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Il s’appelle Henry Beckett – Charles Bukowski

Il s’appelle Henry Beckett – Charles Bukowski

il s’appelle Henry Beckett, et nous sommes un lundi matin. il vient juste de se lever et il est en train de mater par la fenêtre une passante en minijupe si courte qu’elle ne cache plus grand-chose. ce qui l’amène à penser que ce n’est guère excitant et que c’est bien dommage. car dès lors qu’une femme ne porte rien sur elle, quel plaisir aurait-on à la déshabiller ? un morceau de viande rouge n’est qu’un morceau de viande rouge.

après avoir enfilé son slip, il pénètre dans la salle de bains pour se raser. c’est lorsqu’il se regarde dans le miroir qu’il découvre que son visage est tout doré avec une foultitude de pois verts dessus. il n’en croit pas ses yeux. il les ferme, les rouvre, et il en laisse tomber son blaireau. l’image que lui renvoie son miroir n’a pas changé : un ovale doré piqueté de pois verts. soudain, les murs se mettent à tanguer, et Henry ne peut que se raccrocher au lavabo. sans savoir comment, il parvient à regagner sa chambre et se jette à plat ventre sur le lit. il n’en bouge pas durant cinq bonnes minutes, le cerveau en ébullition, sonnant la générale, passant en revue toutes les hypothèses, et les recrachant toutes sans exception. au bout du compte, il se relève et s’en retourne dans la salle de bains pour examiner une nouvelle fois son visage, rien n’a changé : de la dorure constellée de pois verts.

il se résout à téléphoner :

— allô, oui, bonjour, Henry Beckett à l’appareil. je crains de ne pouvoir venir aujourd’hui, je suis malade. qu’est-ce que j’ai ? des douleurs abominables à l’estomac. vraiment abominables.

et il raccroche.

pour s’en revenir vers la salle de bains, où l’accueille son nouveau visage. il se fait alors couler un bain, avant de refoncer sur le téléphone. mais la secrétaire médicale ne peut l’inscrire que pour mercredi.

— ouvrez grandes vos oreilles, il y a urgence ! il faut que le docteur me reçoive aujourd’hui ! question de vie ou de mort ! non, je ne peux pas vous en dire plus, eh oui, c’est impossible, mais, je vous en supplie, casez-moi aujourd’hui entre deux rendez-vous ! ce doit être faisable, non ?

o.k. pour 15 h 30, concède-t-elle,

dans la minute suivante, et après s’être débarrassé de son slip, il entre dans son bain pour constater que son corps tout entier n’est plus que dorure et pois vert., le ventre comme le dos, les testicules comme le pénis. et le savon n’y faisant rien, il ressort de la baignoire, s’essuie et repasse son slip.

le téléphone sonne. c’est Gloria. sa copine. elle travaille dans la même boîte que lui.

— ne le prends pas mal, Gloria, mais je ne peux pas te dire ce que j’ai. sauf que c’est horrible. la chtouille ? et puis quoi encore ? non, c’est pire. de toute façon, si je te le disais, tu ne me croirais pas.

elle veut profiter de l’heure du déjeuner pour venir le voir.

— s’il te plaît, ma beauté, n’en fais rien, ou je me fous en l’air.

— j’arrive tout de suite, hurle-t-elle.

— s’il te plaît, non… S’IL TE PLAÎT !

mais elle a déjà raccroché. il regarde le téléphone, puis raccroche à son tour, et une nouvelle fois se traîne jusqu’à la salle de bains. aucun changement.

il repasse dans sa chambre et, tout en s’étirant, le voici qui se met à contempler les fissures dans le plafond. c’est bien la première fois que ça lui arrive. elles lui semblent chaleureuses, fascinantes, presque amicales. de là où il est, il peut entendre le bruit de la circulation, que dominent de temps à autre le gazouillement d’un oiseau, les conversations des passants – une mère à son gosse : « bon, presse-toi, pour l’amour du ciel » – et aussi le rugissement d’un moteur d’avion.

on sonne à la porte. il glisse un œil à travers les rideaux du salon. c’est Gloria. chemisier blanc et jupe bleu ciel. jamais elle ne lui a paru aussi belle. une blonde à peau de pêche qui respire la santé ; il n’y a que son nez qui cloche, un peu trop épaté, mais une fois qu’on s’y est habitué, on en vient à l’aimer. de la voir, son cœur lui fait l’effet d’une bombe à retardement qu’on aurait placée dans un placard vide. car, c’est comme si on l’avait vidé de tous ses organes et qu’il ne restât plus que son cœur, écumant dans le vide, hurlant dans le vide.

— il est hors de question que je te laisse entrer, Gloria !

— ouvre cette maudite porte, âne bâté !

il ne la quitte pas du regard alors qu’elle-même, malgré les rideaux, elle essaie de l’apercevoir.

— laisse tomber, Gloria.

— je t’ai dit d’OUVRIR CETTE PORTE !

— et puis merde, tu l’auras voulu !

il n’y a pas que son front qui fasse eau, ses oreilles et même son cou ruissellent maintenant de sueur.

et pourtant il ouvre la porte toute grande.

— SEIGNEUR ! s’écrie-t-elle, en portant la main à sa bouche.

— je te l’avais DIT, j’ai essayé de te PRÉVENIR, tu étais AVERTIE !

comme il se recule, elle referme la porte et s’avance vers lui.

— c’est quoi, alors ?

— aucune idée. le noir complet, je te le jure. attention, ne me touche pas. surtout, ne me touche pas. des fois que ça serait contagieux.

— mon pauvre Henry ! oh, mon pauvre amour…

elle fait un pas de plus en sa direction, si bien qu’il trébuche sur la corbeille à papier.

— bordel de merde, je t’ai demandé de ne pas m’approcher.

— arrête ! tu sais que tu en es presque plus sexy !

— OUI, C’EST ÇA, PRESQUE ! aboie-t-il. MAIS TU ME VOIS VENDRE DES POLICES D’ASSURANCE AVEC CETTE GUEULE ?

et soudain ils éclatent de rire. mais tout aussi soudainement il se jette en pleurant sur le canapé de l’entrée. et bientôt son visage doré et constellé de pois verts n’est plus qu’un torrent de larmes.

— jésus, marie, j’aurais préféré l’infarctus, le cancer, n’importe quoi de clair et net ! mais Dieu a choisi de me chier dessus, et à présent je suis dans la merde à cause de Lui.

elle le couvre de baisers, partout où elle le peut. sur la nuque comme sur les mains derrière lesquelles il se cache. aussi finit-il par la repousser.

— arrête ! arrête !

— je t’aime, Henry, comment pourrais-je être indifférente à ce qui t’arrive ?

— c’est bien ça, les femmes, toutes des dingues !

— ça va de soi ! mais dis-moi plutôt à quelle heure tu vois le toubib.

— à 15 h 30.

— là, je suis obligée de retourner au bureau. mais téléphone-moi dès que tu auras du nouveau. de toute façon, je repasserai ce soir.

— o.k., o.k.

et sur ces mots elle le quitte.

à l’heure dite, c’est le cou emmailloté d’une écharpe, et un chapeau enfoncé jusqu’à ses lunettes noires, qu’il roule d’une seule traite vers le cabinet médical. il a tout fait pour se rendre invisible, et personne ne semble lui prêter attention.

dans la salle d’attente, tout un chacun feuillette LIFE, LOOK, NEWSWEEK et le reste. il y a juste assez de chaises et de canapés pour accueillir tous les patients, en sorte qu’on crève de chaud et qu’on n’entend que le froissement des pages que l’on tourne. lui-même ne lève pas le nez de son magazine, toujours dans l’espoir de ne pas se faire remarquer. et durant une quinzaine de minutes ça marche. jusqu’au moment où une fillette, qui n’a cessé de s’agiter autour de lui en s’amusant à la balle, la fait rebondir sur l’une de ses chaussures. à partir de là, tout s’enchaîne. de la chaussure, la fillette remonte jusqu’à son visage, et aussitôt elle se précipite vers une bonne femme très laide, à croire qu’elle a des blinis à la place des oreilles et l’âme d’une araignée dans le regard.

— Maman, il a quoi, le monsieur, au VISAGE ?

— chutchutchut !

— REGARDE, IL EST TOUT JAUNE AVEC UN TAS DE GROSSES TACHES VIOLETTES !

— Mary Ann, je t’ai déjà DEMANDÉ de te tenir TRANQUILLE ! alors, tu T’ASSIEDS à côté de moi et tu arrêtes de gesticuler. C’EST COMPRIS, ASSIEDS-TOI !

— mais Maman…

la fillette s’assoit en reniflant sans cesser pour autant de le dévisager. elle ne va d’ailleurs faire que ça désormais, renifler et l’examiner sur toutes les coutures.

arrive enfin leur tour, elle et sa Maman quittent la salle d’attente. puis, c’est le tour d’autres, aussitôt remplacés par de nouveaux arrivants. mais voici qu’on appelle son nom.

— mister Beckett.

il suit le médecin qui lui demande tout en marchant vers son cabinet :

— alors, comment se porte la santé, mister Beckett ?

— je vous laisse le soin d’apprécier, regardez.

le médecin se retourne.

— Dieu du ciel ! s’exclame-t-il.

— n’est-ce pas ?

— je n’ai jamais vu quelque chose de comparable ! déshabillez-vous, s’il vous plaît, je vais vous examiner. dites-moi, à quel moment vous en êtes-vous rendu compte ?

— ce matin, en me réveillant.

— et comment vous sentez-vous ?

— comme si l’on m’avait plongé dans un baquet de merde indélébile.

— je voulais dire : physiquement.

— tant que je ne m’étais pas regardé dans un miroir, je me sentais d’attaque.

le médecin lui prend la tension.

— rien à dire de ce côté-là, tout est normal.

— arrêtez votre cinéma, docteur ! il ne manquerait plus que vous me demandiez de monter sur la balance. avouez-le, vous nagez, hein ?

— en effet, je n’ai jamais vu rien de telle sorte.

— vous avez une curieuse façon de vous exprimer. d’où sortez-vous ?

— d’Autriche.

— un Autrichien ! et que comptez-vous faire pour moi ?

— je n’ai pas la solution, peut-être un dermatologue, avec prélèvements et hospitalisation.

— oh, je suis certain qu’il va juger mon cas passionnant, mais qu’est-ce que ça changera ?

— changera quoi ?

— changera à mon apparence, pardi ! comprenez-moi, j’ai le sentiment d’être devenu un autre homme, et que c’est définitif.

le médecin tente alors d’écouter les battements de son cœur. mais Beckett repousse le stéthoscope, puis commence de se rhabiller.

— prenez en patience votre mal, mister Beckett. je vous en fais la supplication.

mais Henry s’en va, abandonnant chapeau, écharpe et lunettes noires. sitôt qu’il se retrouve chez lui, il prend son fusil de chasse à répétition et suffisamment de cartouches pour descendre tout un bataillon. une fois sur l’autoroute, il finit par retrouver la sortie vers le sommet du tertre. de là, on surplombe le virage qui oblige tout un chacun à ralentir. du diable s’il se souvient dans quelles circonstances il a découvert cet endroit.

il sort de sa voiture et grimpe encore plus haut. après avoir nettoyé sa lunette de visée, il charge son arme, ôte le cran de sécurité et s’allonge sur le sol.

au début, il ne tire pas juste. chaque fois qu’il fait feu, il est trop long d’un chouia. aussi décide-t-il de viser le capot des voitures et, bien qu’elles avancent quasiment à la même vitesse, il anticipe d’instinct une possible accélération. le premier qu’il touche a une drôle de réaction. alors que la balle l’a atteint à la tempe droite, ne voilà-t-il pas qu’il lève les yeux en sa direction, comme s’il cherchait à le voir. tout de suite après, sa voiture part dans le décor, heurte une glissière et se retourne. mais déjà Henry tire sur la suivante, c’est une femme qui est au volant, il la rate, mais il touche le moteur qui prend feu, et il la voit prise au piège, hurlant et agitant ses bras pendant que les flammes font rage autour d’elle. il ne veut pas qu’elle périsse brûlée. il l’achève d’un tir au but. à présent, la circulation est bloquée. les gens descendent de leur voiture. il décide de ne plus flinguer de femmes. il n’aime pas ça. il épargnera également les enfants. pour la même raison. il repense au médecin autrichien. pourquoi nous envoient-ils leurs toubibs ? il n’y a pas de malades en Autriche ? il abat encore quatre ou cinq types avant qu’en bas on comprenne enfin qu’on a affaire à un tueur fou. arrivent alors les voitures de police et les ambulances. ils ferment l’autoroute. lui, il les laisse charger les morts et les blessés. il n’a pas envie de canarder les blouses blanches. seulement les flics. il en touche d’ailleurs un. le gros format. il n’a plus aucune notion du temps. tout juste s’il constate que la nuit est tombée. mais il sent qu’ils montent vers lui. faut qu’il bouge. qu’il aille au contact. sur son flanc gauche, il en repère deux en embuscade. et comme, de la droite, on se met à l’arroser, il est contraint de rebrousser chemin. à l’évidence, ils cherchent à l’acculer. or s’enterrer sur place serait la pire des solutions. il tente donc une percée mais essuie un tir nourri. en essayant de couvrir le plus de terrain possible, il se replie avec précaution vers le sommet. il peut les entendre qui parlent et qui jurent. ils sont nombreux. il s’arrête de tirer et attend. cependant, lorsqu’il distingue la forme d’une jambe à travers les broussailles, il ouvre le feu en visant légèrement de côté afin de toucher la poitrine. un cri lui fait écho. de nouveau, il décroche. on n’y voit plus goutte. de quelque façon qu’il l’envisage, Gloria l’aurait plaqué. sinon, vu son ravalement de façade, il l’aurait fait de lui-même. non, sans blague, qui accepterait de conduire à un récital de Brahms une fille pourpre et dorée ?

ils ont réussi à l’isoler au sommet de la colline, mais le terrain est nu, sans la moindre végétation pour les protéger. juste quelques gros cailloux. or ils aimeraient rentrer chez eux sains et saufs. il se convainc de résister encore un peu. tout à coup, ils se mettent à lancer des fusées éclairantes au-dessus de sa tête. il en dézingue quelques-unes, mais il en reste pas mal, et bientôt il y en a trop pour qu’il puisse toutes les descendre. du coup, ça rafale de partout, et ça se rapproche… merde, et remerde. c’est la fin.

comme une nouvelle fusée éclairante éclate à moins d’un mètre de lui, ses mains sur le fusil s’en trouvent tout illuminées. il sursaute. elles sont blanches.

BLANCHES !

c’est parti !

il est BLANC, BLANC, BLANC !

— hé, là-bas, leur crie-t-il, C’EST FINI ! JE LAISSE TOMBER ! C’EST FINI !

puis Henry déboutonne sa chemise, sa poitrine aussi est blanche.

il noue sa chemise au canon de son fusil et l’agite au-dessus de sa tête. ils s’arrêtent de tirer. voilà, ce mauvais rêve grotesque est terminé, cet homme au visage constellé de pois a disparu, ce clown n’existe plus. quelle sinistre farce ! mais que s’est-il passé ? est-ce que ça s’est d’ailleurs réellement passé ? et si ça n’avait été qu’un cauchemar ? à moins qu’il n’y ait eu un autre Hiroshima ? ou un de ces machins complètement invraisemblables ?

aussi loin qu’il le peut, il jette son fusil vers eux et, les mains en l’air, il commence, tout en hurlant, à lentement redescendre :

— C’EST FINI ! JE ME RENDS ! JE ME RENDS ! JE ME RENDS !

plus il se rapproche des flics et mieux il les entend qui discutent.

— on fait quoi, mon gars ?

— va savoir. faut quand même se méfier, des fois qu’il chercherait à nous baiser.

— il a descendu Eddie et Weaver, pour ça et pour le reste, je hais ce mec.

— il n’est plus très loin.

— C’EST FINI ! JE ME RENDS !

l’un des flics ouvre le feu. cinq balles. trois dans le bide, et deux dans les poumons.

mais avant de se montrer ils laissent passer une bonne grosse minute. puis, ils sortent. celui qui a tiré marche en tête. de la pointe de sa botte, il retourne le corps. c’est un flic noir. Adrian Thompson, 118 kilos, et un pavillon près du West Side quasiment payé. sous la lueur de la lune, on peut voir son sourire.

sur l’autoroute, comme à l’ordinaire, la circulation reprend.

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