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Que ma joie demeure – Jean Giono

Que ma joie demeure – Jean Giono

(Extrait)

CHAPITRE I

C’était une nuit extraordinaire.

Il y avait eu du vent, il avait cessé, et les étoiles avaient éclaté comme de l’herbe. Elles étaient en touffes avec des racines d’or, épanouies, enfoncées dans les ténèbres et qui soulevaient des mottes luisantes de nuit.

Jourdan ne pouvait pas dormir. Il se tournait, il se retournait.

— Il fait un clair de toute beauté, se disait-il.

Il n’avait jamais vu ça.

Le ciel tremblait comme un ciel de métal. On ne savait pas de quoi puisque tout était immobile, même le plus petit pompon d’osier. Ça n’était pas le vent. C’était tout simplement le ciel qui descendait jusqu’à toucher la terre, racler les plaines, frapper les montagnes et faire sonner les corridors des forêts. Après, il remontait au fond des hauteurs.
Jourdan essaya de réveiller sa femme.

— Tu dors ?
— Oui.
— Mais tu réponds ?
— Non.
— Tu as vu la nuit ?
— Non.
— Il fait un clair superbe.

Elle resta sans répondre et fit aller un gros soupir, un claqué des lèvres et puis un mouvement d’épaules comme une qui se défait d’un fardeau.

« Tu sais à quoi je pense ?
— Non.
— J’ai envie d’aller labourer entre les amandiers.
— Oui.
— La pièce, là, devant le portail.
— Oui.
— En direction de Fra-Joséphine.
— Oh ! oui, dit-elle.

Elle bougea encore deux ou trois fois ses épaules et finalement elle se coucha en plein sur le ventre, le visage dans l’oreiller.
— Mais, je veux dire maintenant, dit Jourdan.

Il se leva. Le parquet était froid, le pantalon de velours glacé. Il y avait des éclats de nuit partout dans la chambre. Dehors, on voyait presque comme en plein jour le plateau et la forêt Grémone. Les étoiles s’éparpillaient partout.

Jourdan descendit à l’étable. Le cheval donnait debout.

— Ah ! dit-il, toi tu sais au moins. Voilà que tu n’as pas osé te coucher.

Il ouvrit le grand vantail. Il donnait directement sur le large champ. Quand on avait vu la lumière de la nuit, comme ça, sans vitre entre elle et les yeux, on connaissait tout d’un coup la pureté, on s’apercevait que la lumière du fanal, avec son pétrole, était sale, et qu’elle vivait avec du sang charbonné.

Pas de lune, oh ! pas de lune. Mais on était comme dessous des braises, malgré ce début d’hiver et le froid. Le ciel sentait la cendre. C’est l’odeur des écorces d’amandiers et de la forêt sèche.

Jourdan pensa qu’il était temps de se servir du brabant neuf. La charrue avait encore les muscles tout bleus de la dernière foire, elle sentait le magasin du marchand mais elle avait l’air volonteuse. C’était l’occasion ou jamais. Le cheval s’était réveillé. Il était venu jusque près de la porte pour regarder.

Il y a sur la terre de beaux moments bien tranquilles.

— Si vraiment je l’attends parce qu’il doit venir, se dit Jourdan, il arrivera par une nuit comme celle-là.

Il avait enfoncé le tranchant du coutre au commencement du champ, en tournant le dos à la ferme de Fra-Joséphine et en direction de la forêt Grémone. Il aimait mieux labourer dans ce sens parce qu’il recevait en plein nez l’odeur des arbres. C’est le cheval qui, de lui-même, s’était placé de ce côté.

Il y avait tant de lumière qu’on voyait le monde dans sa vraie vérité, non plus décharné de jour mais engraissé d’ombre et d’une couleur bien plus fine. L’œil s’en réjouissait. L’apparence des choses n’avait plus de cruauté mais tout racontait une histoire, tout parlait doucement aux sens. La forêt là-bas était couchée dans le tiède des combes comme une grosse pintade aux plumes luisantes.

— Et, se dit Jourdan, j’aimerais bien qu’il me trouve en train de labourer.
— Depuis longtemps il attendait la venue d’un homme. Il ne savait pas qui. Il ne savait pas d’où il viendrait. Il ne savait pas s’il viendrait. Il le désirait seulement. C’est comme ça que parfois les choses se font et l’espérance humaine est un tel miracle qu’il ne faut pas s’étonner si parfois elle s’allume dans une tête sans savoir ni pourquoi ni comment. Le tout c’est qu’après elle continue à soulever la vie avec ses grandes ailes de velours.
— Moi je crois qu’il viendra, se dit Jourdan

Et puis, c’est bien vrai, la nuit était extraordinaire. Tout pouvait arriver dans une nuit pareille. Nous aurions beau temps que l’homme vienne.

La vie des plateaux est dure, dure. Peu d’avoine, peu de blé, de la terre à l’œuf, tantôt rouge, tantôt jaune, tantôt pâle, mais jamais noire, jamais grasse, fuyant le doigt, avec une fourniture inhumaine, des herbes qui servent à qui sait qui ? Non, à vrai dire la vie des plateaux est une dureté.

Il était arrivé ici avec Marthe. Il s’attendait bien à du travail. Il avait fait le tour de tout le premier jour, et puis vu, et puis tâté, le vent et tout, la terre, la feuille, la paille et le clapotis du soleil qui à ce moment-là se balançait dans les feuillages du verger. Et il avait dit : ça s’appellera « La Jourdane ». Ça pour se donner du cœur. Tout le temps il faut s’aider soi-même.

Il n’était plus jeune à ce moment-là. Depuis ça faisait onze ans.

Il fit tourner sa bête, il souleva la charrue. Il enfonça le couteau.

— Ah ! Coquet, dit-il, marche que ça va aller à la descente.

Il tournait le dos à la forêt.

Et puis, la vie, la vie et la vie. Pas malheureux, pas heureux la vie. Des fois il se disait… Mais tout de suite, au même moment, il voyait le plateau, et le ciel couché sur tout et loin, là-bas loin à travers les arbres, la respiration bleue des vallées profondes, et loin autour il imaginait le monde rouant comme un paon, avec ses mers, ses rivières, ses fleuves et ses montagnes. Et alors, il s’arrêtait dans sa pensée consolante qui était de se dire : santé, calme, la Jourdane, rien ne fait mal, ni à droite ni à gauche pas de désir. Il s’arrêtait car il ne pouvait plus se dire : pas de désir. Et le désir est un feu ; et santé calme, et tout brûlait dans ce feu, et il ne restait plus que ce feu. Les hommes, au fond, ça n’a pas été fait pour s’engraisser à l’auge, mais ça a été fait pour maigrir dans les chemins, traverser des arbres et des arbres, sans jamais revoir les mêmes ; s’en aller dans sa curiosité, connaître.

C’est ça, connaître.

Et des fois, il se regardait devant la glace. Il se voyait avec sa barbe rousse, son front taché de son, ses cheveux presque blancs, son gros nez épais et il se disait : « À ton âge ! »

Mais le désir est le désir.

Il était arrivé au bout du champ. Le cheval tourna tout seul et recommença à marcher vers la forêt. Ils étaient tous les deux à leur réflexion.

Alors, voilà : ça va durer, et puis la vieillesse, et puis la mort.

Un jour il est allé à la foire de Roume, de l’autre côté de la forêt Grémone. Il y a de ça cinq ans. Il faisait un froid ! Il avait rencontré oncle Silve des Fauconnières, et puis deux autres, un qui était marchand de chevaux et un taillandier avec un éventaire sur le champ de foire. Ils vont boire le coup. Plus par nécessité que par gourmandise. Le froid serrait. Ils se mettent à la table tous les quatre : Jourdan et Silve qui viennent du plateau, le maquignon et le taillandier qui viennent du delà des collines. On se fait faire le vin chaud, on bourre les pipes, on parle. Tant qu’on attend le vin et qu’on a encore le froid qui racle les os, on parle bien comme il faut parce qu’on a envie de quelque chose de simple et qu’on va avoir. Une fois ce désir calmé voilà les autres désirs qui viennent.

Ils étaient restés tous les quatre sans plus rien dire, à fumer les pipes et à regarder autour de soi ; mauvais remède. Puis Jourdan avait vu les yeux de Silve et puis les yeux du maquignon, et puis ceux du taillandier. Il s’était dit : « Si j’ai aussi les yeux comme ça, nous devons être jolis tous les quatre. » Mais dans le café il y avait encore quatre ou cinq tablées et des gaies.

Jourdan chercha le regard de ces hommes qui paraissaient en meilleur équilibre. Et alors il s’aperçut que, dès qu’ils s’arrêtaient de rire ils avaient le même souci au fond de l’œil. Plus que du souci, de la peur. Plus que de la peur, du rien. Un endroit où il n’y a plus ni souci, ni peur ; les bœufs quand ils ont le joug.

« Oh ! se dit-il, c’est une maladie de la terre, comme la maladie des plâtriers dont les doigts tombent ; la maladie des tanneurs qui vomissent leurs poumons ; la maladie des mineurs qui deviennent aveugles ; la maladie des imprimeurs dont les boyaux se nouent ; la maladie des cordonniers, des bouchers, des charretiers, des terrassiers, des maçons, des forgerons, des menuisiers, des marins, des vachers, des flotteurs de bois. Une de ces maladies que donne le travail. Le cœur mourait.

Le taillandier regarda à travers les vitres du café. On voyait la rue.

— Voilà Marion, dit-il.

C’était celle qui tenait la mercerie de la place aux œufs. Une vieille en tablier noir, caraco noir, fichu noir. Elle marchait en faisant des gestes comme pour expliquer quelque chose à l’air devant elle. Elle était saoule.

— Ça fait longtemps qu’elle boit.
— Elle buvait avant la mort de son homme.
— Et avant la mort de sa fille.
— Je te crois, et pendant qu’elle gardait le petit.
— Il est devenu quoi ?
— Ah ! dit le taillandier.
« Il est allé loin, dit-il.
— Delà des mers ?
— Sûr, et delà du reste aussi.
— Il était doux.
— Delà de bien des choses, dit le taillandier. On m’a dit…

Il s’approcha des trois autres et ils avancèrent la tête pour écouter.

— Il soigne les lépreux.
— Les lépreux ?
— Oui.
— Où ?
— Où il y en a.
— Ça ! dit le maquignon.

Oncle Silve regarda Jourdan.

— Et, dit le maquignon, il a appris la médecine ?
— C’est plutôt d’autres soins, dit le taillandier. Tu sais ce que c’est, toi, des lépreux ?
— Guère, dit le maquignon.
— La médecine y fait zéro, dit le taillandier. C’est une maladie qui te fait pourrir. Pourrir en poussière, il paraît. Le vent t’arrache. Tu perds tes doigts, tu perds tes bras. Petit à petit, je veux dire. Tu te sens aller vers rien. Et ça se donne.

Oncle Silve regardait toujours Jourdan.

— Oui, dit Jourdan.

Il ne répondait pas au taillandier. Depuis un moment il lui semblait qu’il entendait chanter une flûte.

Il retourna à la ferme au moment où le soir tombait, et malgré le froid il prit par le long chemin qui fait le tour de la forêt. Il avait besoin de marcher. Il se sentait aller comme dans la danse. Et l’air de flûte était toujours là avec de plus en plus de la précision, et parfois ça montait aigu jusqu’au tonnerre du ciel, et d’autres fois ça redescendait sur la terre et ça s’étendait en musique, comme un large pays avec des ondulations de collines et des serpentements de ruisseau.

— La joie peut demeurer, se dit Jourdan.

Seulement, se dit-il, il faudrait que celui-là vienne.

Il ne pensait pas à ce petit-fils de Marion, à celui-là du delà des mers. Non. Il pensait à un autre, n’importe lequel, il ne savait pas, mais quelqu’un. Il lui avait suffi de savoir que des hommes existaient qui avaient des mains soignantes et qui n’avaient pas peur des grosses maladies qui se donnent.

Un de ceux-là. Voilà ce qu’il fallait. Un homme avec un cœur bien verdoyant.

Et rien que de savoir que celui-là existe on entend le chant de la flûte et l’espoir vous porte même dans les longs chemins qui font le tour des forêts.

Ils s’étaient arrêtés depuis un moment, Jourdan et le cheval, sans se rendre compte. Le temps ne presse pas. Espérer fait peut-être vivre.

Maintenant, les étoiles étaient dans toute leur violence. Il y en avait de si bien écrasées qu’elles égouttaient de longues gouttes d’or. On voyait les immenses distances du ciel.

Il pouvait être à ce moment-là trois heures du matin.

Il finit son sillon. C’était le quatrième. Il tourna encore une fois le dos à la forêt et il commença à descendre le cinquième en direction de la ferme Fra-Joséphine. Il n’y avait rien de changé. Le cheval marchait pareil. Jourdan marchait pareil, l’herbe craquait pareil. Ni les bruits, ni l’odeur, ni la nuit dorée.

Pourtant, il y avait quelque chose. Jourdan la sentait dans son dos. Il n’osait pas regarder. Plus il se forçait pour résister à l’envie de tourner la tête plus il sentait qu’il fallait tourner la tête. Non. Il poussa le cheval.

Déjà, il y avait quelque chose de changé : le froussement plus rapide de la terre fendue par le coutre et le fer du cheval qui tinta contre la chaîne de ridelle.

Au bout du sillon, il se dit : « Maintenant, regarde ! »

Le champ montait jusque vers la forêt, mais là-haut il était arrêté net contre la nuit. Juste sur la ligne on voyait le corps d’un homme. C’était un homme parce qu’il était planté, les jambes écartées et, entre ses jambes, on voyait la nuit et une étoile.

— Monte, cheval, dit Jourdan ; puis à lui-même : « Et il me trouvera en train de labourer…»

L’homme l’attendait.

— Salut, dit-il.
— Salut, dit Jourdan.
— Le temps presse ?
— Le temps ne presse pas, dit Jourdan. Tout vient.
— Et à son heure, dit l’homme.
— C’est mon avis, dit Jourdan.

Puis il abandonna les mancherons de la charrue et il laissa retomber ses bras le long de lui.

— Tu as du tabac ?

Jourdan se fouilla et donna sa blague.

— Je n’ai pas fumé depuis Roume, dit l’homme mais dans la forêt valait mieux pas. Les chênes sont secs.
— Il n’a pas plu depuis Toussaint, dit Jourdan.
— Le pays sent bon, dit l’homme.
— C’est la première fois que tu y viens ?
— C’est la première fois qu’il est devant moi. Une saison j’ai fait la vallée de l’Ouvèze.(Et il traça dans la nuit une ligne avec son doigt du côté de l’est) et une autre saison le maquis dans les collines bleues – il montra le nord.
« J’étais à côté, aujourd’hui j’entre. »

Il se détourna à contrevent pour allumer sa pipe et Jourdan ne put pas voir son visage. Il connut seulement les épaules de l’homme. Une bonne grosseur et qui faisaient bien barrière au vent.

— Je t’ai vu labourer, dit-il. Je me suis dit : mais il laboure ! Alors je suis venu voir.
— Oui, dit Jourdan, ça n’est pas le besoin. La nuit donnait envie.
— C’est quel tabac ? dit l’homme en goûtant la pipe.
— Du gris.
— Mais tu l’as mis dans du grès rouge ?
— Juste, dit Jourdan.
— Je sais les goûts, dit l’homme. Et j’aime bien. Ça fait fontaine.
— Pardon ? demanda Jourdan.
— Le tabac fort, dit l’homme, est déjà épais de lui-même. Si tu le mets dans le grès rouge il sue. Ça fait une sorte d’amitié si tu veux entre le tabac et la pierre et ça donne à la fumée ce goût de bonne vase claire. Tu n’as jamais ramassé une poignée de boue dans une fontaine de source ?
— Non.
— Fais-le et tu verras. Ça a le goût de cette fumée. Sens.

Il lui souffla une bouffée de fumée dans le nez.

— Tu sens ?
— Guère.
— Goûte.

Il lui tendit la pipe.

Jourdan suça le tuyau de la pipe. Elle était encore humide de l’homme.

— Tu sens ?
— Oui maintenant.

Il rendit la pipe.

— Dans le grès bleu, dit l’homme, le tabac prend le goût du fer. C’est comme ça. Je l’appelle du tabac de forgeron. Ça n’est pas précisément le goût du fer. C’est le goût de l’écaille de fer. Tu sais quand on mouille le blanc et puis qu’on le frappe. Les écailles tombent. Voilà, ça sent ça, et encore, pas précisément les écailles qui tombent mais les écailles qui restent collées à la corne de l’enclume. Voilà ce que ça sent, juste.
— Tu as gros goût, dit Jourdan.
— Oui, dit l’homme, et c’est ça l’affaire.
— Le cheval tremble, dit-il au bout d’un petit moment. Il ne faut pas le laisser au repos.
— Où vas-tu ? dit Jourdan.
— Je vais rester un peu avec toi, le temps de fumer cette pipe de bon tabac. Marche, je te suis.

Et voilà que de nouveau Jourdan fait tourner le cheval Coquet et en droite ligne de la ferme Fra-Joséphine le sixième sillon commence.

L’homme marche à côté de la charrue. Il ne parle plus maintenant. Il siffle. Il siffle une chanson qui s’accorde avec tout : le sillon neuf, la nuit de feu, le large du plateau. Il la siffle tout doucement, entre lèvres. Ça a l’air d’être pour lui-même et pour Jourdan. Comme un secret. Et tout de suite Jourdan a reconnu le son de cette flûte qui chantait jusqu’à présent dans sa tête. Voilà que la chanson a pris l’air et que déjà elle est vivante sur le plateau et que le cheval peut l’entendre.

— Alors, dit l’homme, ici ça s’appelle comment ?
— Plateau Grémone.
— Vous êtes nombreux ?
— Une vingtaine.
— Village ?
— Non, des fermes. Là c’est la mienne. Là-bas, Fra-Joséphine. Les autres : la Fauconnière avec ses buis, chez Maurice, Mouille-Jacques. L’autre est au bord même du petit lac, près d’un érable.
— Beaucoup de champs ?
— De larges champs. La terre est bon marché.
— Oui, je vois, vous êtes loin les uns des autres. Commence le septième sillon.
— Tu es seul ? demande l’homme.
— J’ai ma femme.
— Quel âge ?
— En rapport.
— Pas d’enfant ?
— Non.

L’homme siffle encore un petit moment. Mais ça monte.

— Tu aimes ton cheval ?
— Beaucoup.
— Il est vieux ?
— Assez.
— Et tu le gardes ?
— Oui.
— Qu’est-ce que tu dis de cette nuit ?
— J’ai jamais vu la même.
— Moi non plus, dit l’homme. Orion ressemble à une fleur de carotte.
— Pardon ? demanda Jourdan.
— Orion est deux fois plus grand que d’habitude. C’est ça, là-haut. Arrête-toi. Là-haut. Là. Tu vois ?
— Non.
— J’ai jamais su rien désigner, dit l’homme. C’est curieux, ça. On m’en a toujours fait le reproche. On m’a dit : « On ne voit jamais ce que vous voulez dire. »
— Qui t’a dit ça ?
— Oh ! quelqu’un.
— Un couillon, dit Jourdan.
— Mais, dit l’homme, toi non plus tu n’as pas vu Orion.
— Non, dit Jourdan, mais j’ai bien vu la fleur de carotte.
— C’est le cœur pur, dit l’homme ; et la bonne volonté.

À ce moment-là le septième sillon était fini. Il fallait commencer le huitième.

C’était malgré tout difficile à dire.

— Tu n’as jamais soigné les lépreux ? demanda Jourdan.
— Jamais, dit l’homme.

Mais il eut l’air de trouver ça tout naturel. Et ça, c’était bon signe.

Puis il se mit à siffler. Vraiment, il y a des proverbes qui ont été faits par des hommes de la terre, les hommes qui ont vu cent forêts, cent lacs, cent montagnes et cent fois le ciel renversé. Il faut quand même croire qu’ils y connaissaient quelque chose. Un de ces proverbes dit que d’une chose mauvaise une belle ne peut pas sortir.

Le sifflet était beau comme tout.

Il était fait de juste rond. Il allait calme. Il allait juste où il fallait. On sentait qu’il était né d’une tête solide. Il faisait voir le regard de deux yeux placides, des gestes lents, un homme posé sur le large du plateau Grémone avec la stature et la lenteur d’un arbre. Ce n’était peut-être pas un soigneur de lépreux. Mais il y a des hommes prédestinés. Il suffisait peut-être de lui faire voir le mal pour que se réveille en lui l’appétit de soigner.

Et maintenant il fallait commencer le neuvième sillon et la terre montait, et le cheval était fatigué de ce travail de nuit. Et puis c’est curieux comme on se débrouille mal dans les choses surnaturelles : ou qu’on croit. Il y avait déjà ce goût du tabac, ce grès rouge, cette fontaine de source, ce grès bleu et ces écailles de fer. Maintenant, toutes les étoiles étaient vraiment comme des fleurs de carottes. Il avait dit « Orion ». C’est un mot que peu de gens connaissent. Si j’achetais un cheval jeune, je l’appellerais Orion.

Mais il fallait commencer le neuvième sillon. C’était trop important.

— Tu viens rester ici ?
— Non, je passe.
— Tu vas où ?
— Devant moi.
— Ce n’est pas par curiosité, s’excusa Jourdan.
— Je sais, dit l’homme.
— C’est de nécessité, dit Jourdan.

Mais il comprit toute de suite qu’il allait se tromper. Il avait eu envie de lâcher les mancherons de la charrue, d’arrêter le cheval et puis d’expliquer.

Il ne faut jamais expliquer. Ils sont bien plus contents les autres quand ils trouvent tout seuls.

Au contraire, il poussa dans les brancards. Il fit gros dos, il donna sa force, le timon frappa aux jambes du cheval. Le cheval fit trois gros pas, Jourdan aussi, et voilà qu’ils étaient, charrue et tout, en avance sur l’homme comme pour lui dire : si tu pars, bon vent, nous on reste. On n’a besoin de personne. Qui ne risque rien n’a rien.

— Tu pourras toujours rester un jour, dit Jourdan en tournant la tête.
— Pourquoi pas ?
— Au fond, dit Jourdan, je suis seul et la terre est grande. Tu ne connaîtrais pas quelqu’un qui pourrait m’aider ?
— Non.

Pour que le sillon soit bien fait, il aurait encore fallu demander : quel est ton métier ?

Mais, il y avait déjà trop de féerie.

On ne voyait presque plus la graine des étoiles. Elles avaient poussé leurs ramures. Le ciel en était tout verdi. Le jour allait se lever. Il faisait froid. Le vent s’étira. La ferme Fra-Joséphine grogna d’une porte. De chaque côté du champ, le plateau commença à s’élargir. La lumière verte se mit à courir sur lui jusque là-bas au fond contre les montagnes encore noires. De temps en temps, là-haut dans le ciel, passait comme le bruit d’une grosse corde de guitare, puis ça s’éteignait et chaque fois la lumière montait d’un écran.

— Que je le voie, se dit Jourdan.

Il était arrivé en haut du champ. Il arrêta la charrue. Mais il regarda les sabots du cheval. Tous les quatre. Enfin, il se dit : « Voyons » et il se redressa.

C’était un homme aux cheveux pleurants, le front large de trois doigts, la peau dorée, tout rasé et sa peau avait le reflet de la nacre. Des lèvres simples et sans chinoiserie, même un peu minces. Des yeux si clairs qu’on aurait dit des trous. Il pouvait avoir environ trente-cinq ans. Pour le reste du corps, du râble et de l’épaule et le bras bon. Des mains légères, presque mains de filles. C’était un « oui c’est oui et non c’est non » inchangeable. L’aspect d’ensemble était plutôt royal.

— Une supposition, dit Jourdan, que tu restes ici un jour ou deux. Ton patron ne te dira rien.

L’homme sourit. Il avait des dents de loup.

— Et tu t’appelles ?
— Pour la commodité disons « Bobi ».
— Tu bois du café ?
— Tous les matins.
— Viens le boire à la maison. Le jour se lève.

Alors, l’étranger fit tout seul le dixième sillon, et le onzième, et le douzième, et jusqu’au vingt, et tout le champ, et il passa la herse, et il sema, et peut-être même qu’il récolta tout de suite, allez savoir.

Il regarda le pays, sous le ciel d’hiver, quoique propre.

— C’est triste ici, dit-il.

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