Les tamas à la voix sèche qui avaient préludé s’étaient arrêtés étonnés. Les sabars tempérés hésitaient déjà. Les battements sourds des n’deundes par contre s’amplifièrent, dominés par les roulements des dyoun dyoungs, seuls accords dignes d’un tel danseur :
Bleum ! M’Bipp !
Blim ! M’Beupp !
Le sol gémissait demandant grâce et ne respirait qu’un temps lorsque Nièye arrivait à arracher de son dos ses quatre souches.
Bleum ! M’Bipp !
Et Gouye-le-Baobab était aussi étonné et ahuri que Vère-la-Lune qui regardait aussi et s’extasiait de l’exploit de Nièye ; Gouye se demandait lequel de ses enfants imprudent et écervelé s’était, par mégarde, assis sur un nid de fourmis et refusant de donner à dîner aux magnans voraces, parvenait à arracher de la terre ses rugueuses racines.
Blim ! M’Beupp !
Blim ! M’Beupp !
Djinakhe s’était donc perdue dans le cercle en liesse où les battements des mains plus nourris indiquaient le triomphe de Nièye-l’Eléphant. La démonstration était faite qu’elle n’était qu’une vile menteuse, à la langue plus longue que la queue qui pourra lui servir de muselière à l’avenir pour lui éviter une correction qu’elle n’aurait pas volée.
Décidément, on finira par tout voir en ce monde puisque déjà le tam-tam de Bour-Gayndé avait été la première des choses jusque-là inouïes.
C’est encore Khatj-le-Chien, toujours impertinent, qui lançait cette remarque à la vue de M’Bam-l’Âne, remplaçant dans le cercle joyeux Nièye-l’Eléphant essoufflé et fier de son succès.
Bêtise innée ou sagesse naissante ?
M’Bam-l’Âne, abreuvé de coups, déjeunant de fardeaux, dînant de charges, était cependant satisfait de son sort. Parce que, prétendait-il, et ceci à l’intention de Nagg-le-Bœuf, de Khar-le-Mouton, de Béye-la-Chèvre et des gens à plumes de la maison, il ne risquait pas de finir un jour sous le couteau d’un boucher maure et dans le ventre de ceux du village.
Un hôte pouvait arriver impromptu, grand marabout, ou petit talibé, beau-parent ou simple parasite professionnel, il ne risquait pas d’être sacrifié pour le repas de bienvenue. C’est cela que M’Bam tenait à proclamer en ce tam-tam de
Bour-Gayndé à la face de tous et aux yeux de la Lune, en lançant une ruade après une volte et une cabriole.
Ganne safoul M’Bam !
L’hôte indiffère l’âne !
Baye ou Ganne it safoul M’Bam !
Le père de l’hôte aussi indiffère l’âne !
Une volte, une cabriole, un hi-han retentissant, mais aussi, hélas ! un bruit insolite et plus retentissant encore couvrant claquements des mains et roulements des tambours.
Mais il était dit qu’en ce tam-tam de Bour-Gayndé, M’Bam-l’Âne aurait eu jusqu’au bout de la bouillie-du-bon-dieu, une chance considérable. Car ce ne furent pas que des rires qui firent taire même Tama, et même Khatj-le-Chien, c’était un silence brusque comme cassure de bois mort, un silence lourd que
M’Bam saisit comme quelqu’un qui va se noyer s’agrippe à ses propres oreilles, et il avertit spectateurs et compagnons :
Li nguène fog dou mome !
Li nguène fog dou mome kat !
Ce n’est pas ce que vous croyez !
Ce n’est pas du tout ce que vous croyez !
Mane, sa ma m’baroum paka
Dal tji sa ma podj kat
N’dé dôkhotouma !
C’est le fourreau de ma dague
Qui a heurté ma cuisse
Mais je n’ai pas pété.
Pour une fois en ce qui concerne cette habitude ancestrale, M’Bam avait raison et tamas, sabars et n’deundes approuvèrent et confirmèrent.
Et dans les bravos et les applaudissements, fier et triomphant, M’Bam rentra dans le cercle tandis que Bour-Gayndé, reconnaissant enfin sa sagesse, ordonnait à Leuck-le-Lièvre :
— Il fera partie désormais du Conseil des Notables.
Danse, chant et musique sont enfants du même lit et nul n’a jamais pu dire lequel d’entre eux était l’aîné.
Chaque danseur esquissant son premier pas lançait donc à Guéwel le Chef d’orchestre, les mots et le rythme de son Tass ou de son Bak, de sa chanson-devise, le plus souvent allusion malveillante à quelque voisin ou fanfaronnade provocatrice.
Bouki-l’Hyène, chacun le devine, aurait manqué à sa nature, si elle ne saisissait pas l’occasion pour étaler sa perversité et faire trembler une fois de plus, même au milieu d’une compagnie aussi joyeuse et aussi bruyante, sa victime de toujours, Béye-la-Chèvre, la reine des pleurnicheuses. Fléchissant encore davantage ses reins avachis, Bouki, sautant au milieu du cercle, lança de sa voix nasillarde qu’imita aussitôt Tama le tambourin espiègle :
Goussoum nouk eye !
Goussoum nouk !
Tèye ma réré
Béye m’bembé !
Chair fraîche !
Chair tendre !
Je dînerai aujourd’hui
De Béye la pleureuse !
Trois tours, la fesse basse, le nez en l’air reniflant une charogne future ou le sang d’une fraîche proie prochaine, Bouki effaça dans la foule son derrière tacheté.
M’Beutt-l’Iguane contraignant sa nature (ce qui est le propre de tout ce qui vit : se faire voir tel que l’on se voudrait), maîtrisant sa vélocité, se dandinant soutenu par le sabar, le plus pondéré des tambours, parce qu’il était en compagnie de son épouse, scandant des pas mesurés, déclarait plein de suffisance :
Dokhinou M’Beutt
Ak dyabaram !
La démarche de l’iguane
Avec sa femme !
Djinakhe-la-Souris qui s’était à nouveau insinuée à côté des tambours souffla à Tama-l’Espiègle, et sur le même rythme que le Tass du danseur qui se balançait orgueilleusement :
Sanni ko papayo
Tya bop ba !
Lance-lui une papaye
Sur la gueule !
Un immense éclat de rires rendit au couple M’Beutt son allure héréditaire et il disparut entre les jambes de Guèlem-le-Chameau, et dans la nuit…
Golo-le-Singe n’eût plus été lui-même s’il avait tardé plus avant à se montrer et avait continué à laisser tous ces lourdauds et imbéciles (c’est l’opinion qu’il avait d’ailleurs du monde entier, ses père et mère compris !) recueillir les applaudissements et détendre leurs membres aux sons des tambours. L’inaction lui pesait. Inaction toute relative d’ailleurs car bien que coincé entre M’Bam-Hal-le-Phacochère et Diassigue-le-Caïman que tout ce bruit n’empêchait pas de somnoler, il avait commencé à trépigner dès les premiers cris des tamas.
Golo s’élança donc, un saut à droite, une pirouette à gauche, suspendu en l’air par sa queue qui pointait vers la Lune maintenant au sommet de la voûte céleste, il criait :
Souma done Thile…
(Si j’étais Chacal…)
Qu’allait-il sortir à Thile-le-Chacal, son ennemi de toujours parmi tant d’autres, parce que comme lui mal élevé et surtout comme lui grand amateur de pastèques ?
Leur plus récente querelle datait certainement de plusieurs lunes ; pourtant Golo à la mémoire si courte quand il s’agit de ses méfaits et malaventures, n’avait pas encore oublié certain coup de dents sur sa fesse pelée que Thile lui avait administré au cours d’une poursuite heurtée.
Golo prévenait donc l’assistance :
Souma done Thile
Douma dème pinthiou’p Kébé
Thile ga fa démone
Salaw dotoul nyar
Fire na gnou ko goudi,
Fire ko Takoussane,
Fire ga né ko tjoffett
Mouye vokou bédé…
Si j’étais Chacal
Je n’irais pas en place de Kébé,
Le Chacal qui y fut
Ne le fera pas deux fois.
Piégé de nuit
Piégé avant le crépuscule
Le piège le pinça-t-il à peine
Qu’il se gratta jusqu’à en mourir…
Le succès de Golo ne fut pas aussi grand cependant qu’il l’aurait voulu et qu’il l’attendait malgré le rythme balancé de sa chanson. Il en avait trop fait, trop souvent, à trop de gens, pour être apprécié facilement. Et puis chacun pensait, avec un semblant de raison, qu’il lui était aisé de parler de démangeaisons à lui Singe. Car si se gratter pouvait mener au tombeau, il y a longtemps que toute la terre aurait été débarrassée du fléau qu’incarnait ce fils de Seytané-le-Diable.
Thioye-le-Perroquet qui, jusque-là (chacun se demandait d’ailleurs comment la chose avait pu être possible), avait enfermé sa langue épaisse mais claquante dans son bec crochu, voletant lourdement, chassa Golo et pour une fois fit preuve de sagesse (Khatj-le-Chien l’avait bien dit : tout arrive un jour). Tournoyant lentement, Thioye-le-Perroquet déclarait :
Thioye nave
Dal tja guer ga !
Thioye nave
Dal tja guer !
Louma nave nave
Dal tja guer ga !
Perroquet vole
Mais se pose sur le n’guer
Perroquet vole
Se pose sur le n’guer
Vole-t-il ! qu’il vole
Il se pose toujours sur le n’guer !
Thioye nave
Dal tja guer
Le rythme n’était peut-être pas des plus nourris du Tass de Thioye-le-Perroquet mais les paroles en disaient assez à ceux qui savaient entendre : où se trouvent en effet salut, repos, bien-être et quiétude, si ce n’est au bercail ?
Joignant l’acte à la sentence, n’attendant pas les applaudissements, Thioye s’en fut vers la Savane sans écouter Dyakhaye-l’Aigle qui exhortait ses enfants :
Nave o ! nave
Bèye dali n’Dombo !
Nave lène tja kove
Bèye dali n’Dombo !
Voler o ! voler
Jusqu’à n’Dombo !
Voler bien haut
Jusqu’à n’Dombo !
Thioye n’avait aucune envie, n’en ayant pas les moyens, de voler jusqu’à n’Dombo, jusqu’au bout du monde.
Save-le-Porc-Épic, hérissant sa toison raide comme un faisceau de khalimas appartenant à un marabout plus savant que Serigne Gakou, décocha quatre dards aux quatre vents de la nuit. Il avertit en s’avançant au cœur du cercle bruyant :
Kouma maf nyandou tèye
Bou rène dé dévène
Lo gob djendé ko teg !
Celui qui me monte en poil aujourd’hui,
Vendra sa récolte l’an prochain
Pour s’acheter une selle !
Et tous ceux qui, un jour ou l’autre, oubliant les enseignements de leurs ancêtres, voudraient tenter quelque chose d’impossible, se souviendraient, peut-être à temps, du bak de Save-le-Porc-Épic.
Ce ne fut pas l’arrivée de Djanne-le-Serpent qui délogea du cercle Save-le-Porc-Épic qui pensait en avoir assez dit et s’en allait dans le bruit d’une calebasse-gourde remplie de cauris.
Djanne-le-Serpent tortillant, comme un ver atteint de coliques, son corps dont le froid faisait frissonner le sol, redressa la tête et fit entendre sa sourde puissance :
Kou Djanne mâte
Sam khèle dèm tji dé
Ba n’gaye dounde
Ak ba n’gaye dé yep
Sam khèle dèm tji dé !
Qui est mordu par le Serpent
Pense à la mort !
Vivras-tu ?
Trépasseras-tu ?
Tu penses à la mort !
Leuck-le-Lièvre ne savait peut-être pas tout, mais il savait beaucoup et tous avaient recours à lui à toutes les occasions de la vie quotidienne. Il frayait à l’accoutumée avec tout le monde et chacun le considérait et l’enviait parfois de se tirer de tous les mauvais pas. Leuck pouvait donc, devait donc être satisfait de son sort. Mais comptez donc sur vos vingt doigts les créatures qui vous diront l’être du leur. Leuck, malgré les apparences, en dépit de la croyance unanime, n’était certainement pas du nombre. Certes, il ne lui manquait pas grand-chose, mais c’était déjà trop à son gré. Leuck n’avait jamais franchi le grand fleuve et s’en désolait.
S’écartant du trône de Bour-Gayndé, il entra dans le cercle, fit taire tamas, sabars et n’deundes et, soufflant dans sa flûte aigrelette, il s’adressait à un pêcheur lointain comptant sur le charme de sa musique :
Liti, Koumba, Liti,
Teg ma tji gal !…
Flûte, Koumba, Flûte,
Mets-moi dans une pirogue !…
Mais il n’acheva pas sa prière, car Bour-Gayndé qui ne pouvait se passer du plus avisé de ses courtisans, du plus sage des notables, soutien de son trône, le rappelait déjà.
Bour-Gayndé montra à Leuck Kéwel-la-Gazelle qui se dissimulait timidement derrière Nièye-l’Eléphant encore essoufflé de son exploit :
— Dis à cette charmante enfant de nous montrer ce qu’elle peut faire…, ordonna-t-il.
Ce qui ne se doit dire, peut se chanter. Ce qui ne peut se chanter, se danse. La danse est donc l’aînée de la musique et du chant, parce qu’elle est la plus sage et la plus raisonnable. Elle n’a jamais offensé personne et n’a jamais attiré à quiconque soucis, tracas ni démêlés.
Kéwel la gracieuse, belle et élancée, Kéwel-la-Gazelle savait cela depuis la naissance de la brousse et du peuple de la brousse. Tout son corps n’était que rythme et frissons voluptueux. Timide, effacée et même peureuse de nature, elle ne hantait pas d’habitude beaucoup de monde, et réservait le plus souvent ses mouvements gracieux et ses bonds agiles aux jacassants roseaux, l’herbe caressante et amoureuse ; parfois aux palmiers échevelés et curieux qui assouplissaient leurs reins raides pour s’incliner vers elle. Aussi Kéwel n’était-elle pas connue de tout le monde et était même peut-être ignorée de chacun. Ce fut un cri d’admiration qui accueillit ses premières salutations et ses pas frêlement vibrants.
Les claquements des mains soulignaient la question mille et cent fois répétée :
— Qui est-ce ? Qui est-ce ?
Bouki-l’Hyène s’était à nouveau avancée au premier rang. Orgueilleuse et surtout vaniteuse, elle entendait partager un succès aussi éclatant :
— Applaudissez ! Applaudissez ! ordonna-t-elle.
Et Kéwel dansant toujours en silence selon le rite de son clan, ce fut Bouki qui lança à la foule en délire une chanson de sa composition. Elle était trop bête pour ressentir quelque jalousie que ce fût à l’égard de la danseuse et c’est franchement admirative (elle, la fourberie faite chair) qu’elle dominait de sa voix nasillarde le chœur charmé qui reprit sa chanson :
Kéwel o ! nyoye !
Kéwel Koumba nyoye !
Ya tebône sa ma nyak-ba
Kéwel Koumba nyoye !
Kéwel ô ! bondis !
Kéwel Koumba un bond !
C’est toi qui franchis ma haie
Kéwel Koumba bondis !
Leuck-le-Lièvre, comme toujours, avait eu raison en prônant les vertus du tam-tam. Ainsi pensait Bour-Gayndé dont les nerfs se réveillaient et dont le sang battait furieusement les tempes blanchies et ridées.
Kéwel ô ! bondis !
— Qui est-ce ? Mais qui est-ce donc ?
Leuck s’approcha de Bouki dont la voix nasillarde dominait toujours le chœur :
Kéwel Koumba nyoye !
— Qui est-ce ? demanda Leuck.
— Comment, tu ne la connais pas ?
— Qui est-ce ? demandèrent d’autres voisins.
— Comment ? s’étonna Bouki vexée. Mais c’est Kéwel, c’est ma cousine, la fille de ma tante Khourédia.
— C’est Kéwel ! C’est la cousine de Bouki.
Et le renseignement parcourut le cercle ondulant.
— C’est la cousine de Bouki !
— C’est Kéwel !
— La fille de sa tante !
— Sa tante Khourédia !
Et Kéwel, la fille de la tante de Bouki, dansait toujours, s’approchant du trône de Bour-Gayndé en des bonds fulgurants…
Kéwel o ! nyoye !
Tu sautas ma haie !
Kéwel Koumba un bond !
Serigne Gakou le marabout n’avait peut-être pas toujours tort malgré sa sagesse et son fanatisme vrai ou (c’était plus probable) calculé, quand il déclarait que la danse était œuvre satanique…
Soutenue par les claquements des mains, par la voix émerveillée des tambours qui se surpassaient ; par le chant mieux rythmé, Kéwel était vraiment merveilleuse. C’était maintenant Seytané-le-Démon qui l’aiguillonnait malheureusement, hélas !
Kéwel Koumba ! Un bond !
Et… le bond finit sur la patte gauche de Bour-Gayndé. La pointe acérée de la gracile jambe de Kéwel-la-Gazelle, aussi tranchante que l’alène de Woudé-le-Cordonnier, arracha au Monarque un rugissement de douleur qui n’avait rien de commun avec sa voix habituelle de commandement et de triomphe. La plaie d’amour-propre fut plus profonde que celle de sa chair qui saignait cependant abondamment. Bour était vexé ! Tout le monde tremblait, jusqu’aux limites de la Savane, jusqu’au cœur de la Forêt ; dans les cases les mères serraient plus fort les enfants réveillés et pleurant d’effroi.
Kéwel-la-Gazelle, lancée par la fronde de Tytt-la-Peur, Tytt-la-Salutaire avait déjà filé plus vite que Fett-la-Flèche, et s’était évanouie dans la Brousse qui avait le même pelage qu’elle et qui était sa complice depuis la naissance du monde.
La colère royale ne connut alors plus de borne et Bour-Gayndé ordonna :
— Que le parent de cette effrontée paie pour elle. Amenez-moi Bouki !
Ce fut fait.
D’un coup de patte que ranimait l’ardeur d’antan retrouvée, Bour-Gayndé brisa les reins affalés et ouvrit par le dos, jusqu’au nombril, le ventre de Bouki en qui le Maître des Créatures avait concentré toute la laideur du monde et qui s’acquitta ainsi de son prétendu cousinage avec Kéwel-la-Gazelle, la gracieuse Kéwel.