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Lumières – Léon Degrelle

Lumières – Léon Degrelle

La guerre, pour nous, soldats, ce sont de pauvres compagnons aux visages presque verts qu’on enfouit dans la terre gelée, mais c’est aussi, c’est le plus souvent la souffrance obscure, sans falbalas, c’est la boue, c’est la neige, c’est le rata grossier, ce sont les pieds déchirés par les marches sans fin, ce sont les cent misères un peu honteuses qui entourent la vie du soldat au front, comme un brouillard poisseux et triste.
Cette vie à l’étouffée réclame sans arrêt l’effort de l’énergie, le sursaut de l’âme qui doit s’arracher aux brumes pour rayonner encore.
Mais cette vie n’a aucun rapport avec les idées brillantes qu’a le public au sujet des exploits guerriers.
Il ne faut pas le détromper. On lui abîmerait sa belle image aux couleurs vives.
Pourtant cette vie je l’épuise chaque jour avec une joie un peu triste mais puissante, car elle est une incomparable leçon de patience, de mortification, d’élévation.

N’essayons pas de tricher avec l’épreuve ou d’étouffer sa voix. Si sa leçon devait être inutile, si nos âmes n’étaient pas, au retour, transfigurées par elle, il y aurait une muraille entre ceux qui ont eu peur de l’épreuve et ceux qui ont regardé, bien en face, les jours graves qui nous permettent aujourd’hui de nous grandir.
La vie distribue en série ses crocs-en-jambe. Je m’en étais évadé, comme tant d’autres, le cœur las, inquiet, rongé. Je ne veux y rentrer qu’apaisé, ayant retrouvé l’innocence dans la confiance.

C’est Noël. Je regarde la neige qui tombe inlassablement, et, malgré sa légèreté, je sens que j’étouffe.
Des soldats passent, le dos rond, allant vite.
Autour de moi, rien ; toujours le vent qui souffle, un homme qui se ronge les ongles, d’autres qui se laissent tomber, recrus de fatigue par les nuits de guet.
Jésus aurait pu naître dans notre abri.
Candeur des braves bêtes de la Crèche qui faisaient tout ce qu’elles pouvaient…
Candeur du cœur des bergers qui n’ont pas douté une seconde, pas calculé, et qui ont, à l’instant même, tout apporté…
Ils n’avaient que des moutons, ils donnaient leurs moutons.
Qui, en se souvenant d’eux, ne reprendrait pas courage ? Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’on donne, moutons ou millions, c’est la ferveur du cœur qui anime le don.

Parfois la vie me semble trop harassante à porter, douloureuse même à être pensée.
Aujourd’hui c’est presque une angoisse.
Oublier qu’on a une sensibilité, une âme qui crie !
Qui nous aiderait à oublier ?
Nous avons passé la journée à tuer des douzaines de gros poux, gorgés, qui nous dévorent. C’est tout. Et l’âme doit rester haute, fière, inébranlable.
Elle le reste.
Mais de grandes voix étouffées, tout au fond, gémissent.
Nous ne sommes pas des hommes autrement bâtis que les autres. Nous aussi, nous aimerions, quand nous n’écoutons que les appels de la vie extérieure, faire glisser dans nos doigts un argent gagné sans ères. Je bon, dont les corps brûlent, dont les yeux ont les lumières mêlées du désir et du plaisir. La bête humaine, la jeunesse, le besoin de dompter, se cabrent à cette heure : ne gâches-tu pas tes années de vie rayonnante ? Guetté par la mort à chaque heure, n’as-tu pas de regrets, l’envie de tout casser et de courir, de te jeter vers le plaisir, vers les visages lumineux, vers les beaux corps lisses que connaissent à ta place les garçons de ton temps ?…

Ce sont des moments où il faut garrotter ses passions pour nourrir son âme et sa foi, aux dépends des désirs tellement humains qui brillent devant nos yeux comme un mirage.
Nous montons la garde à nos parapets glacés, avec un brin d’amertume au cœur, mais supérieurement heureux pourtant du sacrifice renouvelé chaque jour, sans même savoir si nous serons jamais compris.

Fin d’année. Je récapitule la file des jours qui meurent.
Année avec ses secrets et ses lumières…
Les secrets qu’on cache derrière un sourire, mais qui saignent souvent, comme des plaies jamais fermées…
Et puis, les lumières.
Il y a les lumières que les yeux des hommes ont vues. Ce sont les moins belles. C’est tel geste théâtral devant autrui, même quand on prend des airs modestes. Il est si difficile de garder un cœur vraiment naïf et de ne pas être trop content de soi-même…
Ces lumières-là, ces lumières imparfaites sont celles dont on se souviendra au dehors. Soit. Mais ces lumières font mal aux yeux. On est aveuglé quand on les quitte. Et on est si souvent replongé des lumières crues dans les ombres de la banalité quotidienne ou des revers !
Je me souviens de ces lumières. Je les aime dans la mesure où elles ont éclairé brusquement l’idéal vers lequel je marche.

Je ne devrais aimer ces lumières-là que pour ce motif. Mais je sais bien que je me laisse prendre à la satisfaction que j’ai de moi-même. Finalement, ces lumières, nécessaires à l’action, m’attristent car elles me montrent que, chaque fois, je mords, un peu ou beaucoup, à l’hameçon de la vanité ou de l’orgueil.
Et puis il y a les autres lumières, celles que nul n’aperçoit du dehors. Elles éclairent notre âme aux rayons X. On sait alors exactement ce qu’on vaut. Et on n’est plus très fier. On voit crûment chacune de ses faiblesses, on ne trouve que de mauvaises excuses à cent fautes, toujours les mêmes.

Mais c’est justement parce qu’on ne connaît que trop bien sa médiocrité qu’on éprouve des joies enivrantes quand les lumières qui naissent de la chaleur de l’âme finissent par éclairer une oeuvre qui marque un effort. Ce n’est pas encore grand-chose, mais c’est né après tant de lâchetés secrètes que ce premier sourire intérieur plonge dans des ravissements indicibles.

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