La fraternité a de ces subtilités – Fernando Pessoa
61
Me trouvant oppressé aujourd’hui, jusque dans la sensation physique de mon corps, par cette anxiété trop bien connue qui, parfois, déborde — j’ai assez mal mangé, et bu moins que de coutume, dans ce restaurant, ou ce petit bistrot, dont l’entresol assure la continuité de mon existence. Au moment où je sortais, le garçon s’aperçut que ma bouteille était demeurée à demi pleine ; se tournant vers moi, il me dit : « A bientôt, monsieur Soares ; j’espère que ça ira mieux. »
Cette simple phrase résonna pour moi comme un coup de clairon : mon âme s’éclaira subitement, comme un ciel balayé par le vent se voit soudain dégagé de ces nuages. Et je m’aperçus alors d’une chose que je n’avais jamais vue bien clairement : que chez les garçons de café ou les serveurs de restaurant, chez les coiffeurs ou les petits coursiers, postés au coin des rues, je rencontre une sympathie spontanée, naturelle, que je ne peux guère me vanter de trouver chez ceux que je fréquente avec une plus grande intimité, si l’on peut dire…
La fraternité a de ces subtilités.
Les uns gouvernent le monde, les autres sont le monde. Entre un millionnaire américain, abritant sa fortune en Suisse ou en Angleterre, et un leader socialiste de village — nulle différence de qualité, seulement de quantité. Loin au-dessous — nous autres les amorphes, nous le dramaturge bohème William Shakespeare, le maître d’école John Milton, le vagabond Dante Alighieri, nous le coursier qui m’a apporté un pli hier, le coiffeur qui me raconte des histoires drôles ou le serveur qui vient d’avoir, envers moi, un geste fraternel en me souhaitant une meilleure santé, simplement parce que je n’avais bu que la moitié de ma bouteille de vin…