L’Enfer – Francesco Bertolini
Dans l’histoire du cinéma mondial, certaines œuvres pionnières ont posé les jalons formels et esthétiques d’un art en pleine naissance. L’Enfer (L’Inferno, 1911) de Francesco Bertolini, Adolfo Padovan et Giuseppe De Liguoro occupe une place particulièrement significative dans cette généalogie du septième art. Premier long-métrage italien et adaptation ambitieuse du chef-d’œuvre de Dante, ce film représente une prouesse technique et artistique qui a révolutionné les possibilités expressives du médium cinématographique à ses débuts, tout en établissant un dialogue fécond entre littérature classique et art nouveau.
Les visionnaires derrière l’œuvre
Si L’Enfer est souvent attribué principalement à Francesco Bertolini, l’œuvre est en réalité le fruit d’une collaboration entre trois réalisateurs. Bertolini, figure encore mystérieuse de l’histoire du cinéma italien, s’associe à Adolfo Padovan et Giuseppe De Liguoro pour mener à bien cette entreprise titanesque. Leur collaboration au sein de la Milano Films témoigne de l’ambition collective qui animait les premiers studios italiens au début du XXe siècle.
Le projet nait dans un contexte particulier : celui des célébrations du cinquantenaire de l’unification italienne. Adapter Dante, figure tutélaire de la culture nationale, apparaît comme un geste patriotique autant qu’artistique. Cette dimension civique n’est pas anodine : elle inscrit l’œuvre dans une volonté de construire une identité culturelle commune à travers les grandes figures littéraires du passé.
La genèse du film témoigne d’une ambition sans précédent pour l’époque. Trois années de production, un budget colossal (estimé à 100 000 lires, somme astronomique pour l’époque), plus de 150 participants à l’aventure : ces chiffres illustrent l’ampleur d’un projet qui dépasse largement les standards de l’industrie cinématographique naissante, habituée aux courts-métrages produits en quelques jours.
Une adaptation visionnaire du chef-d’œuvre de Dante
Adapter La Divine Comédie de Dante, et plus particulièrement son premier cantique, L’Enfer, représentait un défi colossal. Comment transposer visuellement la richesse poétique et symbolique d’une œuvre littéraire médiévale considérée comme intraduisible ? Comment donner corps aux visions dantesques des cercles infernaux, peuplés de figures mythologiques et de damnés aux supplices extraordinaires ?
Bertolini et ses collaborateurs font le choix audacieux de la fidélité à l’œuvre source. Le film suit méticuleusement le voyage de Dante (interprété par Salvatore Papa) et de Virgile (Arturo Pirovano) à travers les neuf cercles de l’Enfer, reproduisant avec une précision remarquable la structure même du poème. Chaque épisode majeur du texte est adapté dans une succession de tableaux saisissants qui respectent la progression narrative du cantique.
Cette fidélité ne se limite pas à la structure : l’iconographie même du film puise abondamment dans la tradition picturale qui s’est développée autour de l’œuvre de Dante depuis des siècles. Les illustrations de Gustave Doré, en particulier, constituent une référence visuelle explicite. Certains plans semblent littéralement animés les gravures du maître français, créant ainsi un pont entre arts plastiques et cinéma naissant.
Mais la véritable réussite de l’adaptation réside dans sa capacité à exploiter les possibilités proprement cinématographiques pour donner vie à l’univers dantesque. Là où le texte évoque par la puissance du verbe, le film montre par la force de l’image, inventant un langage visuel qui permet au spectateur d’expérimenter directement la descente aux enfers.
Une révolution technique et visuelle
Sur le plan technique, L’Enfer représente une avancée considérable dans l’histoire du cinéma. Avec ses 71 minutes (longueur exceptionnelle pour l’époque) et ses nombreux effets spéciaux, le film repousse les limites des possibilités expressives du médium.
Les superpositions d’images, les surimpressions, les maquettes, les jeux d’échelle et les trucages en tous genres sont employés avec une ingéniosité stupéfiante pour donner vie aux visions les plus fantastiques de Dante. La représentation des monstres infernaux, notamment Cerbère, Minos ou Lucifer, témoigne d’une créativité technique qui préfigure les futurs développements des effets spéciaux au cinéma.
La scénographie du film révèle également une maîtrise impressionnante de l’espace cinématographique. Les décors, construits avec un souci du détail remarquable, créent un univers visuel cohérent qui alterne entre paysages désolés, architecture monumentale et visions cauchemardesques. L’utilisation des profondeurs de champ, encore inhabituelle à cette époque, confère au film une dimension spatiale qui amplifie le sentiment d’immersion dans les cercles infernaux.
Le travail sur la lumière mérite une attention particulière. Dans un médium encore limité au noir et blanc, les contrastes d’ombre et de lumière deviennent le principal vecteur d’expression des atmosphères infernales. Les éclairages dramatiques, inspirés tant de la peinture baroque que des illustrations de Doré, créent une ambiance visuelle saisissante qui traduit parfaitement la progression du poème vers des zones toujours plus obscures.
Une esthétique entre théâtralité et cinématographie
L’esthétique globale de L’Enfer témoigne d’un art cinématographique encore en formation, à la recherche de son langage propre. Le film se situe à la croisée de multiples influences artistiques, créant une synthèse unique qui caractérise le cinéma italien des origines.
La mise en scène présente encore des aspects hérités du théâtre et des spectacles de tableaux vivants, populaires au XIXe siècle. Les plans sont souvent fixes, frontaux, présentant l’action comme sur une scène. Le jeu des acteurs, empreint d’une gestuelle emphatique et stylisée, évoque davantage la tradition théâtrale que le naturalisme qui s’imposera plus tard au cinéma.
Cette théâtralité est particulièrement visible dans le traitement des groupes de damnés, organisés en compositions soigneusement orchestrées qui rappellent les bas-reliefs classiques. Les scènes de châtiments collectifs, comme celles des luxurieux emportés par la tempête ou des violents plongés dans le fleuve de sang, se présentent comme de véritables tableaux animés où chaque figure occupe une place précise dans l’économie visuelle du plan.
Cependant, le film développe simultanément des aspects proprement cinématographiques qui le distinguent du simple théâtre filmé. L’utilisation du montage, encore rudimentaire mais déjà significatif, permet de créer des relations spatiales et narratives impossibles au théâtre. Les effets spéciaux mentionnés précédemment constituent également une rupture nette avec l’esthétique scénique, exploitant des possibilités exclusives au médium cinématographique.
Cette tension entre théâtralité héritée et cinématographie émergente fait de L’Enfer un document fascinant sur la naissance d’un langage artistique nouveau, encore hybride mais déjà porteur d’une expressivité unique.
Un impact culturel et commercial considérable
À sa sortie en 1911, L’Enfer connaît un succès international remarquable. Distribué dans le monde entier, de l’Europe aux États-Unis en passant par l’Amérique latine, le film rapporte des sommes considérables à la Milano Films, prouvant qu’une ambition artistique élevée peut s’accompagner d’un succès commercial.
Aux États-Unis, le film est distribué par la Monopol Film Company qui organise une campagne promotionnelle sans précédent, présentant l’œuvre comme un événement culturel majeur plutôt que comme un simple divertissement. Cette stratégie de distribution, qui inclut la publication d’un livret explicatif sur Dante et son œuvre, préfigure les méthodes de promotion des grands films d’art contemporains.
L’accueil critique est globalement enthousiaste. La presse de l’époque salue tant l’ambition du projet que sa réalisation technique. De nombreux commentateurs soulignent la dimension éducative du film, capable de rendre accessible au grand public un chef-d’œuvre littéraire réputé difficile. Cette réception confirme la légitimité culturelle naissante du cinéma, capable désormais de dialoguer avec les arts nobles établis.
L’influence de L’Enfer sur le développement du cinéma italien et international est considérable. Le film contribue largement à établir la réputation internationale du cinéma italien, ouvrant la voie aux grandes productions épiques qui caractériseront l’âge d’or du muet italien, comme Cabiria (1914) de Giovanni Pastrone. Il démontre également les possibilités du médium cinématographique pour adapter des œuvres littéraires complexes, inaugurant une tradition qui se poursuit jusqu’à nos jours.
Un chef-d’œuvre redécouvert
Malgré son importance historique, L’Enfer a connu une longue période d’oubli relatif au cours du XXe siècle. Comme de nombreux films muets, il a souffert de la dégradation des copies et d’une diffusion limitée. Certaines séquences ont même été considérées comme perdues pendant des décennies.
La redécouverte progressive du film s’inscrit dans le mouvement plus large de réévaluation du cinéma des premiers temps, initié par les historiens et les archives cinématographiques depuis les années 1980. Un travail méticuleux de restauration, mené notamment par la Cineteca di Bologna en collaboration avec d’autres archives internationales, a permis de reconstituer une version aussi complète que possible de l’œuvre originale.
Cette restauration, achevée en 2007, a bénéficié des technologies numériques pour stabiliser l’image, corriger les défauts de conservation et restituer la qualité visuelle d’origine. La version restaurée a été présentée dans de nombreux festivals et cinémathèques, souvent accompagnée de nouvelles compositions musicales qui enrichissent l’expérience spectatorielle de ce film originellement muet.
Une œuvre accessible aux publics contemporains
La question de l’accessibilité de L’Enfer pour un public contemporain mérite d’être posée. Le langage cinématographique des origines, avec son rythme particulier, son esthétique théâtrale et l’absence de son synchrone, peut sembler déroutant pour des spectateurs habitués aux conventions du cinéma moderne.
Cependant, plusieurs facteurs contribuent à la persistance de sa puissance évocatrice. La clarté narrative du film, organisé en tableaux distincts qui suivent la progression de Dante à travers les cercles infernaux, permet une compréhension immédiate de la structure globale, même sans connaissance préalable du poème. Les intertitres, qui citent directement des passages de Dante, servent efficacement de guides à travers cette descente aux enfers.
La dimension visuelle du film, loin d’apparaître datée, conserve une force primitive saisissante. Les visions infernales, avec leurs compositions audacieuses et leurs effets spéciaux ingénieux, continuent d’impressionner par leur inventivité et leur puissance symbolique. Cette qualité onirique et cauchemardesque transcende les époques et parle directement à l’imaginaire collectif.
Les nouvelles versions restaurées, souvent accompagnées de compositions musicales contemporaines, offrent par ailleurs une porte d’entrée accessible pour les spectateurs modernes. Ces partitions, qu’elles s’inspirent de musiques médiévales ou adoptent des approches plus expérimentales, créent un pont entre l’esthétique visuelle primitive du film et la sensibilité contemporaine.
Conclusion
L’Enfer de Francesco Bertolini, Adolfo Padovan et Giuseppe De Liguoro demeure, plus d’un siècle après sa création, une œuvre majeure de l’histoire du cinéma. Premier long-métrage italien et adaptation visionnaire d’un monument littéraire, ce film témoigne de l’ambition artistique qui animait le cinéma à ses débuts, loin de se concevoir comme simple divertissement populaire.
Par son audace technique, sa richesse visuelle et sa fidélité créative à l’œuvre de Dante, L’Enfer a établi un dialogue fécond entre tradition littéraire classique et art cinématographique naissant. Il a démontré, dès 1911, les possibilités expressives uniques du médium cinématographique pour donner forme aux visions les plus fantastiques et aux constructions symboliques les plus complexes.
Sa redécouverte et sa restauration récentes nous permettent aujourd’hui d’apprécier pleinement cette œuvre pionnière, non comme simple curiosité historique, mais comme une création artistique dont la puissance visuelle et narrative continue de fasciner. À travers les cercles infernaux imaginés par Bertolini et ses collaborateurs, nous pouvons contempler non seulement l’univers dantesque, mais aussi les premiers pas d’un art visuel qui allait profondément transformer notre rapport au monde et à l’imaginaire au cours du XXe siècle.