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Que de fois… – Fernando Pessoa

Que de fois… – Fernando Pessoa

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Il est des souffrances intimes dont nous ne savons pas distinguer, tant elles contiennent d’éléments subtils, et comme infiltrés, si elles relèvent de l’âme ou du corps, et si elles reflètent notre malaise devant la futilité de la vie, ou si elles résultent de l’indisposition de l’un de nos abîmes organiques —foie, estomac ou cerveau. Que de fois j’ai senti s’obscurcir la conscience ordinaire que j’ai de moi-même, dans les troubles sédiments d’une anxieuse stagnation ! Que de fois exister m’a-t-il fait mal, nausée à ce point confuse que je ne peux discerner s’il s’agit de dégoût de la vie ou d’un début de vomissement ! Que de fois…

Mon âme aujourd’hui est triste jusqu’à mon corps. Je me fais mal tout entier, à la mémoire, aux yeux, aux bras. C’est comme un rhumatisme dans tout ce que je suis. Mon être n’est pas influencé par la clarté limpide du jour, vaste ciel d’un bleu pur, marée suspendue de lumière diffuse. Je ne suis nullement égayé par la brise légère et fraîche, automnale comme si le plein été se faisait encore sentir, qui donne de la personnalité à l’air ambiant. Rien ne m’est rien. Je me sens triste, mais non pas d’une tristesse définie — ni même d’une tristesse indéfinie. Je me sens triste là, au-dehors, dans la rue jonchée de poubelles.

Ces expressions ne traduisent pas exactement ce que j’éprouve, parce que, sans aucun doute, rien ne peut traduire exactement ce que nous éprouvons. Mais j’essaye de communiquer, d’une façon ou d’une autre, l’impression de ce que je ressens —, mélange, aux modes variés, de moi-même et de la rue qui me demeure étrangère mais qui, du fait que je la vois, m’appartient aussi, d’une manière intime que je ne saurais analyser, et qui fait ainsi partie de moi.

J’aurais voulu vivre, différent, en des pays lointains. J’aurais voulu mourir, différent, sous des bannières inconnues. J’aurais voulu être proclamé empereur à d’autres époques, plus belles aujourd’hui de n’être pas d’aujourd’hui, réduites à de vagues reflets et à des taches de couleur — inédites, énigmatiques. J’aurais voulu tout ce qui peut rendre ridicule l’homme que je suis, justement parce que cela me rendrait ridicule. J’aurais voulu, ah ! comme j’aurais voulu… Mais il y a toujours du soleil quand le soleil brille, il fait toujours nuit quand la nuit descend. Il y a toujours la peine quand cette peine nous fait mal, et toujours le rêve quand le rêve nous berce. Il y a toujours ce qu’il y a, et jamais ce qu’il devrait y avoir, non parce que ce serait mieux ou pire, mais parce que ce serait différent. Il y a toujours…

Dans la rue pleine de poubelles, les éboueurs avancent en nettoyant la chaussée. Un à un, au milieu des rires et des plaisanteries, ils placent les poubelles sur des charrettes. De là-haut, posté à la fenêtre de mon bureau, je les vois à mon tour, de mes yeux lents aux paupières assoupies. Et quelque chose de subtil, d’incompréhensible, relie ce que j’éprouve au travail de ces hommes affairés ; quelque sensation inconnue transforme en poubelle tout cet ennui, cette angoisse, cette nausée, la soulève d’un coup d’épaule, entre deux blagues, et la lance sur une charrette absente. Et la lumière du jour, sereine comme toujours, vient luire obliquement, car la rue est étroite, sur l’endroit où on enlève les poubelles — non pas exactement sur elles, car elles se trouvent dans l’ombre, mais sur le coin de rue, là-bas, où les garçons de course sont affairés à ne rien faire, dans une active indétermination.

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