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Une journée de beau père – Birago Diop

Une journée de beau père – Birago Diop

La Lune des semailles approchait.

Le Village de N’Dimbe n’était pas plus avancé que ses voisins proches ou lointains pour les façons, retournage des champs et brûlage des souches. Ses habitants, les N’Dimbènes, n’étaient pas plus épargnés que ceux des autres villages par le dur temps de la soudure.

Mais les gens de N’Dimbe avaient de tous temps été réputés d’une ferme sagesse et d’une douce patience qu’étayait une modestie proverbiale dans tout le pays.

Cependant les palabres du soir que les hommes alimentaient des rigueurs du moment, et même les veillées des femmes et des enfants où revivaient les contes d’antan, étaient souvent, et même plus que souvent, troublés par les vantardises et les fadaises que Mor Yacine, s’agitant comme un haricot esseulé dans une marmite d’eau bouillante, débitait et ponctuait de sa vaniteuse et agaçante affirmation : « Personne ne peut rien contre moi. »

Les Vieux Birane et Yacine avaient depuis des lunes et des lunes rejoint, l’un suivant l’autre, la demeure des aïeux, après une longue vie de travail et de bienfaits autour d’eux, en se demandant jusqu’à leur dernier soupir quels Souffles avaient accueilli en ce monde-ci leur fils Mor Yacine et en avaient fait cet être d’une vanité sans mesure au milieu de parents et amis si humbles !

Birane et Yacine étaient partis sans avoir eu l’immense plaisir, la vraie joie de bercer un fils de leur fils car Mor Yacine jusqu’à leur mort n’avait, disait-il, trouvé ni à N’Dimbe, ni dans les villages voisins une jeune fille digne de partager sa couche, de cuire ses repas, de l’accompagner au champ.

Aux conseils et prières de ses père et mère, aux suggestions des parents et amis, à l’étonnement des uns et des autres, Mor Yacine avait jusque-là répondu par son insolent : « Kène mana louma dara ! » (Personne ne peut rien contre Moi !)

Cependant l’âge venant, ses père et mère ayant quitté la demeure maintenant devenue trop grande pour lui tout seul, même pour n’y passer que ses nuits, les maris de ses trois sœurs en ayant plus qu’assez d’un si insupportable beau-frère, Mor Yacine avait envoyé des parents, des amis et des griots, des jeunes et des vieux demander femme au village de N’Diayene où le vieux Waly Khouredia N’Diaye qui avait autant sinon plus de biens que les moins pauvres de N’Dimbe dont Mor Yacine son neveu lui-même, voyait sa fille Yama refuser tous ses prétendants, et commençait à désespérer lui aussi comme et plus que feux Birane et Yacine de voir sur ses genoux faiblissants ou d’entendre de ses oreilles chaque jour de moins en moins fines, le rire clair ou les pleurs assourdis d’une fille ou d’un garçon de Yama-la-Préférée.

Les messagers de Mor Yacine qui lui avaient rapporté la bonne nouvelle de l’accord de son oncle le vieux Waly Bigué Khouredia N’Diaye et de sa fille Yama, à la grande surprise de tous, ceux de N’Dimbe comme ceux de N’Diayene et des villages voisins, les messagers tout fiers avaient été accueillis par l’irritant « Personne ne peut rien contre Moi » de leur vaniteux parent et ami.

Dans N’Dimbe que les gens du pays et même les étrangers qui y étaient passés ou y avaient séjourné plus ou moins longtemps, n’appelaient plus que Keur-Mougne, le Village-de-Patience, un homme était parfois moins patient que les autres. C’était Matar Goumba, l’aveugle.

Peut-être parce que vivant dans son éternelle nuit, Matar Goumba « voyait » ce que les voyants ne voient que dans leurs rêves quand ils ont le bonheur — ou le malheur — de faire des rêves. Peut-être parce qu’il entendait d’autres bruits qui peuplaient les silences où baignent ceux qui vivent le jour, Matar Goumba, esprit fin et délié comme tous ses pareils privés de lumière, s’irritait parfois et même souvent des fanfaronnades de Mor Yacine.

Mor Yacine, cependant, non seulement connaissait l’adage qui dicte le devoir premier envers ceux qui ne voient pas comme les autres : « Si tu ne fais la Charité à l’aveugle, ne lui enlève pas au moins son aumône », et donnait, peut-être plus souvent que d’autres, quoique plus aisé, à Matar Goumba ; mais il donnait mal, donnant ostensiblement et ponctuait parfois son obole de son provoquant « Personne ne peut rien contre moi ».

Matar Goumba qui ne devait rien à personne sinon ses mercis (et encore ! car il ne faut pas croire que tous les aveugles sont d’une politesse à toute épreuve), ses mercis et ses bénédictions, Matar Goumba s’était promis depuis longtemps, dès la mort de Birane et de Yacine, les père et mère de Mor Yacine, de donner à celui-ci une leçon plus ou moins cuisante.

Il advint qu’un soir de vendredi, le beau, le riche Mor Yacine à qui le vieux Waly N’Diaye son oncle du Village de N’Diayene avait promis la main de sa fille Yama, annonça à tout le village de N’Dimbe, entre deux tonitruants « personne ne peut rien contre moi », qu’il venait de finir de contacter tous ses « pairs », camarades de classe — d’âge, et frères — de case des villages d’autour et d’alentours et de plus loin encore. N’Diobène, M’Bayène, N’Diba, Nioro ; et que tous lui avaient assuré leur aide, leurs bras et leur vigueur pour la journée de travail au champ qu’il devait en bon prétendant à son futur beau-père. Et le vendredi à venir était irrévocablement retenu car la Lune des semailles approchait.

Les propos que Mor Yacine avait tenus sous l’arbre-à-palabres aux vieux et aux moins jeunes étaient également tombés dans l’oreille d’un aveugle qui n’était pas sourd.

Et Matar Goumba « vit » en ces propos la belle occasion qu’il cherchait, depuis des lunes et des lunes, d’infliger au vaniteux la leçon qu’il méritait et dont il se souviendrait, sans aucun doute, jusque dans sa descendance probable.

La besace en bandoulière, un gros gourdin à la main, Matar Goumba n’avait pas attendu la troisième aube pour sortir de N’Dimbe-Keur Mougne.

Par sentes, sentiers et venelles, trois jours durant il parcourut le pays, s’arrêta dans tous les Villages d’autour et d’alentours.

Au pied de chaque arbre-à-palabres, après avoir empoché moultes aumônes, récuré une calebasse et récité quelques prières, Matar Goumba donnait sa bénédiction pour les enfants que le crépuscule avait fait rentrer dans les demeures ; puis, imperturbable et sentencieux, ajoutait :

« Et d’autre part, car j’allais l’oublier, Mor Yacine de N’Dimbe-Keur Mougne, m’a chargé de vous prévenir tous que le vendredi de travail qu’il avait retenu pour le champ de son futur beau-père Waly N’Diaye de N’Diayène est reporté à un autre jour qu’il reviendra vous fixer lui-même ; et qu’il vous remercie tous quand même et vous salue. »

Qui donc s’intéresse outre mesure aux malaises ou indispositions d’un aveugle de village, ou s’inquiéterait de son absence aux palabres vespérales ?

Courbé sur son gros gourdin, Matar Goumba revenu à N’Dimbe le quatrième soir avait tenu cependant à apprendre à tous ceux du Village que de méchantes coliques l’avaient cloué les trois jours passés sur son grabat.

De lever de soleil à crépuscule et d’aube à coucher de soleil, arriva ce vendredi que Mor Yacine devait à son futur beau-père Waly Khouredia N’Diaye de N’Diayène.

Habillé d’une culotte bouffante très courte et bien ajustée, un simbong qui pouvait se remplir d’air frais aux moindres mouvements comme les outres-soufflets de Ma-Thiam-Teugg le forgeron, tenant, tel un vaillant guerrier, sa lance, fermement son hoyau à la main, un hoyau tout neuf au fer rutilant aux dernières lueurs du feu qui avait réchauffé le déjeuner d’avant l’aurore ;

Flanqué, à droite, de son neveu qui tirait la corde de deux moutons de case, à gauche, de sa nièce qui portait une jarre d’huile sur la tête ;

Poussant son âne Faliké dont l’échine s’incurvait sous le faix d’une immense outre gonflée de riz, MorYacine se rendit au champ de Waly N’Diaye, son futur beau-père, bien avant que le Ciel se fût lavé la face.

Le Soleil dans sa première montée dépassait trois hauteurs d’homme quand Yama, la fiancée de Mor Yacine, toutes ses amies du village de N’Diayene et leurs griots galbés de tam-tams et de tamas arrivèrent au champ de Waly N’Diaye.

Chants des jeunes femmes, bourdon des tam-tams et babil des tamas s’éteignirent étonnés, tandis que les griots toujours malappris murmuraient déjà, ahuris de ne pas trouver le champ grouillant de laboureurs.

Les moutons furent cependant égorgés et les femmes se mirent à accommoder viande, riz et huile avec force condiments, tandis que les griots battaient rageusement la peau tendue et geignante ou criarde de leurs tam-tams.

Mais

Mor Yacine était seul !
Et bien seul
Sur sa parcelle !

Comme le déploraient les tambourins et le soulignaient les tam-tams.

Le Soleil montait, montait et commençait à arder dur et pas un laboureur ne débouchait du tournant d’un sentier.

Mor Yacine était seul !
Et bien seul
Sur sa parcelle !

Il était seul, tout seul devant l’immensité du champ couvert de mauvaises herbes et piqueté de souches fourchues.

Le Soleil maintenant au-dessus de sa tête, et son ombre terrée à ses pieds.

Mor Yacine était seul !
Et bien seul
Sur sa parcelle !

suant de honte, se démenant contre l’herbe morte sous les ricanements des griots réfugiés près des femmes à l’ombre du grand tamarinier où cuisait le riz au mouton si gras, destiné à ces laboureurs qui ne se décidaient pas apparemment à venir labourer en ce vendredi…

Le Soleil avait pris le chemin de sa descente. Les hommes du village de N’Diayene avaient fait leur prière de Tisbar et tous se rendirent au champ de Waly N’Diaye pour les félicitations d’usage au futur gendre et à ses vaillants compagnons.

Leur étonnement, leur stupeur, leur indignation se voient et s’entendent encore d’ici et de nos jours, de ne trouver que les jeunes femmes vociférant et les griots braillant et

Mor Yacine tout seul
Et bien seul
Sur sa parcelle

peinant de honte au milieu du champ.

Et ce vendredi funeste, fatal et fatidique, Mor Yacine perdit fiancée, faconde et fatuité.

Depuis lors, ce fut en rasant les clôtures qu’il vaquait à ses affaires ou se rendait à l’arbre-à-palabres où il n’ouvrait plus la bouche que pour murmurer une flatterie ou susurrer une approbation.

Le temps des semailles était passé. L’on avait sarclé le nombre de fois qu’il avait fallu. Le reste appartenait au Ciel qui avait à faire mûrir ce que la Terre avait reçu de la main des hommes (ou plutôt des femmes, car ce sont elles qui sèment).

Et le lundi, plus qu’en un autre temps, demeurait le jour de repos de l’homme des champs, jeune ou moins jeune.

Ce fut un lundi qu’au milieu des hommes de N’Dimbe-Keur-Mougne devisant sous l’arbre-à-palabres, Matar Goumba pointant son bâton d’aveugle vers le groupe d’où venaient les voix des jeunes gens s’informa :

— « O ! Les voyants qu’est-il donc advenu de mon ami Mor Yacine — Mane-Kène-manalouma-dara ? Malade ou bien en voyage ? »

Le surnom : « Personne-ne-peut-rien-contre-moi » provoqua une hilarité unanime et l’on répondit à Matar Goumba :

— Mor Yacine est bien au milieu de nous qui t’entend. Mais il n’a pas digéré encore la calebasse de honte que lui servirent ses pairs en ce vendredi de son futur beau-père.

Alors, son bâton toujours tendu dans la direction du groupe des jeunes, mi-gouailleur, mi-sentencieux, Matar Goumba l’aveugle, clama :

— « Mor Yacine ! Yacine Khouredia ! Enfourche ton âne Faliké demain à la fine pointe de l’aube, parcours tous les villages de la Savane et des hauteurs, et tu verras tous tes pairs te féliciter de la délicatesse que tu as eue de les avertir par la voix de Matar Goumba l’aveugle que la journée de travail que tu devais à ton futur beau-père avait été renvoyée à un autre jour que tu leurs fixerais ! Après cette randonnée, tu reviendras ici, à N’Dimbe, sous cet arbre-à-palabres, nous dire, Mor Yacine si :

« PERSONNE-NE-PEUT-RIEN-CONTRE-TOI. »

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