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Parvana, une enfance en Afghanistan – Nora Twomey

Parvana, une enfance en Afghanistan – Nora Twomey

Dans le paysage du cinéma d’animation contemporain, « Parvana, une enfance en Afghanistan » (2017) se distingue comme une œuvre d’une rare puissance émotionnelle et politique. Réalisé par l’Irlandaise Nora Twomey du studio Cartoon Saloon et produit notamment par Angelina Jolie, ce film adapté du roman de Deborah Ellis aborde avec une sensibilité extraordinaire la condition des femmes sous le régime taliban. À travers le regard d’une jeune fille courageuse, cette œuvre remarquable parvient à traiter un sujet difficile tout en restant accessible à un large public. Exploration du génie créatif qui fait de ce film une expérience cinématographique aussi bouleversante qu’essentielle.

Un récit de courage dans un contexte oppressif

« Parvana » nous plonge dans l’Afghanistan de 2001, sous le joug des talibans. L’héroïne, une fillette de onze ans, vit à Kaboul avec ses parents, sa sœur aînée et son petit frère. Lorsque son père, un ancien professeur, est injustement arrêté par les talibans, la famille se retrouve dans une situation désespérée : sans présence masculine, les femmes n’ont pas le droit de sortir seules, de travailler ou même d’acheter de la nourriture. Pour survivre et tenter de libérer son père, Parvana prend une décision radicale : se couper les cheveux et se déguiser en garçon.

Ce travestissement lui permet de circuler librement dans la ville, de travailler et de subvenir aux besoins de sa famille. Au cours de ses pérégrinations, elle rencontre Shauzia, une autre fille déguisée en garçon, avec qui elle se lie d’amitié. Parallèlement à cette lutte quotidienne pour la survie, Parvana raconte régulièrement une histoire imaginaire à son petit frère – le conte d’un jeune garçon cherchant à récupérer les graines volées par l’Éléphant Roi – qui fait écho à sa propre quête pour sauver son père.

La force de ce récit réside dans sa capacité à montrer l’horreur d’un régime oppressif à travers le regard innocent mais lucide d’une enfant. Sans jamais tomber dans le misérabilisme ou le sensationnalisme, le film dépeint avec justesse la violence quotidienne d’une société où les droits les plus fondamentaux des femmes sont niés, tout en célébrant la résilience et le courage de celles qui résistent par des actes apparemment simples mais profondément subversifs.

Une esthétique visuelle saisissante

Sur le plan visuel, « Parvana » témoigne de l’extraordinaire talent artistique du studio irlandais Cartoon Saloon, déjà remarqué pour « Le Chant de la mer » et « Brendan et le secret de Kells ». Nora Twomey et son équipe ont développé une approche esthétique qui marie influences occidentales et orientales pour créer un univers visuel unique et cohérent.

L’animation en 2D traditionnelle privilégie des lignes épurées et une géométrie inspirée des motifs islamiques. La palette chromatique joue sur les contrastes : les scènes du présent à Kaboul sont dominées par des tons terreux, ocres et bruns, évoquant la poussière omniprésente et la dureté de l’environnement, tandis que les séquences du conte imaginaire explosent de couleurs vives – bleus profonds, rouges flamboyants, verts luxuriants – symbolisant la liberté de l’imagination face à l’oppression du réel.

Particulièrement remarquable est le traitement des personnages féminins voilés : plutôt que de les représenter comme des silhouettes anonymes et interchangeables (ce qui aurait reproduit le regard déshumanisant porté sur elles), l’animation leur confère une individualité et une expressivité qui transparaissent malgré les contraintes vestimentaires imposées.

Cette approche visuelle ne se contente pas d’être esthétiquement séduisante ; elle traduit visuellement les thèmes centraux du film : l’enfermement et la liberté, l’oppression et la résistance, la réalité brutale et l’évasion par l’imaginaire.

La double narration comme stratégie narrative

L’un des choix narratifs les plus inspirés de « Parvana » est la mise en place d’une structure en récits parallèles. D’un côté, nous suivons l’histoire réaliste de Parvana dans les rues de Kaboul ; de l’autre, nous plongeons dans le conte fantastique qu’elle invente pour son petit frère, mettant en scène un jeune héros affrontant des créatures mythiques pour récupérer les graines volées par l’Éléphant Roi.

Cette double narration fonctionne à plusieurs niveaux :

  • Elle offre des moments de respiration poétique au sein d’un récit principal parfois étouffant
  • Elle illustre le pouvoir libérateur des histoires et de l’imagination dans un contexte d’oppression
  • Elle permet d’aborder métaphoriquement des thèmes trop douloureux pour être traités directement
  • Elle souligne l’importance de la transmission orale dans la culture afghane

Les transitions entre les deux récits sont souvent visuellement somptueuses, utilisant des transformations où les éléments du monde réel (poussière, tissus, objets quotidiens) se métamorphosent en composantes du monde imaginaire. Cette fluidité suggère la perméabilité entre réalité et imagination dans l’esprit d’une enfant qui trouve dans les histoires le courage de faire face à un quotidien oppressant.

Une réflexion nuancée sur des thèmes complexes

Malgré son accessibilité pour un jeune public, « Parvana » n’élude aucun des aspects complexes de la situation afghane. Le film aborde frontalement la brutalité du régime taliban, l’exploitation des enfants, les traumatismes de guerre, l’extrémisme religieux et les inégalités de genre. Cependant, il le fait avec une subtilité et une nuance remarquables.

Le film évite soigneusement l’écueil de l’orientalisme en montrant la diversité des perspectives au sein même de la société afghane : tous les hommes ne sont pas des oppresseurs (le père de Parvana est un intellectuel humaniste) et toutes les femmes ne sont pas des victimes passives (la mère et les filles font preuve d’un courage extraordinaire). Il suggère également les facteurs historiques et géopolitiques qui ont conduit à la situation présente, notamment à travers les évocations de la guerre soviéto-afghane et de ses conséquences.

Particulièrement significative est la représentation d’un jeune taliban qui, sous son apparence menaçante, se révèle être lui-même un enfant endoctriné, incapable de lire la lettre que Parvana lui propose de déchiffrer pour retrouver son père. Sans excuser ses actions, cette scène invite à une réflexion sur les mécanismes de l’embrigadement et sur la façon dont l’ignorance nourrit l’extrémisme.

Une œuvre féministe accessible

« Parvana » propose un discours profondément féministe sans jamais tomber dans le didactisme ou la simplification. Le film illustre concrètement comment un système patriarcal extrême affecte la vie quotidienne des femmes, les privant des libertés les plus fondamentales. Il montre également comment la solidarité féminine (entre Parvana et Shauzia, entre Parvana et sa mère et sa sœur) devient une forme de résistance dans un tel contexte.

La métaphore du travestissement – une fille qui doit se déguiser en garçon pour accéder à l’espace public – constitue une puissante illustration des constructions sociales du genre. En passant d’une identité à l’autre, Parvana expérimente directement l’arbitraire des privilèges accordés aux hommes et refusés aux femmes dans cette société.

Cette dimension féministe est rendue accessible à un jeune public par son incarnation dans un personnage auquel les enfants peuvent s’identifier. Parvana n’est pas une militante abstraite mais une fille courageuse qui cherche simplement à protéger sa famille et à retrouver son père.

Une œuvre adaptée à tous les publics

Malgré la gravité de son sujet, « Parvana » parvient à rester accessible à un large public, y compris aux enfants à partir de 10-11 ans :

  • La violence est suggérée plus que montrée, préservant la sensibilité des jeunes spectateurs sans édulcorer la réalité
  • Le personnage de Parvana, avec son courage et sa détermination, offre un modèle d’identification positif
  • Les séquences du conte apportent magie et aventure, contrebalançant la dureté du récit principal
  • L’humour est présent par touches, notamment dans les interactions entre Parvana et Shauzia
  • Le message d’espoir et de résilience qui traverse le film évite le désespoir ou le cynisme

Cette accessibilité ne se fait jamais au détriment de la profondeur ou de l’honnêteté du propos. Le film parvient à ce tour de force de ne rien cacher de la brutalité d’un régime oppressif tout en restant adapté à un public familial, offrant ainsi une opportunité précieuse d’ouvrir le dialogue entre générations sur des questions complexes mais essentielles.

Le génie créatif de Nora Twomey

« Parvana » révèle le talent exceptionnel de Nora Twomey en tant que réalisatrice. Cofondatrice du studio Cartoon Saloon avec Tomm Moore et Paul Young, elle avait déjà co-réalisé « Brendan et le secret de Kells » avant de prendre seule les rênes de ce projet ambitieux.

Son génie réside dans sa capacité à marier une esthétique visuellement somptueuse avec un propos socialement et politiquement engagé. Loin de considérer l’animation comme un médium réservé aux histoires légères ou fantaisistes, elle démontre qu’il peut être un vecteur puissant pour aborder les réalités les plus difficiles de notre monde contemporain.

Sa direction artistique témoigne d’une compréhension profonde des spécificités culturelles afghanes, fruit d’un travail de recherche méticuleux. La collaboration avec des consultants afghans a permis d’éviter les clichés et les approximations, pour offrir une représentation respectueuse et authentique.

Particulièrement remarquable est sa direction des « acteurs » animés : chaque personnage, même secondaire, est doté d’une présence et d’une individualité saisissantes. Les expressions faciales, les postures, les mouvements sont rendus avec une subtilité qui permet de transmettre des émotions complexes sans recourir à des dialogues explicatifs.

Une œuvre en résonance avec l’actualité

Bien que situé en 2001, « Parvana » reste d’une actualité brûlante, particulièrement depuis le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan en août 2021. Le film offre des clés de compréhension précieuses sur les enjeux de ce pays et sur les conséquences concrètes d’un régime fondamentaliste pour les femmes et les filles.

Sans proposer de solutions simplistes à une situation géopolitique d’une extrême complexité, le film rappelle l’humanité fondamentale de celles et ceux qui vivent sous l’oppression. Il invite à la vigilance face à toutes les formes d’extrémisme et de négation des droits humains, tout en célébrant la résistance quotidienne des opprimés.

La puissance universelle de son message – sur l’importance de l’éducation, sur le courage face à l’adversité, sur le pouvoir libérateur des histoires – transcende son contexte spécifique pour résonner dans de nombreuses situations contemporaines.

Conclusion

« Parvana, une enfance en Afghanistan » est une œuvre d’une rare puissance qui démontre le potentiel du cinéma d’animation pour aborder des sujets d’une grande complexité sociale et politique. À travers l’histoire touchante d’une jeune fille courageuse, Nora Twomey crée une expérience cinématographique qui allie beauté visuelle et profondeur thématique, accessibilité et exigence intellectuelle.

En donnant un visage et une voix à celles qui sont trop souvent réduites au silence et à l’invisibilité, le film accomplit un acte politique significatif. Il nous rappelle que derrière les statistiques et les analyses géopolitiques se trouvent des êtres humains aux espoirs, aux peurs et aux rêves semblables aux nôtres, quelle que soit leur culture ou leur situation.

Pour les jeunes spectateurs, « Parvana » offre une introduction nuancée à des réalités difficiles du monde contemporain et un modèle inspirant de courage et de résilience. Pour les adultes, il propose une réflexion profonde sur les droits humains, la condition féminine et le pouvoir transformateur des histoires.

Dans un paysage cinématographique souvent dominé par le divertissement pur, cette œuvre rappelle la capacité du septième art à éveiller les consciences tout en touchant les cœurs. Un film essentiel qui, par la grâce de son animation et la puissance de son propos, mérite d’être découvert par tous les publics.

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