Metropolis – Fritz Lang
Dans le panthéon des œuvres cinématographiques qui ont révolutionné l’art du septième art, Metropolis (1927) de Fritz Lang occupe une place à part. Chef-d’œuvre monumental de l’expressionnisme allemand et pierre angulaire de la science-fiction au cinéma, ce film visionnaire continue, près d’un siècle après sa création, à fasciner par sa puissance visuelle, sa profondeur thématique et son incroyable modernité.
Le visionnaire derrière la caméra
Fritz Lang, figure majeure du cinéma allemand des années 1920 avant son exil aux États-Unis pour fuir le nazisme, était un cinéaste d’une exigence légendaire. Perfectionniste obsessionnel, doté d’un sens aigu de la composition et d’une vision artistique sans compromis, il aborde avec Metropolis un projet d’une ambition démesurée pour l’époque.
Inspiré par sa première vision de la skyline de New York lors d’un voyage en 1924, Lang conçoit une métropole futuriste stratifiée qui devient le véritable personnage central du film. Sa collaboration avec son épouse Thea von Harbou, qui signe le scénario et le roman éponyme, donne naissance à une œuvre où l’ambition narrative égale l’audace visuelle.
La genèse du film témoigne de la détermination extraordinaire de Lang : deux années de tournage dans des conditions extrêmement difficiles, un budget astronomique pour l’époque (environ 5 millions de marks), l’invention de techniques cinématographiques révolutionnaires et la mobilisation de milliers de figurants. Cette production titanesque de la UFA (Universum Film AG) représentait un pari économique risqué qui contribua paradoxalement à la crise financière du studio allemand.
Une vision architecturale révolutionnaire
L’univers visuel de Metropolis constitue l’une des créations les plus originales et influentes de l’histoire du cinéma. La cité futuriste imaginée par Lang, avec ses gratte-ciel vertigineux, ses autoroutes aériennes, ses ascenseurs et ses machines gigantesques, anticipe de façon stupéfiante l’esthétique urbaine du XXe siècle. Le chef décorateur Erich Kettelhut et l’équipe technique ont créé des maquettes d’une complexité sans précédent, filmées grâce au procédé Schüfftan (utilisant des miroirs pour combiner acteurs réels et décors miniatures) spécialement développé pour le film.
Cette architecture expressionniste, aux angles exacerbés et aux perspectives déformées, n’est pas qu’un simple décor : elle incarne visuellement la hiérarchie sociale dépeinte dans le film. La ville est divisée en strates distinctes : les jardins suspendus et les clubs luxueux des élites en hauteur, les bureaux de la classe moyenne à mi-niveau, et les profondeurs caverneuses où s’activent les ouvriers parmi les machines. Cette organisation verticale de l’espace urbain comme métaphore des inégalités sociales a profondément influencé la représentation des dystopies dans la culture populaire.
La célèbre séquence d’ouverture, montrant les changements d’équipe des travailleurs se déplaçant en colonnes mécaniques, reste l’une des plus puissantes représentations visuelles de l’aliénation industrielle jamais portées à l’écran.
Un récit visionnaire entre critique sociale et spiritualité
L’intrigue de Metropolis se déroule en 2026 dans une mégapole futuriste où coexistent une élite privilégiée et une masse d’ouvriers exploités vivant sous terre. Freder, le fils du maître de la cité Joh Fredersen, découvre par hasard les conditions de vie terribles des travailleurs et tombe amoureux de Maria, une jeune femme prêchant la patience et la réconciliation. Parallèlement, l’inventeur Rotwang crée un robot à l’image de Maria pour inciter les ouvriers à la révolte et ainsi précipiter leur perte. S’ensuivent des événements catastrophiques qui mèneront finalement à une réconciliation symbolique entre « la tête » (les dirigeants) et « les mains » (les travailleurs) grâce au « cœur » médiateur (incarné par Freder et Maria).
Cette trame narrative, apparemment simple mais riche en ramifications symboliques, permet à Lang d’explorer plusieurs thématiques prophétiques :
- La mécanisation déshumanisante du travail, représentée par la gigantesque Machine-M que servent les ouvriers tel un dieu mécanique vorace
- La lutte des classes et les tensions sociales exacerbées par l’industrialisation
- Le pouvoir ambivalent de la technologie, illustré par le robot-Maria, première représentation majeure d’un androïde au cinéma
- La manipulation des masses par la propagande et les images, lorsque le faux-prophète robot incite à la violence
- Le conflit entre rationalité froide et spiritualité, thème central de l’expressionnisme allemand
La célèbre maxime qui conclut le film, « Le médiateur entre la tête et les mains doit être le cœur », résume la vision humaniste paradoxale de Lang et von Harbou : une critique acerbe du capitalisme industriel qui se résout néanmoins par une réconciliation plutôt qu’une révolution.
Des performances iconiques
L’expressionnisme allemand exigeait des acteurs un jeu stylisé, aux antipodes du naturalisme, et les interprètes de Metropolis livrent des performances qui sont devenues iconiques. Gustav Fröhlich incarne Freder avec une intensité émotionnelle caractéristique de l’esthétique expressionniste, tandis qu’Alfred Abel compose un Joh Fredersen d’une froideur calculatrice impressionnante.
Mais c’est incontestablement Brigitte Helm qui marque le film de son empreinte indélébile. Dans le double rôle de Maria la pure et du robot maléfique, l’actrice alors âgée de 19 ans livre une performance d’une dualité stupéfiante. Sa transformation de la douce prédicatrice en séductrice mécanique déchaînée constitue l’un des moments les plus mémorables du cinéma muet. La scène de la « danse de Babylone », où le robot-Maria se produit devant les fils de l’élite, reste un sommet d’érotisme subversif qui défie la censure de l’époque.
Rudolf Klein-Rogge, acteur fétiche de Lang, compose un Rotwang halluciné, prototype de tous les savants fous qui peupleront le cinéma de science-fiction par la suite.
Un chef-d’œuvre technique
Sur le plan technique, Metropolis représente un accomplissement stupéfiant pour son époque. Le directeur de la photographie Karl Freund, qui travaillera plus tard à Hollywood, développe pour le film des mouvements de caméra audacieux et une utilisation expressive des ombres caractéristique de l’expressionnisme allemand.
Les effets spéciaux, supervisés par Eugen Schüfftan, établissent de nouveaux standards pour l’industrie cinématographique. Outre le fameux « procédé Schüfftan » déjà mentionné, l’équipe technique innove avec des surimpressions complexes, des maquettes animées et des trucages optiques qui conservent une grande partie de leur pouvoir d’émerveillement même à l’ère du numérique.
La séquence de l’inondation des quartiers ouvriers, tournée avec de véritables torrents d’eau dans les studios de Babelsberg, témoigne de l’approche sans compromis de Lang, poussant parfois les figurants et l’équipe technique jusqu’à l’épuisement pour obtenir le résultat visuel recherché.
Un destin cinématographique tragique et une renaissance
L’histoire de Metropolis après sa première est aussi fascinante que tumultueuse. Présenté dans sa version intégrale en janvier 1927 à Berlin, le film reçoit un accueil mitigé et, surtout, se révèle un désastre commercial compte tenu de son budget colossal. La version originale, d’une durée d’environ 153 minutes, est rapidement mutilée par les distributeurs allemands puis américains, qui suppriment près d’un quart du métrage pour rendre l’œuvre plus accessible au grand public.
Cette version tronquée, qui altère profondément la cohérence narrative du film, devient la seule disponible pendant des décennies, contribuant à la réputation de Metropolis comme œuvre visuellement éblouissante mais narrativement confuse. Lang lui-même finit par rejeter son film, le jugeant naïf dans son message politique.
Le destin de Metropolis connaît cependant un retournement extraordinaire à partir des années 1980, lorsque des efforts de restauration sont entrepris par diverses cinémathèques. La découverte en 2008 d’une copie presque complète à Buenos Aires constitue une avancée majeure, permettant de reconstituer environ 95% du montage original. La version restaurée, accompagnée de la partition orchestrale originale de Gottfried Huppertz, révèle enfin l’œuvre dans toute sa cohérence et sa splendeur.
L’héritage culturel d’un chef-d’œuvre prophétique
L’influence de Metropolis sur la culture visuelle du XXe siècle est tout simplement incalculable. Son esthétique a informé des genres aussi divers que le film noir, la science-fiction, le cinéma d’animation japonais et même la mode et le design industriel.
Des films comme Blade Runner de Ridley Scott, Brazil de Terry Gilliam ou Dark City d’Alex Proyas portent clairement l’empreinte visuelle de la cité imaginée par Lang. L’iconique robot doré de C-3PO dans Star Wars est directement inspiré du robot-Maria. La représentation des mégapoles dystopiques dans d’innombrables œuvres, des romans de Philip K. Dick aux mangas de Katsuhiro Otomo, doit beaucoup à la vision urbaine stratifiée de Metropolis.
Au-delà du cinéma, le film a profondément marqué la musique populaire, notamment à travers l’album concept Radio-Activity de Kraftwerk ou l’iconographie de la pop des années 1980 (on pense au clip de Radio Ga Ga de Queen qui intègre des séquences du film).
Le robot-Maria, première représentation majeure d’un androïde féminin dans la culture populaire, a engendré une descendance nombreuse, de L’Ève future aux réplicants de Blade Runner en passant par les Cylons de Battlestar Galactica. Cette figure ambivalente, à la fois fascinante et inquiétante, incarne les angoisses modernes face à la technologie capable de simuler l’humain.
Une œuvre pour tous les publics ?
La question de l’accessibilité de Metropolis pour un public contemporain mérite d’être posée. Film muet d’une autre époque, aux codes de jeu expressionnistes qui peuvent paraître exagérés à nos yeux modernes, il exige du spectateur une certaine adaptation. Cependant, la puissance visuelle extraordinaire du film, son rythme narratif maîtrisé (particulièrement dans la version restaurée) et l’universalité de ses thèmes permettent de transcender aisément ces barrières temporelles.
L’œuvre fonctionne à plusieurs niveaux : fresque spectaculaire aux effets spéciaux impressionnants, romance au souffle épique, critique sociale visionnaire, et méditation sur la relation ambivalente entre humanité et technologie. Cette richesse polysémique permet à chaque spectateur, quel que soit son âge ou sa culture cinématographique, de trouver un point d’entrée dans l’univers foisonnant imaginé par Lang.
Conclusion
Metropolis de Fritz Lang demeure, près d’un siècle après sa création, une œuvre d’une puissance visionnaire qui n’a rien perdu de sa pertinence. En imaginant une société future clivée entre exploiteurs et exploités, où la technologie exacerbe les inégalités tout en offrant des possibilités de libération, Lang a créé bien plus qu’un simple divertissement spectaculaire : il a forgé un mythe moderne qui continue de résonner avec nos préoccupations contemporaines.
Chef-d’œuvre technique qui a repoussé les limites du médium cinématographique, fable politique qui interroge les fondements de l’organisation sociale, et création artistique d’une beauté formelle stupéfiante, Metropolis constitue l’un de ces rares films qui ont littéralement changé notre façon de voir le monde et d’imaginer l’avenir.
Sa restauration quasi-complète, véritable résurrection cinématographique, offre aux nouvelles générations l’opportunité de découvrir dans des conditions optimales cette cathédrale d’images en mouvement, testament du génie visuel de Fritz Lang et de la puissance expressive du cinéma à son apogée expressionniste.