La solitude à plusieurs – Frédéric Beigbeder
L’homme n’est peut-être pas fait pour rester seul, mais il l’est pourtant — même marié, l’homme demeure seul et abandonné sur une planète qui fonce dans le vide intersidéral à la vitesse de 29,79 kilomètres par seconde. L’homme naît, court, se dépêche de vivre, lit des livres, va au cinéma, souffre, prend son petit déjeuner, meurt. Parfois, dans l’intervalle, il peut lui sembler qu’il n’est pas fait pour le célibat éternel. Il risque alors de tomber amoureux, c’est-à-dire de mentir à une jolie femme autant qu’à lui-même. Observons-le avec un œil attendri : il cherche à séduire comme un député en pleine campagne électorale ; se doute-t-il que ses promesses ne seront pas tenues ? Il peut tenter de se persuader qu’il est heureux. Il se mariera, se reproduira, prendra des photographies en couleurs pour tenter d’immortaliser l’éphémère. Comme il est émouvant de le voir sourire sur les clichés. Dans ses bras, il tient un bébé tout rose, lequel ne sait pas encore qu’il finira seul, lui aussi. Dans sa main, il serre celle de son épouse (est-ce pour l’empêcher de partir ou seulement pour se rassurer ?).
Le jour où l’homme découvre qu’il a été dupé, il lève les yeux au ciel et ses larmes dégoulinent face au soleil qui se situe à une distance de 152 millions de kilomètres de la Terre. Il rampe sur le sol, vomit son repas — il est assez pitoyable, nous vous prions de l’excuser pour cet épisode peu gratifiant. Puis il sort le soir dès lors qu’il a enfin admis que tous les hommes sont condamnés à être célibataires. Certains mettent plus de temps que d’autres à l’accepter, mais tel est leur destin naturel : errer de bar en bar, de ville en ville, de femme en femme, regarder des cassettes vidéo, bouffer des Bolinos, danser devant la glace, tenter de se faire passer pour quelqu’un d’autre, fabriquer des trucs comme des yahourts ou des parfums ou des voitures ou des romans, tout ceci pour épater les dames (en vain, bien sûr, puisque les seules choses qui les épatent sont celles qui ne sont pas fabriquées).
Les célibataires sentent mauvais car ils n’ont pas de femme pour leur dire de se laver. Souvent, on reconnaît un célibataire à son haleine avinée. Il est mal rasé, et il manque un bouton à sa chemise qui pue. Le célibataire fait plus pitié qu’envie, sauf aux hommes mariés qui l’imaginent libre alors qu’il n’est que désespéré. Dieu sait qu’il faut être désespéré pour manger un Happy Meal le dimanche soir devant sa télé, surtout depuis qu’Anne Sinclair a été remplacée par Michel Drucker.
L’homme marié a sans doute tort de jalouser le célibataire, mais il n’y peut rien, c’est plus fort que lui, il rêve de les tomber toutes, il s’imagine que le célibataire est couvert de femmes, qu’il a une belle vie d’aventurier avec week- ends italiens, caresses buccales, marivaudages compliqués, positions nouvelles, et de langoureux messages sur sa boîte vocale Itinéris. Il ignore que les célibataires rentrent tous les soirs bredouilles sauf quand ils sont membres d’un boys’ band (et encore, il faut être à la mode, cela ne dure pas longtemps). La meilleure preuve que les célibataires sont affligeants, c’est que les femmes n’en veulent pas : elles préfèrent draguer le mari de leur meilleure amie.
Personnellement, je vis avec quelqu’un parce que je suis faible. Je n’ai pas le courage de rester seul, ni celui de me remarier. Il existe une zone de flou artistique entre le célibat dépressif et le mariage ennuyeux : baptisons-la bonheur. Le couple sert à protéger les lâches contre la vérité de ce monde, qui est la mort, comme dit Céline dans Voyage au bout de la nuit (même éditeur). Mais l’amour est un mensonge qui a de bons côtés, me dis-je en mordillant l’oreille de Delphine sous une lune suspendue à 384 400 kilomètres au-dessus de nos innocentes petites têtes.