Tel Sa M’Baye – Birago Diop
Peut-on à soi tout seul posséder, tout avoir de ce qui peut faire le bonheur d’un homme ?
Peut-on vivre tout seul et se moquer de ce qui peut bien arriver à autrui, parents, voisins et amis ?
Tout au moins un certain temps, accorde-t-on.
Car la chose advint à Sa M’Baye.
Et de nos jours, encore, dans le Pays d’entre M’Baba et Sine, l’on dit d’un homme que ne tracassent ni les rumeurs du village, ni les ennuis de ses gens, qu’il est
« Tel Sa M’Baye
À l’ombre de son Acacia… »
L’acacia de Sa M’Baye n’était ni en bordure de sente ni sur la frange d’une haie mitoyenne.
Tel le jeudi au ventre de la semaine, il était au beau milieu de son champ.
Woudé-le-Cordonnier ne pouvait sans l’assentiment de Sa M’Baye s’aventurer à aller gauler ni ramasser les gousses gorgées de tanin, cosses et graines, de l’acacia de Sa M’Baye.
L’Acacia de Sa M’Baye
était bien à Lui…
Et l’ombre sans failles de son feuillage touffu ne pouvait être l’objet de litige ni prétexte à querelles avec les voisins les plus chicaniers aux plus chaudes journées de canicule.
Cette ombre que le Soleil n’arrivait à aucun moment de sa course à chasser du pied de l’arbre, et qui aussi était bien à Sa M’Baye, s’étendait le jour durant comme un couvercle protecteur sur une séyane, un trou à l’eau limpide, fraîche et intarissable,
Et la Séyane aussi
était bien à Sa M’Baye…
Le temps des durs labeurs était passé. On avait depuis longtemps dessouché, défriché, brûlé, sarclé et semé.
Après avoir défriché et dessouché, et avant d’avoir brûlé, sarclé, ni semé, Sa M’Baye avait traîné la moitié d’une matinée au pied et à l’ombre de son acacia, tout près de sa séyane, une immense bûche.
Et la Bûche aussi
était bien à Sa M’Baye.
Le temps des semailles était passé. Le Ciel avait été généreux et les pluies avaient en suffisance répondu aux vœux et comblé les prières de ceux qui avaient semé des graines et planté des boutures.
L’ardeur au travail des jours de labours n’avait pas, c’est certain, été la même tout le temps chez tous les maîtres des champs et chez leurs aides, grands et petits, hommes et femmes. La Terre n’avait pas été partout également grasse et pareillement féconde. L’aspect d’opulence de tout ce qui avait poussé, n’était donc pas le même ; mais toute la récolte s’annonçait bonne, excellente même, celle enfouie en terre, arachides, manioc, patates ; comme celle qui ondulait aux vents légers du soir, mil et maïs, ou frissonnait à la rosée de l’aurore, haricots et oseilles.
Le champ de Sa M’Baye était parmi les plus beaux. La Terre en était boursouflée à craquer par les tubercules de patates que recouvrait le tapis encore vert des feuilles déjà jaunissantes en maints endroits.
Les patates de Sa M’Baye, sans doute d’une variété hâtive, dans un sol certainement plus gras et plus nourrissant qu’ailleurs, mûrissaient beaucoup plus tôt que la récolte des autres champs proches ou éloignés…
Sa M’Baye, ce jour-là, avait tâté la terre plusieurs fois et en plusieurs endroits aux quatre coins et au cœur de son champ.
Avant le crépuscule, il avait ramassé des brindilles qu’il avait entassées jouxte le flanc de l’immense bûche couchée depuis la lune des labours au bord de sa séyane à l’eau limpide, fraîche et intarissable, au pied de son acacia.
Le feu qu’il avait mis au tas de brindilles léchait déjà profondément le flanc de sa bûche quand Sa M’Baye quitta son champ pour retourner au village aux dernières lueurs du jour.
Le Ciel ne s’était pas encore complètement lavé le visage. Le dernier coq avait à peine fini de replier ses ailes après avoir lancé son premier cri, que Sa M’Baye, sortant ce lundi de sa demeure, en bouclait solidement la porte, et une bouilloire à la main droite, une peau de prières sous l’aisselle gauche, s’en était allé à l’aube au milieu de son champ.
La grosse bûche près de la séyane avait lentement brûlé la nuit durant et avait fourni des cendres encore chaudes, couvant une braise juste assoupie au cœur
de la grosse bûche
qui était aussi à Sa M’Baye.
Sa M’Baye avait déroulé sa peau de prières,
car la peau de prières aussi
était bien à Sa M’Baye,
une véritable ilvich maure de Boutilimit, épaisse de trois mains et aussi moelleuse que sept couvertures de laine superposées.
Il l’avait étalée près du bord de la séyane à l’eau limpide, fraîche et intarissable ; à côté de la grosse bûche aux cendres toujours chaudes, couvant la braise juste assoupie et à portée de main des premières buttes de patates de son champ maintenant mûr pour la récolte.
Il avait déterré quelques patates qu’il avait enfouies dans les cendres toujours chaudes couvant la braise juste assoupie ; et puis il s’était étendu sur sa peau de prières après avoir plongé sa bouilloire dans sa séyane et puisé de son eau limpide et fraîche.
Le Soleil marquait à peine l’ombre sans failles du feuillage touffu de son acacia, que Sa M’Baye, se relevant légèrement, le corps appuyé sur son coude gauche, retirait des cendres toujours chaudes, pelait soigneusement les patates rôties à point et appréciait en bon connaisseur et en légitime propriétaire le produit de son champ, le fruit de ses journées de labeur. Une longue et bruyante gorgée de l’eau limpide et fraîche de la séyane, versée de la bouilloire, faisait descendre de la langue à l’estomac les bouchées de pâte de patate qui s’attardaient dans sa poitrine.
D’autres patates avaient été aussitôt enfouies dans les cendres toujours chaudes. La bouilloire s’était à nouveau emplie de l’eau limpide et fraîche de la séyane et Sa M’Baye s’était rallongé sur sa peau de prières.
Le Soleil continuant sa montée avait atteint le sommet de l’acacia. Il s’était attardé à fouiller vainement le feuillage touffu ; puis déçu, il amorçait sa descente.
Sa M’Baye s’était relevé légèrement, s’était fortement appuyé sur son coude gauche ; avait retiré des cendres toujours chaudes les patates rôties à point… La bouilloire vidée, avait été redescendue dans le trou de la séyane et avait été remontée pleine d’eau limpide et fraîche, et les bouchées de patate avaient docilement suivi sous la poussée des longues gorgées le chemin aveugle du ventre de Sa M’Baye.
— Mo ! Ana Sa M’Baye ? (Où est donc Sa M’Baye ?)
— Qui a vu Sa M’Baye aujourd’hui ?
— Sa demeure est aussi silencieuse que le cœur de la Forêt…
Au village l’on s’était inquiété du calme et du silence qui régnaient dans la maison de Sa M’Baye dont la porte était restée close après l’aube et le jour durant.
L’horizon s’était depuis longtemps nivelé, formes et couleurs, et Sa M’Baye n’avait rejoint ni sa demeure ni le village où sous l’arbre-à-palabres plus d’une conversation avaient été interrompues par la question :
— Mais où donc est passé Sa M’Baye ?
Certains avaient pensé à un départ brusqué pour une affaire impérieuse. Car nul n’avait plus ou n’avait encore rien à faire aux champs où le Ciel achevait de faire mûrir ce que les hommes avaient confié à la Terre. Surtout un lundi, jour de répit et de repos entre tous les jours pour les cultivateurs vieux et jeunes.
« Pourtant, se disaient même les moins sages, on n’abandonne pas une récolte si prometteuse, ne serait-ce qu’une journée, sans en confier la garde aux parents et voisins. »
Et chacun de s’enquérir et de s’inquiéter :
— Où est donc Sa M’Baye ? Où donc est passé Sa M’Baye ?
Et garçons et filles en avaient déjà fait un jeu, rythmant et scandant la question :
Où est donc Sa M’Baye ?
Où donc est passé Sa M’Baye ? ? ?
Sa M’Baye était au milieu de son champ, sous le feuillage touffu de son acacia, à côté de sa séyane à l’eau limpide, fraîche et intarissable ; près de sa grosse bûche qui se consumait lentement en braises assoupies que recouvraient les cendres toujours chaudes où rôtissaient dans leur peau ses patates douces.
Le lendemain à l’aube, pas de Sa M’Baye à la prière de Fadjar, ni à celle de Yor-Yor.
La porte de sa demeure était toujours bouclée de l’extérieur. Donc Sa M’Baye n’était pas rentré chez lui de la nuit, ou bien — c’était moins certain — en était reparti avant le réveil du Village.
— Mais où donc est passé Sa M’Baye ? demandaient les jeunes aux vieux et les femmes aux hommes.
Au milieu du jour on avait enfin décidé d’envoyer quelques enfants du côté des champs et de moins jeunes plus loin que les champs bien qu’aucun chien n’eût hurlé à la mort durant la nuit écoulée. Mais l’on ne savait jamais…
Les enfants étaient revenus, suant et soufflant, sous l’arbre-à-palabres, dire que Sa M’Baye était aux champs.
Qu’avait bien pu faire, que pouvait bien faire Sa M’Baye aux champs tout un jour, une nuit entière et la moitié d’une journée, s’ahurirent vieux et jeunes, hommes et femmes, chez qui l’étonnement avait pris a place de l’inquiétude.
Et presque tout le village, comme aux jours de labours, s’en fut aux champs et trouva au milieu du sien Sa M’Baye,
Sa M’Baye
Sur sa peau de prières
Sous son acacia
Près de sa séyane
À côté de sa bûche
Rôtissant ses patates douces…
L’étonnement qui avait remplacé l’inquiétude cédait maintenant le pas à l’indignation :
— Mo ! Sa M’Baye ! Li lane la ? (Dis ! Sa M’Baye ! Que signifie ceci ?)
Sa M’Baye s’était relevé légèrement. Il s’était fortement appuyé sur son coude gauche. Dévisageant parents, amis et voisins, il avait expliqué :
— C’est que je n’ai nul besoin chez personne !
— (Da Ma amoul sokhela tji kène !)