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Entre femmes seules – Cesare Pavese

Entre femmes seules – Cesare Pavese

I

Comme les forains et les marchands de touron, j’arrivai à Turin avec la dernière neige de janvier. Je me rappelai que c’était le carnaval en voyant sous les portiques les petites voitures des marchands ambulants et les becs d’acétylène incandescents, mais il ne faisait pas encore nuit, si bien que je fis à pied le trajet de la gare à l’hôtel en jetant des regards à l’extérieur des arcades, au-dessus de la tête des passants. L’air cru me pinçait les jambes et j’avais beau être fatiguée, je m’attardais devant les devantures, je laissais les gens me bousculer, je regardais autour de moi en me serrant frileusement dans mon manteau de fourrure. Je me disais que, maintenant, les jours allongeaient et que bientôt un peu de soleil ferait disparaître cette boue et annoncerait le printemps.

C’est ainsi que je revis Turin, dans la pénombre des arcades. Lorsque je pénétrai dans l’hôtel, je ne rêvais que d’un pain brûlant, de m’étendre et d’une longue nuit. De toute manière, j’allais rester un bon bout de temps à Turin.

Je ne téléphonai à personne et personne ne savait que j’étais descendue à cet hôtel. Il n’y avait même pas un bouquet de fleurs pour m’accueillir. La femme de chambre qui fit couler mon bain me parlait, penchée sur la baignoire, pendant que je faisais les cent pas dans la chambre. Ce sont des choses qu’un homme, un valet de chambre, ne ferait pas. Je lui dis de s’en aller, que je n’avais besoin de personne. La fille balbutia quelque chose, soutenant mon regard en remuant les mains. Je lui demandai alors d’où elle était. Elle rougit vivement et me répondit qu’elle était de la Vénétie. « Ça s’entend, lui dis-je ; moi, je suis de Turin. Ça vous ferait plaisir de rentrer chez vous ? » Elle fit oui de la tête, avec un regard sournois.

« Comprenez alors que, moi, en arrivant ici, je rentre chez moi, lui dis-je. Ne me gâtez pas mon plaisir.

– Je vous demande pardon, me dit-elle. Je peux m’en aller? »

Lorsque je fus seule, dans l’eau tiède, je fermai les yeux, irritée parce que je venais de trop parler et que ça n’en valait pas la peine Plus je me persuade que parler ne sert à rien, plus je parle. Surtout avec les femmes. Mais ma fatigue et cette légère fièvre se dissipèrent rapidement dans l’eau et je repensai à la dernière fois où j’étais venue à Turin – c’était pendant la guerre – le lendemain d’un raid: toutes les canalisations avaient sauté, pas moyen de prendre un bain. Je repensai à cela avec un sentiment de gratitude : tant que l’on peut prendre un bain, cela vaut la peine de vivre.

Un bain et une cigarette. Tout en fumant, la main à fleur d’eau, je comparai le clapotement qui me berçait aux jours agités que j’avais connus, au tumulte de tant de paroles, à mes extravagances, aux projets que j’avais toujours réalisés et qui, pourtant, ce soir, se réduisaient à cette baignoire et à cette tiédeur. Avais-je été ambitieuse? Je revis des visages ambitieux : des visages pâles, marqués, crispés – y en avait-il un seul d’entre eux qui ait connu la détente d’une heure de paix? Même au moment de mourir, cette passion ne faiblissait pas. Il me semblait à moi que pas un instant, je ne m’étais relâchée. Peut-être, il y a vingt ans, quand j’étais encore une gamine, quand je jouais dans la rue et que j’attendais, le cœur battant, la saison des confettis, des baraques et des masques, alors peut-être j’avais su m’abandonner. Mais à cette époque-là, le carnaval ne rimait qu’avec manèges, touron et nez de carton-pâte. Puis, avec la manie de sortir, de voir, de courir Turin, avec les premières escapades avec Carlotta et les autres, avec l’émotion de se sentir suivie pour la première fois, cette innocence-là, elle aussi, avait pris fin. Quelle chose étrange ! Le soir du jeudi de la mi-carême où l’état de papa avait empiré pour s’achever par la mort, je pleurais de rage et je le haïssais en pensant à la fête que je ratais. Seule maman me comprit ce soir-là et se moquant de moi, elle me dit de sortir de ses jupes et d’aller pleurer dans la cour chez Carlotta. Mais moi je pleurais parce que le fait que papa était sur le point de mourir m’épouvantait et m’empêchait au-dedans de moi de m’abandonner au carnaval.

La sonnerie du téléphone retentit. Je ne bougeai pas de ma baignoire, parce que j’étais heureuse avec ma cigarette et que je pensais que, probablement, c’était ce soir lointain, où je m’étais dit pour la première fois que si je voulais faire quelque chose, obtenir quelque chose de la vie, je ne devais dépendre de personne, me lier à personne, comme j’étais liée à ce père importun. Et j’y étais parvenue, et, maintenant, tout mon plaisir était de me délasser dans cette eau et de ne pas répondre au téléphone.

La sonnerie reprit au bout d’un instant, elle paraissait irritée. Je n’y allai pas mais je sortis de l’eau. Je m’essuyai lentement, assise, enveloppée dans le peignoir, et j’étais en train de m’étaler de la crème autour de la bouche quand on frappa. « Qui est-ce ?

–    Un mot pour vous, signora.

–    J’ai dit que je n’y étais pour personne.

–    Ce Monsieur insiste. »

Je fus forcée de me lever et de tourner la clé. L’impertinente Vénétienne me tendit le mot. Je le parcourus et je dis à cette fille :

« Je ne veux pas le voir. Qu’il revienne demain.

–    La signora ne descend pas? »

J’avais le visage barbouillé, je ne pouvais même pas lui faire une grimace. « Je ne descends pas, dis-je. Je voudrais un thé. Dites-lui de revenir demain à midi. »

Quand je fus seule, je décrochai le téléphone mais on me répondit tout de suite de la réception. La voix grésillait sur la table de chevet, impuissante comme un poisson hors de l’eau. Je criai alors quelque chose dans le téléphone, je dus dire que c’était moi et que je voulais dormir. On me souhaita bonne nuit.

Une demi-heure plus tard, la femme de chambre n’était toujours pas revenue. « Ça n’arrive qu’à Turin », pensai-je. Je fis alors une chose que je n’avais jamais faite, je me comportai comme une idiote. Je passai ma robe de chambre, j’entrouvris la porte.

Dans le couloir discret, plusieurs personnes, des valets de chambre, des clients, mon impertinente, se bousculaient devant une porte. Quelqu’un, à mi-voix, poussait des exclamations.

Puis cette porte s’ouvrit toute grande et, lentement, avec beaucoup de précautions, deux blouses blanches transportèrent au-dehors une civière. Tout le monde se tut et céda le passage. Sur la civière, une jeune femme était étendue – le visage bouffi et les cheveux en désordre – en robe du soir de tulle bleu ciel, sans chaussures. Bien qu’elle eût les paupières et les lèvres mortes, on devinait une expression qui avait été spirituelle. Instinctivement, je regardai sous la civière, pour voir si du sang gouttait. J’observai les visages, les visages habituels, les uns entrouvraient les lèvres, les autres ricanaient. Mon regard rencontra celui de ma femme de chambre – elle se pressait derrière la civière. Dominant les voix assourdies du cercle (il y avait aussi une femme en manteau de fourrure qui se tordait les mains), celle d’un médecin s’éleva – il sortait de la chambre en s’essuyant les mains; il déclara que c’était fini, demanda qu’on le laisse travailler en paix.

La civière disparut dans l’escalier, j’entendis crier: « Vas-y doucement. » Je regardai de nouveau ma femme de chambre. Elle s’était déjà précipitée vers une chaise qui était au fond du couloir et revenait avec le plateau du thé.

« Elle s’est trouvée mal, quel malheur ! » dit-elle en entrant dans ma chambre. Mais ses yeux brillaient et elle n’y tint plus : elle me raconta tout. Cette jeune femme était arrivée le matin même à l’hôtel, elle revenait seule d’une fête, d’un bal. Elle s’était enfermée dans sa chambre: elle n’avait pas bougé de toute la journée. Quelqu’un avait téléphoné, on avait cherché à la joindre; un policier avait ouvert. La jeune femme était sur son lit, mourante.

« S’empoisonner pendant le carnaval, continuait la femme de chambre, quel dommage! Et ses parents sont tellement riches… Ils ont une belle maison sur la piazza d’Armi. Ce sera un miracle si elle s’en tire… »

Je lui dis que je voulais encore de l’eau pour mon thé. Et qu’elle ne s’attarde plus dans l’escalier.

Mais cette nuit-là, je ne dormis pas comme je l’avais espéré et, me tournant et me retournant dans mon lit, je me serais donné des coups pour avoir mis le nez dans le couloir.

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