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Le feu et les cendres – Léon Degrelle

Le feu et les cendres – Léon Degrelle

Me voici arrivé presque au bout de ma course humaine. J’ai à peu près tout senti. Tout connu. Et surtout tout souffert. J’ai vu, ébloui, s’élever les grands feux d’or de ma jeunesse. Leur incendie illuminait mon pays. Les foules faisaient danser autour de moi les vagues étoilées de leurs milliers de visages. Leur ferveur, leurs remous ont existé. Mais en fait vraiment ont-ils existé ? Tout cela ne fut-il pas un songe ? N’ai-je pas rêvé qu’à moins de trente ans un pays se disait mon nom et qu’à certains jours les plus lointains journaux de la planète le répétèrent ?

Replié dans mes tristesses d’exilé, j’arrive à ne plus croire à mon passé lui-même. Ai-je ou non vécu ces temps ? Connu ces  Passions ? Soulevé ces océans ? J’arpente mes terrasses. Je me penche sur mes roses. J’en détaille les parfums. Ai-je jamais été un autre être que ce rêveur solitaire qui happe en vain des souvenirs, effilochés comme des brouillards de montagne ?


Tout cela ne fut-il pas autre chose qu’une hallucination ?

Je ne vois plus au loin, tout au loin, dans des lumières délavées, que des corps à la Greco, de plus en plus amincis. Ces gens qui s’effacent à jamais de l’horizon m’ont-ils connu ? M’ont-ils suivi ? Les ai-je entraînés ? Ai-je existé ? Dans mes souvenirs comme dans mes mains, je ne sens plus glisser que du vent fugace. Mes yeux – et quels yeux dois-je avoir, des yeux de désespéré ? – mes yeux ont beau fouiller le ciel impassible, essayer de voir dans les fonds des ans, dans les fonds du siècle, qu’accrocher ?…

L’être que je suis, en quoi est-il encore l’être qui portait jadis mon nom, qui était connu, écouté ? Pour lequel beaucoup ont vécu et pour lequel hélas beaucoup sont morts ? Cet être, qu’a-t-il à voir encore avec l’homme qui arpente, amer, interminablement seul, quelques mètres de terre étrangère, fouillant son passé, se perdant en lui, n’y croyant plus pour finir, se demandant si c’est
bien lui qui fut retourné cent fois dans les tornades d’un Destin implacable, et s’il ne sort pas d’un long tunnel glacé où tout n’était que fantômes ?…

Alors, si je doute de ma chair, de mes os, de ce qu’a forgé jadis mon action publique, si je doute de la réalité de mon passé et de la part que j’ai pu prendre à quelques années d’édification de l’histoire des hommes, que puis-je croire encore des idéaux qui naissaient en moi, qui me brûlaient, que je projetais, de la valeur de mes convictions d’alors, de mes sentiments, de ce que je pensais de l’humanité, de ce que je rêvais de créer pour elle ?

Chaque être humain est une succession d’êtres humains, aussi dissemblables les uns des autres que les passants dont nous scrutons dans la rue les visages disparates. A cinquante ans, en quoi ressemblons-nous encore au jeune homme de vingt ans dont nous essayons de nous souvenir et dont nous voulons à tout prix être la survivance ? Même sa chair n’est plus la même chair, s’en est allée, a été refaite, renouvelée. Plus un millimètre de peau n’est la peau de ces temps-là.

Et l’âme alors ? Et ce que nous pensions ? Les sentiments qui nous projetaient vers l’action ? Et les sentiments qui nous passaient, comme des souffles de feu, à travers le cœur ?…

Même combien d’hommes distincts ne portons-nous pas en nous, qui se combattent, qui se contredisent, ou même qui s’ignorent ? Nous sommes le bien et nous sommes le mal, nous sommes l’abjection et nous sommes le rêve. Nous sommes les deux, emmêlés dans des rets inextricables. Mais l’atroce du destin n’est pas là. L’atroce, c’est de rompre ces rets eux-mêmes pour jeter son âme par-dessus bord ; l’atroce, c’est de devoir se dire que l’essentiel dans nos vies fut caricaturé, défiguré par mille souillures et par mille reniements. Qui n’a pas connu ces débâcles… ?

Les uns se rendent compte de leur faillite avec douleur. Les autres en font le constat avec cynisme, ou avec le sourire futé de ceux ou de celles qui ne s’en laissent pas conter, qui sont convaincus que la connaissance de l’homme et la supériorité de l’esprit consistent à avoir passé par toutes les « expériences », à en avoir épuisé délibérément les sucs les plus pervers, sans étonnement excessif et sans regret postérieur, ayant trouvé, dans l’usage et dans la profanation de tout, l’information, la condescendance et l’équilibre d’une « éthique » de décomposition, libérée de tout contrepoids d’ordre spirituel.

Sans doute, le monde où nous vivons est-il devenu, pour une large part, le monde de ces amoraux, si sûrs d’eux-mêmes ?… Sans doute, ceux qui s’acharnent à imaginer encore une humanité que de hautes vertus pourraient embellir sont-ils devenus des êtres anachroniques, des non-évolués, collés à de vieilles marottes, vivant à part des hommes, à part de leur temps, à part de la mode, à part du réel ?…

J’en suis arrivé là. J’avais rêvé d’un siècle de Chevaliers, forts et nobles, se dominant avant de dominer. Dur et pur disaient mes bannières. Je me sens balourd avec mon ballot de rêves passés. Je sais que des sentiments tels que ceux que j’ai tenté d’exprimer ne se ressentent plus guère, semblent même « pénibles » à certains.

Mais j’en ai tant vu, j’ai tant souffert qu’une amertume de plus ne me lassera pas au point où j’en suis parvenu. Ainsi, tant pis ! Ces rêves, eh bien oui, je les ai eus. Ces élans, oui, je les ai portés. Cet amour des autres, oui, il m’a brûlé, il m’a consumé. J’ai voulu voir dans l’homme un cœur à aimer, à enthousiasmer, à élever, une âme qui, fut-elle à demi asphyxiée par la pestilence de ses esclavages, aspirait à retrouver un souffle pur et n’attendait parfois qu’un mot, un regard pour se dégager et pour renaître…

Soyons nets. Des droits à lancer, à l’usage d’autrui, des considérations morales ou spirituelles, je n’en ai aucun. Je ne le sais que trop bien. J’ai eu mon lot de misères, hélas, comme tant d’autres ; et, même, ne les eussé-je pas subies, on m’en a tant prêtées, que je n’arrive plus à ressentir, en m’analysant, que de la confusion et une tristesse insondable.

Pourtant, les élans d’idéal qui jettent leur feu dans ce livre m’ont dévoré à chaque jour de mon existence. J’eus dû, bien sûr, laisser à d’autres, moins atteints, le soin et la responsabilité de lancer de vrais chants humains baignés de lumière. Mais ce feu m’incendiait.

Aujourd’hui, étouffé par un sort implacable, le grand incendie de jadis n’a laissé que des cendres. J’y reviens malgré tout, obstinément, parce qu’elles évoquent les moments de ferveur de ma vie, les élans les plus profonds, la base spirituelle même de mon action. Les voilà donc, bon gré, mal gré, livrées au vent qui les dispersera vite…

Ces pensées, ces rêves ne sont même pas ordonnés. Je n’ai pas fait un plan. C’est le comble. Je ne me suis pas mis à ma table comme un écrivain distingué et raisonnable. Je n’ai pas écrit un « Manuel de l’Idéaliste », chapitre par chapitre, en calculant tout, en dosant tout.

Même pas cela. Même rien de tel.

Qu’y faire !

Les élans de l’âme ne se graduent pas comme le débit d’un appareil à gaz. L’espoir, la passion, l’amour, la foi, la peine, la honte me dictaient des écrits que je jetais aux hommes à tel ou tel moment parce que je les ressentais alors avec plus de force. Parfois c’était au sommet de mon action publique. Parfois c’était dans l’abandon, la boue, le froid de ma vie lointaine de soldat souffrant dans les immensités du front de l’Est. Mais l’âme qui vivait ces élans suivait un fil conducteur, invisible à beaucoup : il était pourtant l’artère qui alimentait spirituellement mon existence.

Ainsi ces notes ne sont pas tellement déjetées, elles disent les hauts et les bas d’une âme parmi les âmes, qui toutes ont leurs hauts, leurs bas.


Certes, l’esprit arrivé à la « sagesse » étale du cynisme, peut dominer en souriant les marbres glacés de son cimetière intérieur et graver sur eux ses constats avec un stylo impassible. Mais le feu, lui, a des flammes diverses, s’élève, s’abaisse, renaît, s’élance. Ce livre, c’est du feu, avec les exaltations du feu, les démesures du feu.

Si au moins il pouvait en avoir la bienfaisante chaleur ! Si des âmes pouvaient près de lui trouver réconfort et vigueur, comme on les trouve à méditer, le soir, près d’un grand feu de bois presque silencieux ! Les ondes de sa puissante vie pénètrent, et leur rayonnement, et leur recueillement. Elles s’offrent complètement, elles se livrent complètement. Le don, le vrai don est ainsi, s’anéantissant jusqu’au dernier brandon.

Ici, dans mon cas personnel, il ne s’agit plus que d’un feu mort. Ma vie s’est écrasée dans des abîmes, a été submergée par des lames de fond qui ont tout recouvert. Mais je veux croire malgré tout que ces élans qui animèrent l’action d’un homme mort déjà aux yeux de la plupart des hommes – s’il a le malheur de vivre encore pour lui-même – pourront encore rejoindre spirituellement de ci de là, dans le monde, des cœurs anxieux…

Je me souviens de trois mots que j’avais déchiffrés un jour sur une tombe de marbre noir, là-bas à Damme en Flandre, dans une église de ma patrie perdue : ETSI MORTUUS URIT. « Même mort, il brûle… »

Puissent ces pages, dernier feu fugace de ce que je fus, brûler encore un instant, réchauffer encore un instant des âmes hantées par la passion de se donner et de croire, de croire malgré tout, malgré l’assurance des corrompus et des cyniques, malgré le triste goût amer que nous laissent à l’âme le souvenir de nos chutes, la conscience de notre misère et l’immense champ de ruines morales d’un monde qui est certain de ne plus avoir de salut, qui s’en fait gloire et qui pourtant doit être sauvé, doit plus que jamais être sauvé.

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