La croisière aux émeraudes – Jean Cocteau
Livre de bord de l’Orphée II
Mercredi 13 juin 1951
Dépêche du pape, de sa femme et de ses filles : « Heureux voyage ». Le télégramme « bénédiction » du pape seul coûtait trop cher. Pas de petites économies à bord. Avions vérifié tout, hier, accompagnés de Colette. Départ 11 heures, St Jean.
11 heures. L’ancre est prise sous la chaîne de l’ancre d’un yacht anglais. Le capitaine murmure « Perfide Albion »reprenant à son compte le mot si drôle de la baronne de M., mot qui amusait tant Lord Typtip. Petite brise 8-16-24. Baptême de l’Orphée II. Je casse la bouteille de champagne. Moteur et voiles. Cap sur La Garoupe. Poissons lune. Les poissons lune dorment le jour, à la surface des vagues. Leurs rêves sont visibles sous la forme d’une sorte de nuage qu’on ne déchiffre qu’avec un appareil spécial que Joseph a oublié de mettre à bord. Le capitaine en prend note. La Garoupe. Le fantôme de Lady Mendl hante ces lieux sauvages. Nous le cherchons avec les jumelles. Il demeure invisible.
Premiers requins.
Déjeuner au large. (par 60-60 latitude sud).
Après le déjeuner, cap sur Saint-Tropez. La brise tombe. Nous précipitons à son aide. Quitte pour la peur. Constaterons que la brise tombe sans cesse sans se faire le moindre mal. Par contre, le capitaine tombe et se fait mal. C’est sa seconde blessure. Malgré ses blessures il n’a jamais quitté son poste. Couché sur le dos, il observe les nuages dont la route est nord-est, sud-ouest. Baromètre 77. (Beau variable.) Quatre heures moins dix.
Mouillons Saint-Tropez. Les femmes indigènes nagent vers l’Orphée en criant : « Sartre ! Sartre ! » ce qui veut dire « Bonjour » dans leur dialecte. Nous leur offrons quelques vieilles boîtes de conserves dont elles se parent avec intelligence. Dîner à bord. La brise est tombée définitivement et malgré tous nos efforts ne se relève plus. Par contre, le capitaine tombe à chaque pas et se relève sans une plainte.
Minuit moins le quart. La paroi des cabinets tombe à son tour sur le capitaine. Rien de grave. Coucher de soleil orange et vert pâle. Visite aux ruines de Palmyre. Lune voilée. Départ demain matin à dix heures. Cap sur les îles. Six heures de navigation. Baromètre 77.
7 h. Chant des matelots (Prévert et Cosma). Ils lavent le pont. Le marquis estime que les matelots l’empêchent de dormir. Grande animation dans le port. Le mât du navire voisin est tombé avec la brise. Le capitaine n’est plus tombé ce matin. Joli spectacle des indigènes en pagnes de toutes les couleurs. Levons l’ancre à dix heures. Manœuvres suspectes d’un navire étrange que nous soupçonnons avoir été acheté à la ferraille du marché aux puces par l’Effrayante Ginette. Croyons la reconnaître avec les jumelles sous les traits d’un gros soutier recouvert de charbon.
Le navire-ferraille essaye de nous barrer la route en obstruant la passe. Le capitaine donne l’ordre de passer coûte que coûte. Nous passons de justesse malgré les cris de guerre et les poings tendus de l’équipage ennemi. L’Effrayante Ginette se cache. L’Orphée II gagne le large pour éviter les écueils que l’Effrayante Ginette et le capitaine Burt ont dissimulés le long des côtes. Petite brise noroiste. Soleil.
L’Orphée II cingle vers Port-Cros où quelques pièges doivent nous attendre. Baromètre 77. Pêche à la langouste. Les matelots en prennent trois fort belles « à la mayonnaise », méthode de pêche du pays qui consiste à battre l’eau en y versant de l’huile et du vinaigre dont les langoustes sont très friandes. Le marquis consulte les cartes sous-marines pour la recherche du trésor. (Les émeraudes de la marquise). Depuis qu’elle est capitaine, la marquise répond à tous les interrogatoires du marquis par cette simple phrase : « On n’interroge pas le capitaine ». Atmosphère extrêmement tendue. J’ai tout lieu de craindre que les hommes de l’équipage ne se doutent du but de notre croisière. Avons remarqué, outre le navire-ferraille, deux sous-marins de poche fort suspects. Le capitaine de plus en plus inquiet de l’attitude du marquis et des conciliabules des hommes, ne quitte pas le pont où il feint de se livrer au sommeil.
Une heure ¼. Mer calme. La situation s’aggrave. On sent que la marquise ne tient pas à ce que le marquis retrouve les émeraudes et qu’il lui semble préférable de les laisser momentanément aux mains de l’Effrayante Ginette. Son attitude de capitaine est formelle. Le capitaine s’oppose à l’acquisition (ruineuse) du scaphandrier robot. Il n’accepte que le radar (sous sa surveillance) et le masque. On a dit aux hommes qu’il s’agissait d’une étude océanographique de certains Corot sous-marins, abandonnés par les Bernheim de Villers lors de la grande recherche des Corot d’Italie en 1904. Ces Corot furent immergés à l’époque de la prise de Port-Cros par les troupes du général Supervielle. Il ne s’agirait pas de prendre les derniers Corot mais de les authentifier à l’aide du masque de pêche sous-marine. Le marquis désirerait en visiter les fonds (dit-il) pour en appliquer la méthode sur ses propres toiles. La confusion des termes (Corot et corail) nous aide à tromper l’équipage, mais tout me prouve qu’il n’est pas dupe. Le capitaine ouvre l’œil. Son sommeil n’est qu’une ruse adroite qu’il tient de Clapier lequel savait dormir à cheval sans perdre de vue ses chances de fuite. Il surveille le marquis et l’équipage.
En somme, le capitaine dirige une expédition que la marquise réprouve, ce qui rend le rôle du capitaine marquise très complexe et nous oblige tous à la plus extrême prudence.
On aperçoit les îles par 50-60-12-14 degrés de latitude nord. (D’après le chiffre).
2 heures. L’homme de vigie signale un des sous-marins de poche par bâbord. Le marquis fait tirer une salve d’avertissement. Le périscope du sous-marin suspect disparaît.
Ces sous-marins de poche ne contiennent que deux personnes. Inutile de dire qui elles sont. Le capitaine donne l’ordre de ne pas mouiller dans le port de Port-Cros, mais de déjouer les calculs de Burt-Ginette en mouillant dans la crique aux Corot. Ai fait chauffer la chaudière à bloc au risque d’éclater (de rire, dit le capitaine, dont j’admire l’humour calme). Avons gagné une heure. Aborderons à deux heures un quart.
Mouillage dans la crique aux Corot. Un navire de guerre tente de nous barrer la route avec des jets de lance. Grâce à une habile manœuvre de l’équipage nous déjouons ce piège, mais, à peine sommes-nous à l’ancre que, prévenue par Miss Mary Hoeck, la vedette des douanes de Nice pénètre dans la crique et nous accoste. Les douaniers envahissent le pont qu’ils reconnaissent pour être celui du Sainte-Anne IV. Le capitaine se montre digne et admirable. « Fouillez, Messieurs, dit-il, vous ne trouverez que du bleu. » Vous n’y verrez que du bleu serait plus juste. Les douaniers quittent l’Orphée II, chargés de vivres et d’alcool que le capitaine leur a jetés en pâture. Le capitaine donne l’ordre de feindre la retraite. Nous allons mouiller au fort Supervielle. Retournerons la nuit, en youyou, préparer nos recherches. Décidons de faire face à l’Effrayante Ginette et au capitaine John Burt. Ils ont en effet l’audace de s’annoncer comme si rien n’était et en toute innocence. Feindrons de n’avoir rien compris. C’est, du moins, ce que décide le capitaine. Ils prétendent venir à Port-Cros pour se livrer au trafic des ânes.
(Une des phrases les plus remarquables du capitaine aux hommes de la douane : « Messieurs je sais qui vous envoie, mais je ne savais pas la marine française au service de l’Angleterre ». La gêne des douaniers prouvait que le capitaine avait touché juste. Ils se sont excusés sous le prétexte d’être à la poursuite d’un bandit de la Gestapo auquel avait appartenu l’Orphée II lorsqu’il naviguait, comme Sainte-Anne IV, pour la contrebande.)
[Ce paragraphe, assorti de la date « Jeudi 14 » est barré par l’auteur.] Ne pas avoir vu Port-Cros c’est ne connaître du monde qu’un visage rébarbatif, insulté par les hommes. Dès qu’on jette l’ancre on éprouve que cette île presque déserte échappe à l’idiotie. L’ancienne forteresse Supervielle, les quatorze maisons roses et les 27 indigènes, la petite église aux lustres d’opaline bleue, le Manoir entre ses quatre tourelles blanches, la fourrure embaumée des arbres, on aimerait décrire l’île en détail, mais on craint d’y faire une tache d’encre. À sept heures, hier au soir, un mur de brume sombre monte, s’étale, avance vers nous. Et la forteresse fantôme. L’Orphée, tantôt net, tantôt vague, disparaît et réapparaît. Dîner à l’hôtel. Retour à 9 heures. Nos cabines totalement stables. Ce matin, brume. À 9 heures, le rideau de brume se lève sur l’île du Snark et le soleil triomphe. Les 27 indigènes jouent aux boules. On cherche au bout du monde de moins nobles décors au risque de mourir « frappé par le pittoresque. » Ils sont peuplés de bêtes et de plantes méchantes. Ici pas un cheval, pas une voiture, pas une bicyclette. En outre, pas de pittoresque. C’est vide et humain, sauvage et apprivoisé. S’il ne s’agissait pas d’émeraudes, si l’Effrayante Ginette ne nous menaçait pas, ce serait le rêve.
(La seule faune de ces régions c’est le moustique. Il est vrai que le capitaine est un grand chasseur de moustiques. Grâce à lui nous ne craignons rien.)
Vendredi 15
[Ce paragraphe, précédé de la date, est ajouté sur la page de gauche.] L’île de Port-Cros (Port Crosse) du nom des anciens évêques saxons, est une île déserte, argentifère, habitée par vingt-sept indigènes qui s’y livrent au jeu de boules (importé sur la Côte d’Azur par les marins de la conquête). Couverte de plantes balsamiques, elle abrite dans sa baie les navires qui arrivent de Chine. On remarque, échoué dans une anse marécageuse, non loin du Manoir, l’épave du brick goélette sur lequel le révérend père Dogson fit naufrage. On visite cette épave où l’on peut voir encore des squelettes de petites filles et les ossements d’un vieux pied de photographe.
4 h. Alerte. Le capitaine ayant annoncé qu’il allait se rendre à terre et chasser le moustique, le marquis soupçonneux et désirant savoir ce que dissimulait cette chasse lui a tendu un piège. Il a posé sa palette sur le sol du cock-pit. Le capitaine a marché dessus. De la sorte le marquis pouvait le suivre à la trace. Mais le capitaine a éventé la ruse. Il s’est lavé le pied en silence, dans une atmosphère très lourde.
6 h. Débarquement de pirates tout nus, foulard rouge sur la tête et couteau à la ceinture. Pirates, femme pirates et enfants pirates. Le capitaine déclare que dans ces parages, sans un costume de pirate on risque de se faire remarquer (d’autant plus que les navires des pirates hurlent mon nom). Décidons d’acheter chacun une panoplie de pirate à Saint-Tropez.
6 h½. Yole et pagayeurs suspects. Rôdant autour de l’Orphée II. La femme porte de faux seins énormes, l’homme une fausse barbe. Serait-ce le couple ?
7 h. Comportement bizarre du marquis et de la marquise. L’un à bâbord, l’autre à tribord, ont dressé leur chevalet à la même minute et peignent le même paysage qu’ils ne regardent jamais, se contentant de copier l’un sur l’autre. Je suppose qu’ils veulent se faire prendre pour des paysagistes par la yole suspecte.
Dîner. Pêche à l’olive. On crache un noyau. Les poissons l’avalent, s’étranglent et meurent à la surface.
[Jeudi 16 (rayé) 14]
Brise est-ouest. Le Frisé et Bonne Bouille sont allés à terre dans une écorce d’arbre, transformée tant bien que mal en esquif. Les indigènes de l’île ne rêvent que de la pêche au Snark qui leur a été apprise par le révérend père Dogson lors de l’occupation anglaise. Ils ne prennent jamais de Snark, mais ils en parlent et cela les occupe. Le Frisé et Bonne Bouille s’obstinent à vouloir trouver du Snark pour faire une bouillabaisse (plat national du pays de Bonne Bouille). La marquise et le marquis se surveillent et s’engagent mutuellement à peindre. En effet n’ayant de modèle pour leurs tableaux respectifs, ils ne peuvent commencer l’un sans l’autre.
Tout est calme. « Trop calme ! » rétorque le capitaine. Écrivons quelques cartes postales. Les indigènes les confient à des mouettes. Ces mouettes les laissent adroitement tomber au large sur les paquebots en route vers Toulon ou Villefranche. Le service des postes est assuré dans l’île de cette manière curieuse. Ce calme qui inquiète le capitaine annoncerait-il l’approche de l’Effrayante Ginette ou quelque stratagème du capitaine Burt ? Rien à faire que d’attendre. Attendons. (11 h moins dix.)
Midi. La brume fraîchit. L’île du Snark qui s’était allongée au soleil se contracte et ne forme plus qu’un minuscule îlot.
Incident pénible. La marquise, profitant d’une minute d’inattention du marquis a peint quelques pensées sur son paysage. C’était dire que le paysage du marquis n’en avait pas, qu’il manque de « pensées » en quelque sorte. C’est du moins ainsi que le marquis interprète la chose.
Il est probable que la marquise a voulu lui faire comprendre qu’elle n’ignorait point que ses pensées fussent ailleurs. (Émeraudes.)
Le marquis mène grand tapage à propos d’un vieux linge qu’il ne retrouve nulle part. Il y essuyait ses couleurs. Bonne Bouille avoue au capitaine l’avoir découpé pour faire les pavillons. Le capitaine, en tant que marquise, félicite Bonne Bouille de cette mesure économique. On laisse le marquis continuer ses recherches. Le capitaine déclare : « Cela lui fera les pieds. »
Inutile de songer à rejoindre la crique aux Corot tant que le navire de guerre surveille la passe. La marquise avait ironiquement conseillé au marquis de gagner la crique par les terres, ce qui représente plusieurs jours d’escalade à travers une brousse où vivent les peuplades sauvages qui ont massacré les malheureuses familles Desmarais et Supervielle. La meilleure tactique sera de simuler une escale de plaisance et de le laisser croire aux hommes, bien que l’intelligence très vive et très éveillée du Frisé ne laisse pas de nous donner quelques craintes.
Le vent souffle d’ouest. La vigie signale un yacht. L’OBA. Je reconnais la fameuse abréviation Observateurs Burt (Angleterre). L’OBA mouille à notre droite. Ce sont des Anglais battant pavillon tricolore. Le capitaine me cligne de l’œil. Tout ce que je pensais du Frisé se confirme. Un de ses cousins se trouve parmi les hommes d’équipage et les surveille à notre compte. Le cousin du Frisé reste à bord tandis que les Anglais le quittent et descendent à terre pour enquêter sur nos démarches. Rions sous cape.
Un avion allemand maquillé en avion français nous survole. Reconnaissable à son bruit et à sa forme. Il est clair que l’Effrayante Ginette ne reculera devant aucun sacrifice pour parvenir à ses fins qui demeurent encore assez énigmatiques. Je ne quitte plus mon poste, mes jumelles pendues à mon cou. Je conseille à la marquise et au marquis de se baigner comme si de rien n’était, ce qui ne leur est pas commode à cause d’une échelle trop courte laissée exprès sur le Sainte-Anne par les bandits, complices du capitaine Burt (par l’entremise duquel nous sûmes que le Sainte-Anne était à vendre.)
En dernière minute je découvre à la jumelle que l’OBA est l’ancien yacht du général Clapier : le Recul 31. Je reconnais le pavillon à 5 étoiles rouges en cercle. Peu à peu tout devient clair.
4 h½. Les disputes entre la marquise et le marquis deviennent de plus en plus aigres. Ils prétendent maintenant s’asseoir à la même place pour peindre, ne plus se copier mais superposer leurs peintures. De cette tactique, il résulte qu’ils doivent s’asseoir l’un sur l’autre à tour de rôle et s’obstruer la vue qu’ils s’obstinent à faire semblant de prendre pour modèle. Le marquis ébauchant des pensées sur son paysage, la marquise dit : « Vos pensées sont moins rapides que les miennes ». Si je ne devais pas observer sans cesse les alentours, je rentrerais dans ma cabine et m’y enfermerais. L’excuse de leur conduite est l’énervement d’une attente dangereuse et pleine de chausse-trapes. Les navires observateurs du capitaine Burt (Angleterre) ont levé l’ancre. Le capitaine décide un départ brusqué avec escale à Porquerolles. Reviendrons à Port-Cros lorsque, de Port-Cros, l’Effrayante Ginette et le capitaine B. partiront à notre recherche.
5 h. Oubliant qu’ils peignent pour la frime, le marquis et la marquise s’acharnent sur leurs toiles. Je demande : « Êtes-vous capitaine ou marquise ? » Dans un magnifique mouvement de self-control la marquise répond : « Capitaine », et donne l’ordre de lever l’ancre.
En effet, les brouillards artificiels de John Burt se déroulent et masquent l’horizon. Le couple Burt-Ginette voudrait nous immobiliser dans le port. Il importe de traverser le brouillard coûte que coûte. À 5 h. 10, l’Orphée, bondissant sur les vagues, met le cap sur Porquerolles. L’homme de vigie demande mes jumelles. Le capitaine fait le point. 35½ longitude ouest en chiffre. Fermons les écoutilles et les hublots aspergés d’embruns.
À six heures, l’homme de vigie signale une île dont il cherche la pointe. C’est Porquerolles ! Avons déjoué l’Effrayante Ginette, une fois de plus. Les brumes risquent de rendre l’entrée du port difficile, mais le capitaine nous rassure par cette simple phrase « Comptez sur moi. » On sent qu’une rage froide lui donne des ailes et qu’il ira jusqu’au bout.
6 heures ¼. Avons évité les récifs. Le brouillard se dissipe. Brise nord-est. Le capitaine s’enferme dans les lavabos, exténué de froid et de fatigue. Le marquis le remplace. Bonne Bouille au gouvernail.
6 h ½. Le capitaine sort des lavabos, en uniforme, et constate une nouvelle nappe de brouillard si épaisse que nous n’y voyons pas à cinq mètres. Il serait dangereux de longer les côtes. Tâcherons de tourner l’île au large. Sans le brouillard artificiel nous serions arrivés au port. Ce qui nous inquiète c’est cette seconde nappe qui prouve que l’Effrayante Ginette pourrait vouloir nous chasser d’île en île jusqu’à un point décidé d’avance par le couple. Le capitaine très déprimé, très gêné par son uniforme qu’il avait mis pour entrer dans le port. Cette dépression du capitaine démoralise l’équipage. Conseillons au capitaine de retourner dans les lavabos.
7 h¼. Naviguons à l’aveuglette. Brusquement la côte apparaît, très proche. Un choc. Nous sommes ensablés. Grâce à une manœuvre de Bonne Bouille, nous parvenons à faire marche arrière. Mais la côte s’évanouit et il est impossible de se rendre compte de quel côté se trouve le port. Nous stoppons au large. Jetons l’ancre. Le Frisé ira inspecter la côte avec le youyou.
En arrivons à nous demander si les fausses brumes ne sont pas des brumes véritables, ce qui nous rassure d’un côté tout en nous inquiétant de l’autre. Attendre la nuit serait fou.
Bonne Bouille finit par atteindre la pointe du phare. Porquerolles est un port sans eau ; nous mouillons près du phare. La brume couvre et découvre l’hôtel Miramar, le minaret où habitait Simenon, l’ancienne maison coloniale de Jean Prouvost où nous arrivâmes jadis en barque de pêche avec Marcel Khill.
Dîner à L’Arche de Noé. Rouille. Pastis. L’île est occupée par l’école de Radar : 600 élèves de la marine. Nuit de brumes et de fumées.
Vendredi 15
Nouvelles de plus en plus alarmantes. L’Effrayante Ginette, fort liée avec les filles de madame Fournier, propriétaire de l’île, a réussi à lui rendre le séjour inhabitable. Ses filles ne lui adressent plus la parole. Il s’agirait de faire le trust des îles et de leur donner le nom d’îles britanniques. John Burt serait à l’origine des massacres de Port-Cros et les nudistes du Levant devenus ONUdistes, aux ordres de Londres. Bain à la crique aux taons. Le capitaine, maître dans la chasse aux moustiques, se trouve désemparé par la chasse aux taons et doit battre en retraite. Le taon des cerises est un animal très sanguinaire et très vorace.
Samedi 16
Les élections se préparent, menées en sous-main par le couple. Joseph nous annonce, par téléphone, que l’Effrayante Ginette lui a demandé si nous serions mercredi à Port-Cros. Cette question ne laisse pas de troubler le capitaine dont le projet était de retourner à Port-Cros. Je décide d’y retourner, d’attendre et de fuir au moment exact où le couple entrera dans le port.
Apprenons par le capitaine des cadres que les hommes appellent l’Effrayante Ginette, la mère E. G. Si par malheur quelqu’un prononce le nom de la mère E. G., les parties de boules s’interrompent, le pastis tourne dans les verres, un silence de mort remplace les conciliabules. La marquise est sombre. Le marquis m’inspecte et déclare que je ressemble à une dinde. La marquise hausse les épaules et dit : « Je vous conseille de noter cela dans le livre de bord. » C’est fait. L’école de Radar annonce du mistral. Bonne Bouille en conclut qu’il n’y en aura pas et que nous pourrons appareiller lundi, dès l’aube.
Dimanche 17
Rien : « Alors, dit la marquise au Frisé, vous ne votez pas ? » « Je vote pour vous » répond-il, et je me demande si ma femme ne vote pas avec un autre. »
Manquons de glace, mais l’Effrayante Ginette pense à tout. Lorsque Bonne Bouille en demande à l’hôtel Miramar, on lui claque la porte au nez. À l’Arche où on lui en donnerait, le radar du capitaine Burt a détraqué le groupe électrogène. Seule la marquise est de glace. Sa rage est si froide que nous décidons de mettre les bouteilles dans son peignoir. Le marquis observe l’horizon et dit : « On voit les côtes de France. » « Vous êtes gai !, riposte la marquise, Ces îles ne sont pas encore britanniques. Rira bien qui rira le dernier. » Et elle toise crânement les soi-disant touristes anglais qui entourent l’Orphée dès que la nuit tombe. (Le capitaine est tombé trois fois. Ses pieds ne lui sont presque plus d’aucun usage. Il se limite désormais aux quatre pattes ou au plat ventre). « Vous ne tenez pas debout », dit le marquis. « Il vaut mieux ne pas tenir debout que d’insulter les gens en les traitant de dinde », riposte la marquise, du tac au tac. Rien n’échappe à cette femme admirable que son double rôle de marquise et de capitaine met dans des situations insolubles et qui arrive toujours à les résoudre avec sérénité.
Le vent souffle d’Est. Baromètre beau-variable. Lèverons l’ancre demain matin à 9 heures pour rejoindre Port-Cros et envoyer une patrouille dans la crique aux Corot.
Lundi 18
Levons l’ancre à 9 heures. Soleil au zénith. Ancrons à 11 heures en face de l’ex-fort Supervielle. « Dieu ! », s’écrie la marquise, le fort a changé de place ! » En effet, pendant notre absence, l’Effrayante Ginette a changé la place du fort, ce qui empêche le marquis et la marquise d’en relever le plan et d’achever leurs tableaux. La marquise éclate de rire. « La sotte ne sait pas, murmure-t-elle, que nous ne regardons jamais le motif. »
Cette manœuvre extrêmement coûteuse du couple ne nous gênera donc que pour le ravitaillement, car cela oblige nos hommes à ramer double. Le capitaine s’écrie : « Je doublerai leur ration d’eau potable ! Ils le méritent. » Du reste, avec un courage au-dessus de tout éloge, le capitaine s’est jeté à l’eau, craignant que les fonds ne fussent changés de niveau et que les tentatives d’ensablement recommençassent. N’ayant pas une seconde à perdre, le capitaine a plongé sans prendre les précautions élémentaires. Je me trouvais dans le cabinet de toilette d’où j’ai vu sa masse énorme passer en trombe devant les hublots. Le marquis le traite de « vieille grenouille sans réflexes ». Le capitaine ayant disparu dans les vagues, c’est la marquise qui réapparaît et qui fait face aux insultes. « Une dinde ! Une grenouille ! Voilà commande-t-elle au Frisé, de quoi nourrir ce monsieur. Vous nous préparerez le reste. » Boutade spirituelle au possible et pleine de tact.
4 heures. Le capitaine décide d’aller lui-même à terre et seul. « Je veux voir ce que fabriquent ces ilotes ». « Ce qu’ils fabriquent ? », ricane le marquis en lui tendant la lorgnette marine avec laquelle il vient d’étudier longuement les cases. « Ils déjeunent. Ils mangent un missionnaire. » Le capitaine renonce à descendre. Il déclare : « Jeune homme, vous m’avez sauvé la vie. » Et la marquise : « Ce n’est pas moi qu’il aurait prévenue !… » Exemple type des difficultés où s’engage une personne en en étant deux. Difficultés semblables aux problèmes qui divisent la Sainte-Trinité, laquelle en est trois et dont les discordes intestines amènent du désordre sur la terre.
On frémit en songeant que l’Effrayante Ginette et le capitaine John Burt pourraient n’être qu’une seule et même personne. Par chance, ils en sont deux et c’est ce qui nous sauve.
5 heures. Le marquis a caché la lorgnette marine. On ne la retrouve nulle part. Je devine qu’il veut nous empêcher de scruter la côte et y envoyer la marquise sous prétexte que les ilotes sont remontés dans les montagnes. Mon devoir est de la prévenir que, l’autre jour, j’ai remarqué sur notre piste à travers la brousse un grand nombre de poteaux (des tortures) et des flèches (indicatrices). L’humeur du marquis devient agressive. Il prétend, où que j’aille, que je lui bouche la vue.
Le vent tourne et souffle d’est, ce qui met le navire en tête-à-queue est-ouest et, par rapport à la nouvelle orientation du fort oblige la marquise à changer sans cesse de place et à reprocher au marquis de lui boucher la vue. Je constate, hélas, que les calculs de l’Effrayante Ginette réussissent une fois de plus à semer la zizanie.
Le plus pénible dans cette anse est d’assister aux sacrifices d’enfants auxquels il nous est impossible de porter secours à moins d’être massacrés nous-mêmes. Les malheureux bambins hurlent accompagnés par les trompettes marines ou cornes de brume qui annoncent la cérémonie. Les ilotes doivent rester au nombre de 27. Ils suppriment ce qui augmenterait ce nombre. Les morts qui surviennent sont donc la seule chance que possèdent les enfants de rester en vie.
Il en résulte qu’il n’y a presque pas d’enfants dans l’île. Les adultes et les vieillards les mangent, ce qui est, avec la pêche au Snark, leur unique ressource. Le sacrifice d’enfants ne provoque chez eux aucune honte. Ils les trouvent naturels et jouent aux boules avec les crânes des enfants morts.
Mardi 19
Ce matin à 7 h, incommodé par les suites de la Rouille, j’ai voulu chercher du sucre dans le poste d’équipage. (Je note que j’agissais en douce pour ne pas réveiller les hommes.) Brusquement, j’ai reçu un terrible coup de plafond sur la tête. Après avoir retrouvé mon équilibre, je constatai que le plafond avait repris sa place normale et ne présentait rien de suspect. Malgré le Frisé qui s’obstine à croire que j’ai monté une marche un peu trop vite, je reste convaincu d’une attaque mystérieuse. Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est qu’une goélette fort lourde et fort sale s’était ancrée hier soir à côté de nous, goélette dont l’équipage d’une vingtaine de loustics d’aspect douteux prétendait se livrer à la pêche sous-marine, se trompait dans les manœuvres et affichait un matériel de fortune. À peine avais-je reçu le coup de plafond sur le crâne que la goélette levait l’ancre et mettait les voiles. Il m’est difficile de croire à une simple coïncidence. Le capitaine et le marquis dorment. Je consulte Bonne Bouille qui conseille de battre en retraite, de mouiller entre les îles devant Cannes, de faire le plein d’essence et de nous réfugier en Corse dont il connaît les moindres découpes et où il est peu probable que nous surprennent l’effrayante et son quidam. Attendons le réveil du capitaine avec quelque angoisse, angoisse accrue par le silence de mort de sa cabine dont aucun de nous n’ose enfoncer la porte. L’enfoncerons s’il ne donne plus signe de vie. Peut-être a-t-il été victime d’un autre « coup de plafond », d’autant plus qu’il lui arrive, lorsqu’il tombe, de bondir en l’air, ce qui rendrait facile de maquiller une attaque en suicide ou en maladresse.
L’équipage très sombre, assis en demi-cercle, tient les yeux fixés sur la porte du capitaine.
Midi. La porte s’ouvre. Le capitaine apparaît, un peu dans le vague. Soulagement général. Proposons notre plan. Le capitaine semble assez mal comprendre. La marquise, plus alerte, décide de descendre à terre, de braver les ilotes et de prendre le taureau par les cornes. Elle téléphonera carrément chez l’effrayante au risque d’apprendre quelque chose qui puisse nous servir. Elle arrache la carte des mains du capitaine qui la consultait d’un œil hébété. « Nous ferons, dit-elle, le plein à Saint-Tropez. Cannes est trop près d’Antibes ». Cette femme étonnante ne se laisse jamais abattre.
Je lui signale que le marquis dort la bouche grande ouverte et ne donne aucun signe de vie. « Qu’il dorme, dit-elle, et nous laisse tranquilles. Je suis peut-être une vieille grenouille et vous êtes peut-être une dinde, mais je déclare qu’il est une huître, un funeste mollusque accroché à sa crique. Lorsqu’il s’éveillera, s’il s’éveille, nous serons loin. Au reste, je me demande sur quelle herbe il a marché comme on dit et comme on a raison de le dire, car le couple use parfois de ce système pour abrutir les gêneurs trop clairvoyants.
La marquise a téléphoné à Antibes. On ne répond pas. La preuve est faite.
2 heures. Au large, en route vers Saint-Tropez. Journée critique. La marquise ne quitte plus sa cabine. Elle a sorti des caisses l’appareil de télévision prêté par les Peyraud, appareil sur lequel on a greffé un périscope. De sa cabine elle inspecte la mer sans risquer d’être vue. Les images sont renvoyées sur un écran et coupées de saynètes et de films d’amateurs du plus plaisant effet. Le capitaine, par contre, prend les phares pour des navires et les paquebots pour des bouées. « Vous avez une courte vue », lui dit la marquise. Le capitaine, piqué au vif, riposte : « Je ne possède pas votre périscope. » « Vous êtes démodé, capitaine », lui lance la marquise et elle rentre dans sa cabine en chantonnant Les Feuilles mortes.
« Garce ! », marmonne le capitaine entre ses dents. Le marquis a entendu : « Je ne vous le fais pas dire. » Le capitaine se retourne écarlate : « Cela vous convient fort mal d’injurier les femmes. » J’écourte. La nervosité de l’équipage est à son comble. Seule la marquise garde son équilibre. « Ce qui nous sauve, dit-elle, c’est la bêtise de nos adversaires. Ils dépensent une fortune et ne comprennent pas notre tactique. » Elle a raison. L’Effrayante Ginette et le capitaine Burt suivent la courbe des dictatures. Ils ont dépassé la ligne. Ils volent à leur perte.
3 h. La marquise a compris que la cupidité du couple Weil-Burt était la meilleure sauvegarde pour ses émeraudes. Elle feint de croire que les émeraudes sont à Port-Cros alors qu’elle sait qu’elles n’y sont plus. Elle occupe le marquis dans une expédition qui l’éloigne des chèques sans provision, du Sporting et de la contrebande. Le capitaine dirige l’expédition sans y rien comprendre. Le couple Weil-Burt croit que la marquise cherche ses émeraudes et que le marquis la pousse dans cette recherche. Bref, l’intrigue des émeraudes est insoluble et nous entraîne tous dans des démarches épuisantes puisque chacun se trompe d’adresse. Accablés de fatigue, nous courons les mers à la poursuite d’un songe. Les émeraudes sont dans une banque parisienne. Il n’existe plus de chasse au trésor, mais le mythe l’emporte sur la réalité. Sans lui nous ne saurions plus vivre. En route pour Saint-Tropez ! En route pour la Corse ! En route ! En route ! En route vers la Toison d’or sur la nef Argo !
Épisode pénible de l’escale Port-Cros. Découvrons, sous les eucalyptus du Manoir un singulier four à roulettes. Une vieille dame surgit. (Nous l’avons croisée avec une autre vieille dame, madame M. H., femme du régisseur des domaines). « Où est madame Desmarais ? », demande à l’improviste la marquise. « Mais elle est là. Elle est toujours là », répond la vieille dame avec un regard de folle. Nous suivons son geste qui désigne le four à roulettes. Nous avons compris.
Saint-Tropez. Une seule place libre dans le port. L’Orphée s’y engage. J’aurais dû m’y attendre. Nous sommes les voisins de quai de la goélette aux loustics.
Lèverons l’ancre à 11 heures, après le plein d’essence. Passerons la nuit en mer. Pleine lune.
Des hurlements nous arrêtent au bout du quai. Habitués à ceux des pirates, nous allions continuer notre route, lorsque le marquis me dit : « C’est Picasso. C’est Picasso, Éluard et sa femme à la terrasse du café-tabac. » (La noce des Éluard a eu lieu il y a 8 jours.) Picasso est venu de Vallauris comme témoin. Françoise, Paloma et Claude nous rejoignent.
Surgissent Jean-Louis Barrault et Madeleine qui visitent l’Orphée. Dîner avec la marquise et le marquis à l’auberge des Maures. Les paquets d’achats de la marquise s’accumulent. « Vous ferez couler le navire », ronchonne le capitaine. Il n’a pas tort. Picasso nous a raconté que son oncle avait tellement acheté de choses pour mettre sur son yacht que le yacht, en fin de compte, a coulé à pic.
Apprenons en retournant à bord que des loustics ivres sont tombés à l’eau en remontant sur la goélette.
Profitons d’une orgie sur la goélette pour lever l’ancre. Quittons le port à 11 heures. La goélette veut nous poursuivre, mais un bloc de glace du ravitaillement étant tombé par-dessus bord, la goélette reste prise dans les glaces.
De l’auberge des Maures la marquise a conversé par téléphone avec l’Effrayante Ginette. J’étais à l’écoute. L’effrayante a posé quelques questions allusives auxquelles la marquise faisait des réponses à double sens. Bref, l’effrayante, sûre de la goélette aux loustics, ne cherche pas à nous prendre en chasse. Elle ne pouvait prévoir la chute du bloc de glace, bloc de glace grâce auquel le couple vient de perdre notre piste.
Mercredi 20
Au large. Les hommes prennent le quart à tour de rôle. 5 h. du matin. Je monte sur le pont. Soleil rouge. Vents contraires. À 6 heures, le vent tombe et la brume se lève. À 9 heures, la brume se dissipe mais cache les côtes. La Corse devrait être visible.
Le marquis me rapporte qu’au large d’Antibes nous avons évité par miracle une mine flottante (du type Crémonini). Je dormais. Ne dormirai plus car, hélas, l’Effrayante Ginette veille.
Toujours pas de Corse en vue. Craignons que le capitaine Burt n’ait faussé notre boussole. « Terre ? », interroge le capitaine. « Non. Clystère ! », annonce l’homme de vigie. Aussitôt, le capitaine se précipite administrer le clystère du marquis. On le lui administre de force, car, trop faible pour actionner le levier des cabinets, il refuse obstinément d’en faire usage.
Le marquis se convulse sur sa couchette. La marquise qui prépare les casseroles y mêle sans doute de l’arsenic. Le capitaine la soupçonne. La marquise s’accuse en essayant d’empêcher le marquis d’expulser les clystères, mais le marquis les expulse. Tout cela forme une atmosphère épuisante. Les hommes sont accablés de fatigue. La Corse n’apparaît pas. Le marquis ricane. Mon devoir m’oblige à consigner tout dans ce livre de bord. « Votre rôle est celui d’un traître », me jette la marquise. Je garde le silence. J’ai chié jaune. Je le raconte au capitaine. Votre rôle, dit-il, consiste à prendre des notes. Elles seront indispensables en cas de procès.
Il est possible que notre boussole, truquée par John Burt, nous dirige vers Gibraltar, où nous anéantirait la flotte anglaise. Nous orientons au radar. Déjeuner.
Manquons d’essence en vue de Calvi. Arrivons au port avec la dernière goutte. Mouillons à 5 heures. Promenade. Magnifique petite ville en ruines. Livre de mon enfance : le Napoléon de Job. « La Corse est une île. Un enfant y naquit ». J’appris par ce livre qu’on appelle les habitants de la Corse des Ynaquits. Les Ynaquits mettent leurs ruines récentes sur le compte des légionnaires et des troupes anglaises. « La ville, disent les Ynaquits, a été détruite par les Français. »
La ville, surtout la ville haute (citadelle où vivent les Taos) a été en réalité détruite par la misère et la fatigue des murs. Les grenades des légionnaires qui volaient le bois des portes et des fenêtres ont fait le reste.
Immenses inscriptions peintes à la chaux sur le quai : De Gaulle au pouvoir. Décidément, Taos et Ynaquits aiment les militaires qui les démolissent. Car cette ville a toujours été la victime des armes. Prise et reprise. Assiégée par les Turcs, par les Génois, par les Anglais, par les papes. Nelson y a perdu son œil. Le capitaine Burt risque d’y perdre le sien et c’est notre sauvegarde. Sommes enfin libres de surveillance. Une femme tao nous montre à la cathédrale, très belle et un peu retapée par les Beaux-arts, la vierge espagnole qu’on porte à travers les rues, les jours de fête. Elle nous montre le Christ qui a sauvé la ville. Les Turcs étaient vainqueurs. Le Christ porté sur les remparts provoqua leur déroute. Ce Christ des mers est surnommé le Christ-Kraft.
Dîner sur les remparts chez un Tao. Un Russe blanc installé à Calvi depuis 25 ans a épousé une ilote. Il en a eu trois fils taos, pour lesquels la Russie doit être quelque chose d’incompréhensible. Depuis 25 ans, il joue des disques russes, raconte ses campagnes, montre ses photographies en uniforme du Caucase et offre (en le faisant payer) un marc blanc qui simule la vodka.
Plein d’essence. Reprendrons la mer à midi. Naviguerons vers Ajaccio avec halte à Porto. 6 heures de route. Demain naviguerons vers le cap Santo Sospir où l’Effrayante Ginette et le capitaine Burt tendent leurs derniers pièges. Mais peu importent les émeraudes. Qu’ils les gardent ! L’essentiel est de rentrer sains et saufs.
Hier, je pousse la porte des lavabos pour parler au capitaine. Mais c’est la marquise que j’y trouve. Elle pousse un cri de pudeur et se cache derrière une serviette éponge. Réflexe qui mérite d’être noté puisque la marquise se promène toute nue sur le pont, du matin au soir.
Le marquis déclare : « Cette île a produit deux hommes néfastes, Bonaparte et Christophe Colomb. » J’ajoute : « Qu’elle ne se plaigne pas si les militaires la détruisent et si les Américains y bâtissent un jour des gratte-ciel. »
Après ces paroles prophétiques, remontons à bord.
Jeudi 21
Dès que nous sommes à terre le mouvement du bateau continue dans notre organisme et berce les murs, les trottoirs, le ciel et les montagnes, de la manière la plus pénible.
De même, ce matin, au réveil, je constate que la sécurité nous donne du malaise et que nos organismes ont pris l’habitude du qui-vive et de la contre-attaque.
Le couple fatal serait-il devenu indispensable à notre équilibre ? Je me le demande avec quelque crainte. Faudra-t-il nous réhabituer au calme et le couple réussira-t-il à nous déranger par son absence mieux encore que par son acharnement à nous suivre. Problème fort grave et sur lequel je compte réfléchir entre Calvi et Ajaccio.
Midi. Levons l’ancre et quittons Calvi toutes voiles dehors poussés par une brise agréable. « Tout va bien ? », demande la marquise aux hommes. « Tout va très bien, Madame la marquise », ricane le marquis. La marquise le toise de l’œil et garde le silence. Je lui ai confié mes craintes touchant le mal de sécurité.
Cette femme sensible en avait éprouvé les symptômes. À la terrasse du bar des Palmiers où nous attendions l’appareillage, elle murmure : « Ce peintre anglais qui montre ses aquarelles à nos voisins de table n’est-il pas belge et ne relève-t-il pas les plans du fort ? » « Voilà, lui dis-je, une preuve de ma découverte. Vous ne pouvez plus vivre que sur vos gardes. Vous voyez des espions partout. »
La brise mollit après la pointe. Marsouins. Le capitaine ordonne de remettre le moteur en marche. Nervosité contagieuse. La côte s’éloigne, dominée par les bâtisses de l’ancien bagne maritime.
Tout à coup la marquise me pousse le coude et me signale du doigt les épaules du marquis. Des taches mystérieuses y apparaissent. Ces taches que j’attribue aux suites d’un coup de soleil, la marquise s’entête à les prendre pour la carte des fonds de l’île de Port-Cros. Je feins de la croire, car ses colères sont terribles et elle n’aime pas la contradiction. Mais je continue à diagnostiquer le mal qui nous menace et que j’appellerai le mal Weil (du mot malveillance). Les hommes semblent encore échapper à ses atteintes, de plus en plus alarmantes.
7 h du matin. Après passage entre les îles Sanguinaires, avons mouillé dans le port d’Ajaccio. 10 heures. Dîner froid. Butagaz vide. Café sur la place d’Ajaccio. Rentrons pour dormir. Nous félicitons du calme et du silence de ce port sans yachts. Venons d’être réveillés par des salves de carabine et une aubade atroce de sirènes et de trompes d’automobile. La marquise ouvre notre porte. L’eau monte lentement dans sa cabine. Son armoire à chaussures en est déjà pleine. Elle répète comme une somnambule : « Le clapotis ! Le clapotis ! » Alertons l’équipage. Bonne Bouille découvre que le capitaine Burt, lequel s’est emparé de divers accessoires de l’Orphée utiles à l’achèvement du Oua Oua – bateau garage de contrebande que le couple dissimule dans la banlieue d’Antibes – a pris l’étoupe de notre arbre pour en bourrer les tuyaux que le couple camoufle en arbustes sous prétexte de jardinage. En outre, les quelques partisans de Burt en Corse (Corsaires) devaient profiter des liesses électorales pour tirer des balles dans notre coque.
« Le clapotis !… le clapotis !… » La marquise les yeux grands ouverts traverse nos cabines sans nous voir et répète inlassablement ces paroles énigmatiques. Nous frissonnons, pensant à la Bande mouchetée de Conan Doyle. Le capitaine m’interroge. Il me semble alors me souvenir que la marquise aurait déclaré à l’Effrayante Ginette, qui, à cette époque, promenait des ânes sur la promenade des Anglais, « J’aime beaucoup Le Clapotis. » Le Clapotis étant un bar de Nice où le couple retrouve ses complices.
Cette fois, je dois admettre que les événements ne relèvent pas du mal Weil, mais bien plutôt de la malveillance. On écope. Affolé, le capitaine qui veut remplacer l’étoupe par de l’ouate, se trompe et l’enfonce dans les oreilles de la marquise. L’étrange plainte s’arrête. La marquise revient à elle et gifle le capitaine. Le marquis s’interpose. Tohu-bohu. Vers trois heures du matin, tout rentre dans l’ordre, mais la marquise exige que le marquis dorme assis par terre dans sa cabine pour qu’il soit réveillé en cas de bain de siège. « S’il faut un siège, lui dit-elle, je le soutiendrai, comme la reine de Naples à Gaète. »
11 h du matin. Arrivée d’une vedette anglaise (?). Le câble du youyou se prend dans l’arbre de l’hélice. On plonge. On dégage. La vedette accoste. Une dame sort des cabines, me voit et pousse un cri. C’est Paule de Beaumont. Je ne la crois pas en rapport avec le couple. Visite des bateaux. Recherche d’un Butagaz introuvable. Enfin, Bonne Bouille en trouve un malgré le pessimisme du Frisé. Déjeunons à terre. Levons l’ancre à deux heures. Le patron du restaurant monte à bord et nous offre une bouteille de marc et un fromage corse. Mer d’huile. Vent debout (faible). Marchons au moteur. Bonne Bouille, inquiet de ce calme, propose de nous arrêter à Calvi, d’y faire le plein d’essence et d’éviter le surplace entre la Corse et Saint-Jean. Le capitaine approuve. Arrivons à minuit à Calvi. Si le plein d’essence est possible à cette heure-là nous repartons après avoir touché terre. Sinon nous ne partirons que le lendemain matin.
9 h du soir, au large. La marquise est venue me trouver dans ma cabine où je prenais ces notes du journal de bord, « Ne trouvez-vous pas, me dit-elle, que depuis quelques jours, le marquis me regarde avec un sale œil ? » À vrai dire, je l’avais remarqué. Je la rassure, mais elle insiste : « Il combine ma perte. Je commence à craindre le pire : sa complicité secrète avec le couple d’Antibes. Plus j’y songe, plus me frappent des détails et des circonstances que je croyais fortuites et qui ne le sont pas. Ce serait abject. Observez-le. Son regard, dès qu’il se pose sur moi, me lance des foudres. Jusqu’à cette invention d’une appendicite pour se rendre à la clinique d’Antibes et me livrer à mes bourreaux. Je me suis ouverte au capitaine, mais il boit de plus en plus. Son intelligence sombre dans l’alcool. Je me sens très lasse ».
La marquise paraissait accablée. Rien de plus triste que l’accablement de cette femme que rien n’accable. « Je n’ai plus, me confie-t-elle, la force de vider les cabinets. Je préfère ne point y avoir recours. Je ne regrette même pas d’avoir manqué le bal des Fath. »
Resté seul, je me demande si la marquise a raison ou si le mal Weil augmente. Que nous réserve la fin de la croisière aux émeraudes ? Nul ne le sait.
Onze heures du soir. Brume. La marquise me soupçonne. Elle soupçonne le capitaine. Elle soupçonne l’équipage. Je crains qu’elle ne devienne folle. Au capitaine qui demande si le phare est en vue, elle répond : « Vous plaisantez, capitaine, je suis la rose des vents. »
Samedi 23
10 heures du matin. La marquise est aux extrémités. J’avoue que la conduite de l’équipage est étrange. Le mal Weil se propage. Bonne Bouille estime que nous sommes en pleine tempête. Cette tempête est sous son crâne, semble-t-il. À 1 h½., nous avons mouillé au coffre. Ce qui oblige à des allées et venues entre le quai et le coffre avec un youyou qui prend l’eau. Bonne Bouille téléphone à la météo. Tramontane sur les côtes. Il faut ou bien attendre, ou bien risquer quinze heures de houle.
La marquise, échevelée, brandissant une tranche de fromage corse, ordonne de partir coûte que coûte. « Suis-je, s’écrie-t-elle, dans un magnifique mouvement, suis-je un voilier ou une vedette au mazout ? On nous attachera sur nos couchettes, on entassera la vaisselle dans les armoires – et vogue la galère ! » Les marins applaudissent lâchement. Mais il est hélas à craindre qu’ils aient reçu des contre-ordres par téléphone. Le couple invente des tempêtes pour nous immobiliser et nous faire croire que le coffre n’est autre que le coffre aux émeraudes. Sans doute espère-t-il que nous tenterons d’ouvrir le coffre, que l’Orphée partira à la dérive et se brisera sur les rochers.
D’autre part, il est possible que la météo dise vrai et que le couple ne soit pour rien dans l’attitude de l’équipage, attitude qui ne viendrait que du mal Weil. De toute manière, l’Effrayante Ginette et John Burt nous empoisonnent l’existence – ce qu’ils cherchent, de quelque côté que ce soit.
La marquise dirige les opérations. On range, on décroche, on accroche, on cale, on calfeutre, on calfate, on enferme.
« Vous devenez folle », dit le marquis. « Folle ? s’écrie la marquise, c’est vous qui devenez fou ! Je vais vous prouver que je ne suis pas folle. » Aussitôt elle escalade l’échelle, saute sur le pont, empoigne le porte-voix et chante Domino. Sa voix puissante arrive à vaincre le tumulte du vent et des vagues. La foule s’amasse sur la digue et l’acclame. La marquise salue en envoyant des baisers. Le marquis reste cloué de stupeur.
Ayant salué la foule et crié : « Merci ! merci ! cher public de Corse », la marquise se drape dans sa robe de chambre, s’enfonce dans l’écoutille, et s’enferme dans sa cabine en s’écriant : « Je m’attacherai moi-même. Que les hommes se débrouillent ! Vous êtes tous des poules mouillées. »
Ce qui ne laisse pas d’être assez exact, car Bonne Bouille et le Frisé rament depuis ce matin dans un véritable bain de siège.
Midi. Nous allions partir, mais le vent se déchaîne. La foule refuse de quitter le môle et claque des mains en cadence sur l’air des lampions. « Dois-je donner un bis ?, interroge la marquise. Je le lui déconseille, mais d’apparaître à mi-corps et de crier : « À bientôt ! »
Elle apparaît aux cris de « Vive de Gaulle ! » Les acclamations redoublent. Cette femme si calculatrice perd tout contrôle. Elle ordonne de faire voile sur Saint-Tropez. « J’aurai là mon vrai public. » Je la raisonne. En effet, si les Weil-Burt apprennent son triomphe par la presse, nous sommes perdus. La jalousie les dévore. Chantant à la tierce Monsieur et Madame Denis et L’amour est un enfant trompeur dans des cinémas de seconde zone, ils ne supporteront pas le numéro-tempête de la marquise. Ils se vengeront et assouviront leur haine sur l’équipage.
Je suis, en outre, tenu de rapporter à la marquise que le marquis, dont je partage la cabine criait cette nuit en rêve : « Je les massacrerai ! Je les briserai ! Je les égorgerai ! Je les étoufferai ! » Après quoi il chantonnait sans vergogne.
« Il a bonne mine de me traiter de folle, dit-elle, il est fou ! Il ne tolérera pas davantage mon triomphe que le couple. Du reste, il ne disait pas dans son sommeil : « Je l’égorgerai », mais « Je les égorgerai ». Je ne serai pas sa seule victime. Il nous vise tous. Le même danger nous menace. Tenez-vous à carreau ».
On se représente mal l’atmosphère étouffante d’un navire ancré en rade, secoué de mistral, frappé par les lames, bourré jusqu’à la gueule de secrets et de haines intestines.
Le capitaine demeure invisible. Enfermé dans le cabinet de toilette, nous l’entendons rendre et actionner fiévreusement le levier de la chasse d’eau. « Il est ignoble », me jette la marquise. Il sait que ce levier de la chasse d’eau représente ma seule ressource lorsque j’ai les nerfs à vif. Et au fond, peu importe, car j’ai décidé de n’être qu’une âme, une âme qui chante ; je ne me servirai plus jamais de cet absurde endroit. »
Là-dessus, ne pouvant tenir en place, elle remonte vers son « cher public ». « Attention, s’écrie le marquis. Le vent souffle, vous allez vous envoler ». « Prétexte !, ricane la marquise, Suis-je une plume ? Vous essayez simplement de minimiser un triomphe qui vous fait crever de rage. »
1 h½. La marquise vient de me faire convoquer dans sa cabine. Elle est étendue sur sa couchette et fort pâle. « Fermez la porte, me dit-elle dans un souffle, et approchez-vous. Je vais mourir. Qu’on aille me chercher un prêtre. Après ma mort, je vous demande quand même de veiller sur le marquis. Alec pourrait en tirer vengeance. Il est capable de l’attacher par les pieds à la queue de son cheval Amadis et de le traîner autour du champ de courses de Nice. Le parcours n’est pas long, mais pénible, surtout dans cette posture.
J’ai encore quelque chose à vous confier. Il m’est revenu que la femme Weil a déclaré à son acolyte le capitaine Burt, en parlant de moi : « J’en ferai la juive errante. » Cette phrase atroce est sans doute à l’origine de l’état funeste dans lequel je me trouve. Occupez-vous du couple et promettez-moi qu’après ma mort ils manqueront de tout. Vous êtes libre »
Je me levai, refoulant mes larmes. Quel ne fut donc pas mon étonnement de l’entendre quelques minutes après dans le poste arrière : « Je confectionnerai cette purée moi-même, déclarait la marquise à Bonne Bouille, d’une voix robuste, et remplissez-moi le shaker de glace. Je vais préparer un cocktail. » Ensuite, je l’entendis secouer le shaker en chantant Domino. Cette femme est une vivante énigme. Fêtons la saint Jean.
7 h moins 20. Attente. Événement regrettable. Sans me prévenir le capitaine a donné l’ordre de pendre mon peignoir. Lorsque j’entre dans les lavabos, la chose est faite. Cette pendaison gratuite au possible a produit l’effet le plus fâcheux sur l’équipage. Le capitaine a manifestement perdu le nord. Il donne des ordres à tort et à travers et prononce des paroles sans suite.
Le chalutier de Chérizy entre dans le port et nous fait signe de ne pas sortir. Le vent souffle au suroît dans la rade. Norois au large. L’Orphée tremble.
La marquise se dépense sans compter. Elle organise un bal de fêtes. Mais une ombre passe dans ses yeux. Je devine qu’elle craint que Chérizy ne soit envoyé par le couple.
7 heures ½. Depuis trois heures nous suivons à la lorgnette le rude travail des Taos qui descendent le piano et le pick-up du sommet de la forteresse. Parviendront-ils en bas ? Le piano a été ligoté sur les trois fils que nous apercevons et perdons de vue tour à tour à travers le labyrinthe des escaliers et des voûtes. Avons invité peu de monde. Paule de Beaumont et les Massigly essayent de se dégager d’une crique des îles Sanguinaires. Pas prévenu les yachts belges. Une trentaine de personnes en tout indispensables à créer l’ambiance. Thème du bal : Une fête russe sous l’ancien régime. Recevons, la marquise en tzarine, moi en tzar et le marquis en Raspoutine.
Préparatifs fiévreux. Bonne Bouille et le Frisé attachent de longs rubans à leurs bonnets. Ils figureront la révolte des équipages. Manquons de caviar. La marquise a l’idée charmante de coller des plombs de chasse sur de vieilles croûtes de pain. Avec une rondelle de citron et notre bouteille de vodka, le tour sera joué. Nos invités n’arriveront pas avant dix heures. Une véritable tempête ébranle l’Orphée. Le piano continue sa descente accompagné par les cris sauvages et les « Ho ! Hisse ! » de la courageuse famille russe. Suis émerveillé par l’ingéniosité de la marquise qui coud, découpe et transforme en fausses barbes des endives qu’elle trempe dans le goudron.
8 heures. La marquise se plaint de crampes et de coliques. Elle commence à craindre pour son bal. Elle me demande si elle n’a pas eu tort d’éliminer les Belges. La famille se compose du père, de la mère et de jumelles. À travers ces jumelles, le père et la mère nous épient et je devine qu’ils sentent que quelque chose se prépare. La marquise s’agite au sujet du piano et répète sans cesse : « Si les Massigly ne viennent pas, mon bal est dans le lac. » Ce sont, hélas, les Massigly qui sont dans le lac, du moins je le présume, car la tempête fait rage et les îles Sanguinaires sont à six heures d’ici, par temps calme. Le piano me donne des inquiétudes. Nous n’entendons ni n’apercevons plus rien sur les remparts. C’est fort ennuyeux, car les fils doivent danser la Raspa-Poutine, numéro corso-russe que nous avions admiré l’autre jour au restaurant de la citadelle.
Dimanche 24
9 h. 20. Norois. Surois. Le vent redouble. Sommes immobilisés dans la rade. Hier soir à 9 h, la marquise a décidé qu’on bouclait l’Orphée, que le bal n’aurait pas lieu et qu’on ne recevrait personne à bord. Elle nous a prévenus à l’improviste, selon ses habitudes. En vérité, elle craignait que personne ne vînt et que les Taos ne fussent écrasés sous les décombres de leurs pianos et de leurs guitares. Le vacarme empêchait d’entendre les invités, s’il en arrivait, ce qui reste dans le vague. Je suppose que les Massigly sont en détresse. La marquise s’obstine à vouloir descendre à terre avec la pétrolette du chalutier. Je me demande si elle ne se propose pas de chanter à la cathédrale, pour la fête des communiantes.
Le marquis se plaint de son appendice. Le capitaine ne se montre pas.
« Nous sommes prisonniers des Corses, déclare la marquise. J’en saurai le motif et quel est le rôle du couple. Sourions. Montrons bonne figure. Attendons demain. »
2 h. Sommes allés à terre. Me demandais pourquoi le couple ne se manifestait pas par des actes directs, selon sa coutume. Les journaux me l’apprennent. Le capitaine Burt et sa compagne sont extrêmement dérangés par l’affaire des diplomates anglais disparus. Je n’insiste pas. Ces quelques coupures de presse suffisent.
[Nous reproduisons ces coupures de presse collées sur le manuscrit sans les transcrire.]
G. Burt
G. Weil
G. Hollande ou Holland
G Bloud-Ollendorf
3 h½. Il faut se rendre à l’évidence : le capitaine a disparu. Après son dernier acte d’autorité : l’ordre de pendre mon peignoir, nous perdons sa trace. Il a quitté le bord en emportant une grosse serviette éponge bourrée de papier hygiénique.
La marquise ne se rend pas compte des ennuis que peut nous causer cette fugue. Elle est aveuglée par le soulagement qu’elle éprouve à n’être plus en contact avec cet ignoble individu. « Il brouillait mes cartes, me dit-elle, et son alcoolisme était pour le marquis d’un exemple néfaste. Bon voyage ! Qu’il aille au diable et se faire pendre ailleurs ! » Il est possible que le capitaine et le capitaine Burt soient de mèche et que l’affaire des diplomates de Londres les oblige à se concerter. Le capitaine, placé par Burt sur notre navire, devait donc, par force, quitter son poste et faire passer sa propre surveillance avant la nôtre. C’est notre dernière chance. La police n’est pas encore alertée. Ne soufflons mot.
9 h. Les dernières nouvelles m’obligent à faire un point spécial. Nous sommes au milieu d’un réseau de circonstances qui relèvent de l’intérêt privé et de l’intérêt général. Je veux dire que nous sommes victimes d’un mélange explosif. La marquise, si brave, est effondrée. Le nom d’Alec, jeté dans l’aventure par la presse et sans que rien puisse nous le laisser prévoir, achève de donner à notre croisière une signification mystérieuse et tragique.
Tout vient de Burt. Il savait que le Sainte-Anne était pirate, confisqué par les douanes et revendu aux pirates. Il le convoitait. L’Effrayante Ginette lui conseilla de le signaler à la marquise. La marquise l’achèterait, le mettrait en état et le yacht leur tomberait tout mûr entre les mains s’ils consommaient sa ruine. Ce fut, dès cette minute, leur unique manœuvre. D’autre part, le F. Office, prévoyant la perte des pétroles de l’Iran, décidait de déshonorer Alec pour posséder toutes les parts de la Royal Dutch, après s’être emparé préalablement du reste. Rien ne fut laissé au hasard. Miss Hoeck (du F. Office) avait pour mission de séparer le marquis de ses seuls appuis. Malheureusement, cette vieille Écossaise s’étant éprise de ma personne, découvrit son jeu. Envoyée à Nice par Londres, elle s’imposa chez la marquise où je séjourne et dut s’en retourner bredouille. Nous la fuîmes sur les mers où le couple tendait des pièges. Pourchassés par les ambitions du couple et par l’Intelligence Service dont les buts se combinent, nous voilà dans une rade corse au milieu de telles intrigues qu’il nous est difficile de les démêler, bien que mille détails nous reviennent en mémoire et nous permettent de reconstituer la machine infernale. Il est probable que l’Effrayante Ginette essayera de se livrer à un chantage sur Alec en arguant de son influence féminine sur le capitaine Burt. Si Alec résiste, elle se déchaînera contre nous. La trahison de notre capitaine est patente. Elle coïncide avec une visite de Chérisy lequel, à mots couverts, offre à la marquise de lui racheter l’Orphée à moitié prix. De longue date, l’Effrayante Ginette (les 4 G) cherche à s’approprier, outre le bateau, Santo Sospir, Morfontaine, Angervilliers et la place des États-Unis. Les gouaches de légumes déguisaient la présence dans les cavernes d’Antibes des couleurs échantillons de l’affaire des tentures dont la presse parle ce matin. La marquise, fort pâle, prononce des paroles sans suite. Tantôt elle se décide à fuir ! Tantôt elle déclare qu’elle luttera jusqu’au bout. Tantôt elle veut cingler vers les Baléares, tantôt prendre l’avion demain et faire face. Que répondre aux plaintes de cette malheureuse, victime de la confiance qu’elle avait mise dans la femme Weil ?
Les émeraudes deviennent visibles lorsque l’URSS, l’Angleterre, l’Iran, la Palestine, le pétrole et la bombe atomique sont en jeu.
J’avais oublié de prendre une note très importante. Avant le terrible coup du nom d’Alec jeté dans notre drame (il était 9 heures) la marquise qui respirait à l’écoutille, m’appelle, n’en croyant pas ses yeux. Les Massigly viennent d’apparaître dans la rade sur un pédalo. Ils pédalent depuis les îles Sanguinaires pour se rendre à notre bal avec un retard bien compréhensible. Il était simple qu’ils s’arrêtassent, montassent à bord et s’y restaurassent et chauffassent. « Montez ! Montez, Odette ! », criait la marquise dans la tempête. Mais nous comprîmes en tendant l’oreille que Paule de Beaumont s’était noyée au large et qu’ils devaient rebrousser chemin, se mettre à sa recherche. Leur retour en pédalo de Calvi aux Sanguinaires représente une semaine très dure et sans vivres, ce qui dépasse les forces humaines, même pour une ambassadrice, soucieuse d’exactitude et de tenir son rang. Mais ils rebroussent chemin et nous les voyons disparaître avec angoisse. C’est seulement maintenant que nous comprenons leur peur de se compromettre et de monter à notre bord. Le premier signe de notre désastre.
Lundi 25
Tout cela, naturellement, n’est pas vrai. Mais qu’est-ce qui est vrai ou pas vrai ? Un jeu cesse vite de l’être et la marquise ne sait plus très bien si une charmante petite croisière s’achève ou si de véritables périls la menacent. « Ne croyez-vous pas qu’elle a mangé l’hameçon et toute la ligne avec », déclare le marquis. « Sa mine est celle d’une personne au désespoir. L’équipage le constate et soupçonne quelque mystère. Bref, si ce jeu continue il finira par mettre au monde un monstre marin qui nous dévorera tous. »
J’admire la sagesse du marquis et me dispose à écourter cette longue attente, génératrice de mythes.
J’enverrai Paul (Bonne Bouille) à Aigle Azur, voir l’horaire des avions pour Nice. Trente minutes de vol et nous sommes à Santo Sospir où je dois écrire ma pièce.
Ce qui n’empêche pas que Ginette et le capitaine doivent entendre la lecture de ce livre de bord. Il risque de les mettre en garde si la divination des poètes a percé leur âme tentée par le démon.
11 h. Pas d’avion régulier de Calvi. Devons prendre la micheline jusqu’à Ajaccio et demain matin, l’avion à huit heures.
6 h. Roué de coups par la micheline qui serpente à travers des montagnes d’une sauvagerie magnifique. Arrivons Ajaccio à 7 heures. Grand Hôtel. Le soir, allons entendre des guitaristes et des chanteurs d’un style admirable. Rentrons à l’hôtel à 1 h. À 2 heures, sérénade des guitaristes et chanteurs sous nos fenêtres. La marquise dort et n’entend rien.
10 heures. Une heure de vol et notre côte apparaît. Nous atterrissons. Nous quittons l’appareil. Nous marchons vers les cabanes. La marquise pousse un cri terrible et m’attrape le poignet. Je suis son regard et reste cloué sur place. Le couple est là.
– Fin du journal de bord de la croisière aux émeraudes –