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La défaite (Introduction) – Pierre Minet

La défaite (Introduction) – Pierre Minet

Introduction

C’est un jour comme les autres. En m’éveillant ce matin : « Ah ! te voilà encore ! »… J’ai bâillé de me retrouver. Une fois de plus la même histoire ; le même ennui. La même espérance aussi, qui m’exaspère. Car je la connais trop bien, et elle est plus humiliante que tout le reste. Lorsqu’elle paraît je commence par sourire ; c’est idiot mais je ne puis m’en empêcher. Je suis content, très content. Il me semble qu’elle a raison et que la vie, en effet… L’instant d’après je me demande comment j’ai pu de nouveau ajouter foi à ses racontars. Et je me reprends à barboter dans mon eau sale. Oh ! sans plaisir ! D’ailleurs que faire d’autre ?

J’en ai gros sur la patate. C’est une excellente expression et je l’adopte. Je voudrais peut-être ajouter que je n’en peux plus, mais ce n’est pas vrai que je n’en peux plus. J’irai encore longtemps comme cela ; jusqu’au bout. Toujours avec cette belle gueule d’homme, que je hais. La gueule et le reste.

Il est possible que je sois malade. Malade du cerveau. Est-ce qu’autour de moi ils se déchirent ainsi ? Est-ce qu’ils se soucient de leurs odeurs ? C’est vrai qu’au moins ils semblent propres. Je me demande comment ils font pour ne pas rendre, mais ils ne rendent pas. Ils ont un cœur à l’épreuve. Un fameux estomac, car ils digèrent tout. Ils sont forts et moi je suis faible. Ma faiblesse est la seule chose dont je sois fier. Sans elle je serais tout juste bon à mettre à la poubelle.

Naturellement j’ai beaucoup réfléchi sur tout cela. Je réfléchis terriblement sur moi-même. Les yeux grands ouverts, les mains tendues en avant, tâtonnantes. « Où es-tu ? Où es-tu ? Est-ce toi ?… » Je finis toujours par en attraper un. Je le colle dans un coin et l’on s’explique. Invariablement ça se termine mal ; je bredouille et lui aussi. Au revoir ! Au suivant !

Ce n’est peut-être pas aussi grave. Est-ce que je n’exagère pas un peu ? Pas assez. Si ma honte pouvait décupler je me porterais mieux. J’aurais quelque chance. Tout cela n’est pas assez noir. Ah ! Si j’étais tragique ! Mais il faudrait d’abord que je me prenne au sérieux. Je ne me trouve jamais aussi grotesque que lorsque je m’y essaie. C’est drôle, le sérieux me plaît chez les autres, souvent il m’impressionne. J’admire le tour de force, je ne vois pas la supercherie. Dès qu’il s’agit de moi j’éclate de rire. Ou bien je deviens furieux. J’ai horreur des fautes de goût.

Les remèdes ne manquent pas. Je le sais, on me l’a assez répété. Dieu me préserve de guérir ! La santé morale, non, je ne marche à aucun prix ! Tout compte fait je tiens beaucoup à ma maladie. Il me semble seulement que je ne souffre pas suffisamment, au point que je me demande parfois si c’en est une vraie. J’ai beau ne pas m’aimer, je suis trop souvent au mieux avec moi. Excellents rapports, de la familiarité, de la confiance ; bref, un début de sympathie. Du temps perdu.

J’ai trente-six ans. Trente-six ou cinquante, maintenant… Dans quatorze ans, si j’y suis encore, je bâillerai comme aujourd’hui. Même si j’ai l’air heureux, même si je deviens quelqu’un, comme ils disent, même en forniquant si je fornique encore, je bâillerai. C’est inévitable. Je me ressemblerai toujours.

Evidemment je n’écris pas tout cela pour le simple plaisir d’écrire. Non, je vaux mieux que ça. Je n’entreprends de me confesser que parce que j’y vois une utilité. J’en ai grand besoin. Il n’est d’ailleurs pas prouvé que cela n’aidera personne. J’ai la prétention d’intéresser. Je n’ai pas toujours été ce que je suis. Je crois aussi que mon expérience est assez significative. Je n’ai pas manqué de courage ; ce dont les autres parlent je l’ai connu, éprouvé. J’ai vraiment beaucoup à dire. Et il est important que je le dise.

J’intitulerai ça La Défaite. Si je suis certain de quelque chose, c’est bien de cela. Je suis un vaincu. Pire encore, un déserteur. Mon idée, mon dada, c’est que nous avons déserté. Naturellement, pour déserter il faut d’abord avoir servi une cause, y avoir cru. Ce n’est pas donné à tout le monde. Les hommes dont je parle ne sont pas nombreux ; ils sont pourtant les seuls qui comptent ou plus exactement qui, à un certain moment, aient compté. En principe chaque époque devrait avoir les siens. Mais au train où tout va je doute que la nôtre en produise beaucoup. Je vais donc évoquer une race qui meurt. Ses derniers représentants je pourrais les nommer ; je les nommerai peut-être. Voilà longtemps que je les ai perdus de vue. Les meilleurs sont morts. Tant mieux pour eux. Mais leur disparition me pèse ; elle rend ma solitude parfois terrifiante. Quand ils étaient encore là je les voyais de temps en temps, distraitement. Maintenant qu’ils n’y sont plus j’implore leur témoignage, j’ai soif et j’ai faim d’eux. C’est bien moi ! Comme si je n’aurais pas dû me douter à quel point ils m’étaient nécessaires. Oh ! je leur suis fidèle à présent ! A force de penser à eux j’en suis arrivé à me dire que j’existe à leur place, que les vivants continuent de vivre à la place des morts, pour eux. C’est une consolation. Mais je les appelle et ils ne répondent pas. Ils ne répondront plus. Je ne manque pas de culot, d’ailleurs, car il est douteux qu’ils trouveraient à leur goût cette substitution.

Leur mort m’environne. Celle surtout de Nathaniel et de Gilbert – de Gilbert essentiellement. Celui-là non plus ne répond pas. Tout de même il ne m’a pas abandonné. Il faut bien que de quelque manière il veille sur moi et activement, car comment expliquer autrement la force grandissante de mon amour pour lui et celle de son souvenir sur mes songes ? Voyons ! S’il ne m’y aidait pas serais-je capable de ressentir pour lui tant d’amour ? Jusqu’aux larmes. Hier, comme je pensais à lui, je me suis vu soudain pleurer dans la glace ; pleurer c’est beaucoup dire, mais enfin une larme coulait sur ma joue gauche, une autre tremblait au coin de l’œil. Deux larmes. Cela m’a fait pleurer tout à fait. J’avais l’impression d’étinceler, d’être devenu joyau. Je pouvais enfin me considérer sans dégoût. Moi, l’auteur de ce miracle ? Lui, qui témoignait ainsi de sa présence. Malheureusement les grandes phrases me sont tout de suite venues, les serments : « Je peuplerai par ma fidélité ta solitude et ton silence ! »… « Prendre la résolution de, etc. » Les mots habillent si bien et à si bon compte ! Tout de même je marquais un point. Ou plutôt Gilbert me le laissait marquer, comme une grande personne qui ralentit le pas pour laisser l’enfant la devancer et déclare qu’il a gagné la course.

Je n’ai pas mérité cette sollicitude. En bon français j’en suis indigne. Je ne me rappelle pas les circonstances de sa mort sans éprouver une gêne, c’est trop peu, un accablement et un remords que rien, je l’espère, n’atténuera jamais. Il finissait sa vie dans un embrasement qui frappait d’émerveillement et de terreur les deux ou trois amis qu’il conservait et les gens très simples qui formaient sa compagnie journalière. En vérité il l’avait depuis longtemps finie, sa vie ! Elle ne tenait pas plus à lui que sa peau sur ses os, et de peau il ne lui en restait pour autant dire plus. Il habitait du côté de Montrouge chez une vieille femme qui tenait un bistrot. Une sainte comme seuls les poètes en rencontrent. Elle le nourrissait et le logeait. Gratuitement. Elle faisait bien davantage. Chaque jour elle lui trouvait le laudanum indispensable. Il était brûlé, les pharmaciens du quartier le connaissaient trop bien. D’ailleurs dans les derniers temps il n’avait plus la force de marcher. Il restait là, assis à une table, redoutable à voir tant il était exsangue. A chaque fois que la porte s’ouvrait : « Bonjour, monsieur Gilbert ! Comment qu’ ça va, monsieur Gilbert ? » Cela allait couci-couça mais jamais mal.

Durant longtemps il s’était plaint. Maintenant plus. Résigné. Devenu pleinement lucide, affranchi de toute illusion. Plus tranquille peut-être, car que pouvait-il lui arriver de pire ? Il avait touché le fond, il n’irait pas plus loin. Qui sait, satisfait même ? La drogue lui avait imposé une destinée inhumaine, et il avait toujours cru que c’était inhumainement qu’il fallait vivre. Que les voyants se reconnaissent à leur calvaire. Quand j’arrivais, avec cette mine coupable que probablement il ne remarquait pas, il m’accueillait si gentiment : « Ah ! Te voilà, Pierrot ! » Il s’enquérait de ce que je faisais, me questionnait, mais moi je préférais évoquer le bon temps, c’était moins gênant pour moi. Il se prêtait volontiers à mon désir. Malgré son amitié toujours fervente il devait trouver comme moi que j’avais eu jadis une autre allure.

Nous nous penchions ensemble sur ce personnage que nos souvenirs faisaient surgir, émus tous les deux, souvent silencieux comme si nous avions cherché à écouter le passé. Ce petit Pierrot d’autrefois, hein, qu’il était touchant ! Quelle pureté ! Avec quelque chose comme du génie. Pendant cinq minutes je goûtais un véritable bonheur. Je me réjouissais d’avoir été aussi aimable. Cela embellirait un peu mes heures prochaines. Puis la réalité émergeait de nouveau, l’instant présent. Si j’avais tellement déchu, lui, Gilbert s’était totalement affaissé. Comment cela ? Est-ce que précisément je ne l’admirais pas ? N’était-ce pas cela la grandeur ? Un poète, je veux dire un paria, un croyant finalement écrasé par sa foi à laquelle il a tout sacrifié, quoi de plus pathétique ? Bien sûr ! Mais je ne le supportais pas. C’était trop, pour moi. Cela m’écrasait moi aussi. Il en avait tant enduré qu’il pouvait bien se passer de moi. A quoi lui aurais-je été utile ? Au fond je refusais de lui être utile.

Lorsqu’il souriait, qu’il semblait content, à son aise : « Forcément il va me parler encore de sa drogue ! Quelque emmerdement à n’en plus finir ! » Effectivement, presque à chaque fois : « Tu ne connaîtrais pas quelqu’un ? Demain je n’en aurai plus. Pour après-demain je suis tranquille, on m’a promis. Mais demain… » La drogue c’était son pain et il en prenait depuis quinze ans. Quelque chose aussi, pour lui, comme le cilice pour le moine. « Non ! Comment veux-tu ? Où veux-tu que je m’adresse ? » Mais lui, incrédule avec raison : « Voyons, Pierre ! Et tes amis médecins ? Tu peux bien leur demander une ordonnance ! Pierre, ne me laisse pas ainsi ! Passer toute la nuit sans rien, non, je n’y arriverai pas, je crèverai… » II devait le croire, mais il en avait vu d’autres et il était encore là. Je promettais vaguement ou bien je mentais : mes amis sont en voyage, ou encore je me suis fâché avec l’un et l’autre refusera, ce n’est pas la peine d’essayer.

Enfin je le quittais. Dans la rue, en même temps que la joie de retrouver une atmosphère respirable, j’éprouvais une honte épaisse dans laquelle je m’empêtrais. J’allais avec le mot demain sur la conscience. Parfois, très rarement, je tentais la démarche. J’obtenais ou n’obtenais pas l’ordonnance, mais au moins j’avais fait mon devoir. Quand j’étais parvenu à me procurer le laudanum la peur me saisissait. Pas la peur du gendarme. L’appréhension de ce qui ne manquerait pas d’arriver lorsque j’apporterais la bonne nouvelle.

En somme Gilbert ne comptait pas sur moi ; ce qu’il m’avait dit il l’avait répété à d’autres et sûrement à Ernest dont la fidélité et le dévouement ne connaissaient pas d’obstacle. Il me remercierait longuement et son regard reconnaissant me ferait mal. Puis il remettrait ça. Immanquablement il y reviendrait. Si j’avais réussi je réussirais encore. Et pourquoi pas, en effet ? Ce n’était pas si difficile. Alors de nouveau le dilemme, la nécessité de choisir, de mentir, la culpabilité à endosser, la honte, et peu à peu je n’en sortirais plus, je verserais dans ce cauchemar, je deviendrais responsable de sa vie de sa mort ? J’entrais. S’il était encore couché, bravo ! S’il se levait pour m’accueillir : « Pas une minute Gilbert ! J’ai couru pour t’apporter cela ! Vite, je me sauve ! Au revoir ! Oui, oui, à bientôt ! » Je ne me charge pas à plaisir. J’avais des excuses. Quant à sa mort…

Sa mort, voilà dix ans qu’on l’attendait. « Rencontré hier Gilbert : un cadavre!… « Cette fois, vous savez, il ne s’en tirera pas. On voit clair au travers ! »… « Il est couvert d’abcès. Ses cuisses sont une écumoire. » Pourtant il résistait à tout. Il ressuscitait constamment. A la longue cela semblait naturel, au point qu’à l’annonce de sa mort beaucoup ont commencé par ne pas y croire. Mais moi ?

C’était le 22 ou le 23 décembre 43. Depuis quelques jours je jubilais absolument. Ma nauséeuse personne, mon âme en peine, mes grimaces, tout cela n’existait plus. J’allais passer Noël loin de Paris, dans une famille que j’aimais, une vraie famille, de charmants enfants. Un vrai Noël. Réveillon à la maison, des bougies, des chansons, un sapin, le visage illuminé des parents, ça y est, c’est l’heure, on sonne, voici les premiers arrivants, dehors le froid ici la douce chaleur, la table fleurie, la nappe, tant de verres, le fumet de la dinde, la chère innocence retrouvée, l’état de grâce. Très bien, on comprend cela. Mais à Paris je laisserais une femme dont mon absence accroîtrait dangereusement la solitude. La Gestapo pouvait venir, après tout, et alors…

« Trois jours, et trois jours de fêtes, elle ne risque rien ! »

Je me répétais cela, ça se défendait, mais sa solitude, oui sa solitude, son amertume, ses pensées comme des mouches autour de son visage, son beau visage dans ses mains pendant des heures, sa détresse ? Puisqu’elle ne m’avait pas fermé sa porte, qu’elle avait accepté, le mal n’était pas si grand. N’était pas irrémédiable. A mon retour je me rachèterais. Je serais gentil, prévenant, différent, tout à fait différent. J’aurais compté les heures, les minutes. Je m’attardais dans les magasins à choisir des jouets pour les enfants. J’observais les passants que l’approche de Noël transfigurait peut-être. Quand je croisais quelqu’un trottinant avec son petit sapin sous le bras je me retournais sur lui, je le suivais des yeux jusqu’à ne pouvoir plus l’apercevoir, et mon attendrissement avait la saveur du miel. Naturellement ma place dans le compartiment était réservée ; une place de coin côté voie, afin de contempler le paysage quand se lèverait le jour. Comme la vie était belle !

J’étais chez moi, j’emballais les jouets, quand je reçois un pneumatique de Ernest: « Gilbert très malade. Venez. » Ah non ! Rien à faire, la réalité ne passera pas, je n’y suis pas, surtout pas pour elle ! D’ailleurs cela ne m’apprend rien ! Je le sais bien qu’il est très malade ! Et je ne bougeai pas. Cela n’a pas été sans mal, j’ai combattu, mais le lendemain je soufflais, mon angoisse avait disparu. A cinq heures je descends ma valise, j’ai mon ticket de métro, dans une demi-heure je serai à la gare. « Un mot pour vous, monsieur Minet ! » De Ernest : « Encore une fois, Minet, venez ! » Je me précipite, je cours, je vole ! Une heure plus tard Paris était loin.

Un vrai Noël. Ai-je chanté ? Oui, j’ai chanté. Parfois, avec une soudaineté douloureuse, le remords se ruait sur moi. Malgré tout son courage j’en avais vite raison. Il me suffisait de contempler plus intensément encore le champagne pétillant dans les coupes, le flamboiement de la bûche dans l’âtre, de lire sur la figure des convives ma propre béatitude. S’il persistait cependant, je l’accusais de dramatiser.

Tout de même, en débarquant à Paris je n’étais pas brillant. Je pressentais la tragédie. Chez moi, déposé par Ernest le lendemain de mon départ, m’attendait un billet impitoyablement explicite : « Gilbert a le tétanos. On le transporte aujourd’hui à l’hôpital Broussais. » Je n’avais pas encore osé conclure que mon concierge survient : «On a téléphoné hier soir. C’était pour dire que votre ami qui est mort, on l’emmène ce matin à Reims. Rendez-vous à huit heures à l’hôpital pour la levée du corps. Mais c’est fait, monsieur, vous arrivez trop tard. Il est onze heures passées. » Je ne l’aurai pas même revu. Le tétanos. Salaud ! Salaud !

J’allai avec Ernest chez sa logeuse, sa bienfaitrice, sa mère. Rien qu’à nous voir entrer elle s’écroule sur son comptoir, elle sanglote : « Oh ! mon cher monsieur Gilbert, mon cher monsieur Gilbert ! – Les papiers, madame Firmat ? Où sont ses papiers ? – J’ les ai cachés ! J’ voulais pas que son père peuve les prendre ! Un homme pareil ! Lui qu’a pas répondu à mes télégrammes, qu’est pas venu l’aider à mourir, qui s’est même pas dérangé pour m’apporter un drap pour l’ensevelir ! Les lui donner ? Y sont à vous ! » Ils tenaient dans une serviette de cuir. Ses lingots.

Nous les examinâmes. J’y trouvai une vieille lettre de moi, un aveu que je ne me souvenais plus de lui avoir fait. C’était, formellement exprimée, ma propre condamnation : « Je t’ai longtemps méprisé. Je te jugeais de haut, du haut de ma pseudo-majesté d’homme. Je nous trouvais bien niais d’avoir eu ces rêves. C’était vivre qui importait ! L’amour, le monde, la réalité pépère ! Il n’y a pas d’objecteurs, pas de révoltés ! Il n’y a que des fuyards !… Tu vois ça ? Maintenant, Gilbert, il est juste que je m’humilie devant toi, que je tombe à tes pieds… » Nous eûmes beau chercher, nous ne retrouvâmes pas sa correspondance. Peut-être l’avait-il détruite depuis longtemps. Mais pas ma lettre. Il était trop noble pour en avoir tiré vanité. Elle constituait simplement une attestation, une preuve à conserver. Une preuve majeure. Je lui avais donc servi à quelque chose. Du coup je me sentis mieux.

Le désir de me confesser, de tout sortir, ne m’est venu qu’après la mort de Gilbert. Avant j’étais encore gonflé. Certes aujourd’hui puait de partout, mais demain ? Un peu de volonté, de l’attention, et je serais encore mettable. J’y croyais fermement. S’il m’arrivait de songer au passé, de rester bouche bée d’admiration devant lui, je me soupçonnais de renâcler devant l’avenir. C’était l’époque où j’avais pris mon âme en mains. Concentration, discipline, ne pas laisser mon imagination traîner partout, respirer la bouche fermée, une longue inspiration puis expirer très lentement, fixer un point, ne plus le lâcher, tenter d’être conscient tout est là. Pas la moindre envie de ridiculiser les gens qui enseignent cela. Mais moi ce n’est pas d’être rassuré dont j’ai besoin, la sagesse ne me tente pas, l’équilibre non plus ni la vérité. Ni la vérité, et j’ai bien l’intention de dire pourquoi. Plus tard. A l’instant je veux insister sur cet effort de concentration, de discipline. Je ne suis pas plus bête qu’un autre ; j’arrivais parfois à l’extraire, le moi authentique. Mais alors ! Je le sais bien, j’aurais dû me taire, me coudre la bouche. Je gueulais, je trépignais de satisfaction. Ils n’étaient pas longs à rappliquer les autres, les moi pouilleux et malodorants. Ils s’approchaient du petit frère, ils le considéraient. Quels regards ! Puis quelle frénésie à le bouffer tout cru ! Après quoi ces anthropophages reprenaient leur train-train coutumier. Beau résultat !

Ils m’avaient tout de suite eu, ces gens, par une parole révélatrice, un soufflet auprès duquel les plus magistraux de ceux que je m’administrais depuis des années ne comptaient pas : « Commencez par vous pénétrer de cette idée que vous n’êtes rien, non, pas même le grain de sable du désert, rien absolument, le néant. » Elle valait toutes les philosophies, cette affirmation. Elle me plongeait dans le ravissement. Elle m’ouvrait des horizons infinis. D’abord, combien il était plus agréable de n’être rien que cet amas de corpuscules bavards, douloureux et tristes, qu’il fallait bien appeler quelque chose. Comme c’était reposant la négation absolue ! Pas une pensée, pas un sentiment qui y résistât. Dès que l’une ou l’autre apparaissait : « Vos papiers ? m’écriais-je. D’où venez-vous ? Vos intentions ?» Impitoyablement je les refoulais. Valables ou non. Je me vautrais dans le vide ainsi fait.

Cela n’a pas duré longtemps. « Vous n’êtes rien. Vous pouvez être tout. Vous pouvez être. Seulement prenez garde à droite, prenez garde à gauche, de l’attention, encore de l’attention, toujours de l’attention, ne vous identifiez pas avec vos sensations, vous êtes comme un bébé qui apprend à marcher. Pas si vite ! Suivez votre gouvernante ! » La gouvernante c’était moi ; moi aussi. Et le moutard et la nounou ! Comment ne pas se tromper ? Néanmoins je m’évertuai à jouer ces rôles convenablement. Je m’interdis toute critique. J’en arrivai à ne plus vivre que pour ces trois heures hebdomadaires au cours desquelles la bonne parole nous était prêchée. Nous nous asseyions, pas de cigarette s’il vous plaît, voilà encore une petite victoire que vous remporterez sur vous-même, les petits ruisseaux font les grandes rivières ! Donc une douzaine d’âmes sagement assises, à écouter d’excellentes recettes de métaphysique. Très sensé, tout cela ; indéniable la conscience qui ne se connaît pas, l’homme mécanique, et même l’homme numéro 1, l’homme numéro 2, l’homme numéro 3, l’homme numéro 4, celui que vous serez quand les poules auront des dents.

Mais plus on avançait plus cela devenait théorique, à croire que nous n’étions pas faits de chair et d’os et que nous pouvions tenir tout entiers dans ces graphiques, ces chiffres, ces ronds qui prétendaient tout expliquer, tout résoudre et qui aboutissaient tout droit à l’immortalité. Les lois cosmiques, l’influence des planètes sur mon comportement, la lune comme chaperon, non, je ne m’y reconnaissais plus. Ça ne m’intéressait plus. Je grognais. J’avais maintenant l’impression d’assister à un escamotage. Ainsi, tous autant que nous étions ne commencions à exister qu’après avoir jeté par-dessus bord ce qui nous caractérisait le mieux. Nos goûts, nos souffrances les plus tenaces, nos attachements les plus chers, à la mer ! Vraiment c’était beaucoup. Trop. Et tout cela pour obtenir la paix, l’éblouissement virginal du catéchumène. Si, hésitant devant ce sacrifice, je me risquais à demander : « Mais, tout de même, mes grands bonshommes à moi, Rimbaud, Lautréamont, Breton, oui Breton lui aussi, je les garde, n’est-ce pas ? – Les garder ? Voulez-vous bien me balancer tout cela ! C’est du faux, c’est du toc ! » Pour obtenir le satisfecit décerné aux enfants sages. Finalement j’ai rompu. Je refusai de me laisser plus longtemps dévaliser. Et je regagnai ma fange. Bien sûr, cela ne sentait pas bon. Mais odeur pour odeur, je préférais encore la mienne à celle du nouveau-né ! Au moins j’y étais habitué.

Je me portai assez bien durant les jours qui suivirent immédiatement la mort de Gilbert. Mon repentir ne faisait pas beaucoup de bruit. C’était un chantonnement, une berceuse. J’avais si peu vu Gilbert ces dernières années, si peu désiré le voir, que sa disparition ne changeait pas grand-chose. Elle rendait simplement ma vie encore plus inutile. Bonne ou mauvaise, elle ne serait d’ailleurs qu’un rêve car j’allais exister comme on dort. Pour absolument rien. Une abdication si l’on veut mais pas accablante, une lente dépossession, une chute au ralenti. Cela me convenait. Je savais que cela me conviendrait. Le temps d’oublier tout à fait le passé, de me faire à mon désert et j’entrerais dans la carrière commune.

Gilbert ne l’a pas voulu. Il m’a rappelé à l’ordre. Je ne pensais pas à lui ce soir-là. Je m’apprêtais à me coucher quand l’idée me vient de relire un livre de moi, une manière d’autobiographie écrite justement à l’époque où je commençais à rire de ma jeunesse, à me censurer. Je le tire d’un rayon, je l’ouvre ou plus exactement il s’ouvre de lui-même sur une photo de Gilbert dont je ne me rappelais plus et qui dormait là depuis deux ou trois ans certainement. Je suis pris de vertige, je m’affale sur le lit et je pleure, interminablement. Quand les larmes me le permettaient j’éructais ces trois mots qui me tenaient lieu de respiration : « Mon petit Gilbert ! Mon petit Gilbert ! »

Pourtant ce n’était pas lui que je plaignais mais moi. Ce n’était pas sa mort qui m’écorchait ainsi le cœur mais la mienne. Je sanglotais devant mon cadavre. La vérité me saisissait aux tripes, elle me dévastait. Sous sa poussée rien qui demeurât debout. J’avais enfin des yeux pour voir. Mort je ne pouvais plus être vivant, tout serait désormais mensonge, simulacre. Le néant mais pour de bon, indiscutable, journalier, perpétuel. Emmuré dans la réalité, qui me tiendrait lieu de cercueil. Fini. Terminé. Fantôme.

Des images me traversaient, coupantes comme une lame, meurtrières. Chacune d’elles me racontait. Me ramenait à moi. Pierre de la poésie, Pierre de la liberté, Pierre de la faim, Pierre du rêve. Désespérément je contemplais ces témoignages de ma vie perdue. Je redoutais jusqu’à l’épouvante de les voir disparaître. Il me semblait que, redevenu plus calme, ma douleur redoublerait de puissance. A l’instant je me disais adieu. Mais la séparation accomplie, que deviendrais- je ? Je me heurterais toujours à cette absence.

A l’aube j’avais cessé de pleurer. Assis sur le lit, la photo de Gilbert devant moi, je goûtais maintenant une manière de satisfaction. L’intervention de mon ami m’empêcherait d’achever paisiblement mes jours dans la peau d’un retraité de l’espoir. Elle me préserverait de l’abjection de l’oubli. Je ne perdrais pas tout. Le dégoût, la conscience de ma défaite constitueraient mon bien. Ils me garderaient de toute illusion. Je traînerais mon avenir comme un boulet. Pourquoi pas me tuer ? Parce que je n’en aurais pas eu le courage, pardi ! D’ailleurs j’en arrivais dès lors à trouver passionnant ce programme. Il avait un petit côté religieux qui m’attirait invinciblement. Grâce à lui je conserverais un semblant de noblesse. Cette laideur-là, qui m’authentifierait, n’aurait-elle pas son charme, sa beauté ? Quoique bien réelle elle offrirait quelque chose de romantique qui me permettrait peut-être de passer à mes propres yeux pour un héros. Ça y était ! Je me réjouissais ! J’éprouvais de l’orgueil ! Je me souviens qu’en sortant, comme je croisais mon concierge : « Vous m’avez l’air tout guilleret, me dit-il. C’est-y que vous auriez gagné le million ? » Dans la rue, je marchais la tête haute plein du sentiment exaltant de mon indignité. Certain désormais que je ne partagerais pas le sort de mes compagnons d’autrefois, poètes et visionnaires qui avaient rejoint le rang et croupissaient dans la vie quotidienne. Fier de ne pouvoir me repêcher, d’éviter à jamais le mensonge.

Voilà deux ans de cela. Eh bien, l’ai-je vraiment évité, le mensonge ? Tout ce que je puis répéter c’est que je ne vais pas mieux. J’aboutis toujours au même refus. Devant ce guignol, cette âme à ressort, ce larbin de la routine, je continue de grimacer. Oui, ce personnage je le hais. Il est de beaucoup le plus fort. La plupart du temps il me domine absolument. Il aime à manger, à boire – il boit ferme – il adore la vie, l’imbécile ! Il aurait pu, tant qu’à faire, s’arranger un peu, présenter bien. C’est un gros Champenois, pas difficile dans ses goûts, avec cette ardente bonhomie, cette mentalité de vieux jeune homme qui n’ont jamais rien donné dans un salon. Lourd mais la tête si légère, une plume. Et très content de lui, à s’adresser de grands sourires dans les glaces, à se prendre pour un bonbon qu’il suce tout au long du jour. Oh ! nos rencontres ! Brusquement face à face, lui souriant encore mais gêné, moi saisi d’abord, effrayé, puis rompu par la tragédie et, je l’ai dit, écœuré à en vomir. Cela dure plus ou moins longtemps. Jusqu’à ce que, épuisé, je m’endorme. Alors tout recommence.

Mais souvent maintenant le souvenir de Gilbert m’éveille. J’ouvre les yeux, je le cherche. Cela serait si bon de le retrouver là, de me nourrir de son souffle, de l’écouter. Comme autrefois sa parole m’affermirait. Sa bonne parole. Elle dissiperait le vide qui m’investit. Comme autrefois elle me donnerait naissance… Son souvenir me tient éveillé. Immobile et clos, redevenu intérieur, je tente de relever la trace de nos premiers pas puis la route tout entière. Aujourd’hui que j’entreprends de raconter cette marche commencée ensemble, c’est à lui que je demande aide et assistance.

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