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Reconnaître ma défaite – Fernando Pessoa

Reconnaître ma défaite – Fernando Pessoa

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Chaque fois que mes desseins se sont élevés, sous l’influence de mes rêves, au-dessus du niveau de ma vie quotidienne, et que, pour un instant, je me suis senti pourvu d’ailes, comme l’enfant en haut de sa balançoire — chaque fois j’ai dû, tout comme lui, redescendre au niveau du jardin public et reconnaître ma défaite, sans drapeau hissé pour la bataille, sans nulle épée que j’aurais eu la force de dégainer.

Je suppose que la plupart des gens, croisés au hasard des rues, emportent eux aussi — je le remarque au mouvement muet des lèvres, à l’indécision vague des yeux, ou aux prières qu’ils élèvent bien haut, avec un bel ensemble — un même élan vers cette guerre inutile d’une armée sans bannières. Et eux tous — je me retourne pour contempler leur dos de pauvres gens, de vaincus — tous doivent connaître, comme moi, la grande, la sordide défaite, perdue dans la boue et les roseaux, mais sans la poésie des étangs, sans clair de lune pour en baigner les rives — une défaite minable et boutiquière.

Ils ont tous, comme moi, une âme exaltée et triste. Comme je les connais bien ! Employés de magasin, garçons de bureau ou petits commerçants ; d’autres encore sont ces tartarins de café, glorieux sans le savoir, dans l’extase de leur discours égotiste. Mais tous sont poètes — les pauvres ! — et traînent à mes yeux, comme je le fais aux leurs, le fardeau misérable de notre commune incongruence. Ils ont tous, comme moi-même, leur avenir derrière eux.

En ce moment même où je me tiens, inerte, dans le bureau, alors que tous les autres sont partis déjeuner, je fixe, à travers la vitre ternie, le vieillard vacillant qui marche lentement sur le trottoir d’en face. Ce n’est pas qu’il soit ivre : il rêve.

Il est attentif à l’inexistant ; peut-être même espère-t-il encore que les Dieux, s’ils veulent se montrer justes dans leur injustice, nous gardent nos rêves, même irréalisables, et nous donnent de bons rêves, même médiocres. Aujourd’hui, jeune encore, je peux rêver aux Iles du Sud, ou à des Indes inaccessibles ; demain, peut-être me sera-t-il donné, par ces mêmes Dieux, de rêver d’être le patron d’un modeste tabac, ou un petit retraité habitant une villa des environs. Chacun de nos rêves est toujours le même rêve, puisque ce ne sont que rêves. Que les Dieux me changent mes rêves, mais non pas le don de rêver.

Dans l’intervalle où je pensais tout cela, le vieillard est sorti du champ de mon attention. Je ne le vois plus. J’ouvre la fenêtre, le cherche des yeux, en vain. Disparu. Il a accompli, en ce qui me concernait, son devoir visuel de symbole ; sa tâche terminée, il a tourné au coin de la rue. Si l’on me dit qu’il a tourné un coin absolu, et qu’il ne s’est jamais trouvé ici, je l’admettrai du même geste que j’ai pour refermer la fenêtre.

Réussir ?…

Pauvres demi-dieux d’arrière-boutique, qui se taillent des empires à coups de belles phrases et de nobles desseins, mais qui ont besoin d’argent pour le vivre et le couvert ! On dirait les troupes d’une armée que ses chefs, épris de gloire, ont laissée à l’abandon ; et ses hommes se retrouvent perdus dans la vase et les marécages ; de leur rêve, il ne leur reste que la notion de grandeur, le souvenir d’avoir appartenu à cette armée, et le vide de ne pas même savoir ce que faisait leur général — que d’ailleurs ils n’ont jamais vu.

C’est ainsi que chacun rêve, à un moment ou à un autre, d’être un général d’armée, alors qu’il n’est qu’un fuyard d’arrière-garde. C’est ainsi que chacun de nous, dans la boue de minables ruisseaux, salue une victoire que personne ne pouvait remporter, et dont il est le témoin dérisoire, comme une miette de pain perdue parmi les taches d’une nappe qu’on a oublié de secouer.

Ces gens-là remplissent les interstices de la vie quotidienne, comme la poussière les interstices des meubles qu’on néglige d’épousseter. Dans la lumière banale des jours ordinaires, on les voit luire comme des vers grisâtres sur le bois fauve de l’acajou. On les ôte à l’aide d’un vieux clou. Mais personne n’est vraiment pressé de faire un tel travail.

Mes pauvres compagnons, qui rêvez tout haut, comme je vous envie et vous méprise ! Pour ma part, je me sens plus proche des autres — les plus pauvres, ceux qui n’ont personne d’autre qu’eux-mêmes à qui parler de leurs rêves, personne d’autre pour qui faire des vers, ou ce qui serait des vers s’ils en écrivaient— tous les pauvres diables qui n’ont d’autre littérature que leur âme, et qui meurent étouffés du seul fait d’exister…

Parmi eux on trouve des héros qui vous abattent cinq hommes d’un coup, à quelque coin de rue du temps jadis. On trouve aussi de ces don Juans auxquels même les femmes inexistantes n’ont osé résister. Ils le croient dès qu’ils le disent, et tous le disent parce qu’ils le croient. Oui (…), tous ces vaincus de l’existence, car enfin, quoi qu’ils soient par ailleurs, ce sont des êtres humains.

Je les vois, telles des anguilles grouillant dans un chaudron, s’enrouler et s’empiler les uns sur les autres : mais ils restent prisonniers de leur chaudron. Les journaux parlent d’eux, quelquefois… mais la gloire, jamais.

Ces gens-là sont heureux, parce qu’il leur a été donné le rêve de l’imbécillité. Mais ceux qui, comme moi, ont des rêves sans illusions (…)

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